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toujours une grande part, comme président, avec des collègues tels que MM. la Harpe et Pilet, était pour lui, presque chaque année, l'occasion d'un discours où il se plaisait à mettre en lumière quelque grave question du moment : Genève et Oxford, le Luthéranisme et la Réforme, la Critique et la Foi, etc. On n'a pas oublié le beau discours qu'il prononça, le 6,septembre 1861, dans l'église de Saint-Pierre, à la conférence des chrétiens évangéliques de tous pays (1). Calvin en était le sujet, qu'il reprit avec un nouvel éclat, le 26 septembre 1867, lors de l'inauguration de la Salle de la Réformation, qui a depuis entendu tant de voix éloquentes et vénérées. Dans l'austère réformateur, plus épris du devoir que du droit, il préconisait un des fondateurs de la liberté moderne, selon cette profonde parole de Tocqueville : « Si l'homme n'a pas de foi, il faut qu'il serve, et s'il est libre, qu'il croie (2). »

L'achèvement de l'Histoire de la Réformation était désormais l'unique ambition de l'historien, dont l'ardeur semblait croître avec l'âge. En 1869, il avait publié un cinquième volume, le dixième de son œuvre totale, où revivaient l'Angleterre dans la catastrophe d'Anne Boleyn, Genève dans sa définitive séparation de l'Eglise de Rome, prélude de sa grandeur, l'Italie dans une de ses plus illustres cours, passagèrement ouverte à la prédication de l'Evangile. Les dernières pages de ce volume amènent à Genève (juillet 1536) « ce Français » (iste Gallicus) dont le nom retentissant bientôt à tous les échos du siècle, va devenir le symbole de la révolution consommée sans retour dans la cité du Léman, et propagée avec la double autorité de la foi et du génie dans les divers Etats de l'Europe occidentale. M. Merle d'Aubigné n'aspirait qu'à résumer la grande vie, plus remplie de travaux que de jours, qui forme un si glorieux pendant à celle de Luther. Il trouvait

bien-aimés, je me sens moins affligé de leur perte que réjoui à la pensée de les revoir bientôt. » Il aimait les enfants. Sa voix, naturellement grave et forte, prenait avec eux, dit M. Duchemin, des tons d'une douceur infinie. Il avait eu à pleurer sur plus d'un berceau!

(1) Caractère du Réformateur et de la Réformation de Genève. In-8°, 1862. (2) Jean Calvin, un des fondateurs des libertés modernes. In-8°, 1868.

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dans le succès de son premier ouvrage traduit dans toutes les
langues du monde civilisé, à son foyer rajeuni où était venue
s'asseoir une nouvelle compagne, courageusement associée à
tous ses labeurs, un puissant encouragement à terminer le
livre qui était comme l'enfant chéri de sa vieillesse; 'nobles
études, saintes ambitions, qui s'harmonisent si bien avec le
soir de la vie ! L'heure seule a manqué à ce pieux dessein, et
les nombreux amis, les admirateurs, les disciples qui en atten-
daient la réalisation en tant de contrées de l'ancien et du nou-
veau monde, ont appris tout à coup, avec un saisissement
égal à la vivacité de leurs regrets, la fin soudaine de l'éminent
historien qui n'a pour ainsi dire posé la plume que pour passer
de ce monde à l'autre. « Tandis que, nous écrivait M. Eugène
de Budé, tant d'hommes distingués voient leurs facultés fai-
blir, et leur corps s'affaisser sous le poids des années,
l'épreuve du déclin a été épargnée à celui que nous pleurons.
Il est mort à soixante-dix-neuf ans, en pleine vigueur intel-
lectuelle, justifiant ce mot du sage: Laboremus! Il est tombé
tout entier, comme un chêne, ou pour parler le langage des
saintes Ecritures: Il ne parut plus parce que Dieu le prit;
image frappante de ce glorieux départ ! »

On suit avec un religieux intérêt les derniers instants de
cette noble existence, qui n'a pas connu les langueurs de la
maladie et les lentes approches de la mort. Le matin du
şamedi, 19 octobre 1872, M. Merle d'Aubigné avait donné sa
leçon ordinaire à l'Ecole de théologie de l'Oratoire. Il se
remit au travail dans l'après-midi. Sentant un peu de fa-
tigue, il sortit pour prendre l'air devant la porte de sa
maison. Il serra la main à un ami, et en réponse à uné
question sur son ouvrage : « Je touche, dit-il, au moment
solennel, l'excommunication des libertins; » et il discuta le
sujet avec une parfaite lucidité. Puis il ajouta : — « Je re-
tourne au travail, adieu. Je compte non pas les minutes,
mais les secondes ! » Le lendemain dimanche fut, dans la plé-
nitude du sens chrétien, un jour de repos et de sérénité. Le

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soír il présida au culte de famille, en insistant sur le prix infini de la grâce divine, et il rédigea un appel en faveur de la mission de Syrie. Vers onze heures, il se retira pour se livrer au repos, sans éprouver aucun malaise qui pût faire pressentir une fin prochaine. Le lendemain, 21 octobre, il ne se réveilla pas... Ses yeux fermés pour le monde des apparences, s'étaient rouverts dans le séjour des réalités éternelles !

L'Eglise, l'académie, la cité tout entière s'unirent au deuil de la famille, privée du chef illustre dont la gloire était le patrimoine sacré de tous. Ce deuil trouva de touchants interprètes dans M. le pasteur Duchemin et les principaux collègues du défunt, que des allocutions émues et de beaux chants religieux, dont un composé par lui-même, accompagnèrent à sa dernière demeure, dans le cimetière de Cologny. C'est là que repose, non loin de cette maison des EauxVives, sa résidence aimée des bords du lac, l'éminent écri- vain, le docteur vénéré, le chrétien fervent et austère, qui ne fut pas seulement l'historien de la rénovation du XVI° siècle, mais qui en fut pour ainsi dire le témoin par la conformité de sa foi et de sa vie avec celle des grands athlètes dont il a retracé les combats et les victoires. Il semblait lui-même comme l'un d'entre eux, au milieu de la génération un peu amollie à laquelle il rappelait les mâles vertus et les grands exemples d'un temps si différent du nôtre. Là est le secret de cette intuition puissante qui, mieux que sa belle intelligence et sa forte imagination, lui a permis de faire revivre ces triomphateurs du monde spirituel dont il sentait en lui les aspirations et les douleurs. Si, comme historien, M. Merle d'Aubigné n'a que rarement atteint à la perfection littéraire de l'art, privilége d'un petit nombre d'élus, il en a obtenu les meilleurs et les plus durables effets sur des centaines de milliers de lecteurs, de toute nation et de toute langue, initiés par lui aux origines de leur foi et aux luttes de ces héros de la conscience qui s'appellent Wiclef, Jean Huss,

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Luther, Zwingle, Farel, Calvin, et dont la salutaire impulsion se fait encore sentir au milieu des incertitudes et des défaillances de la société moderne. Les images qu'il en a tracées vivront autant que ces glorieux noms dans les contrées' où dominent les croyances de la Réforme, dans les colonies où le culte en esprit enfante chaque jour des Etats libres et prospères. Déjà, par le prestige de la distance qui égale celui du temps, l'historien a pu voir de son vivant commencer pour lui la postérité sur ces lointains rivages où l'homme, seul en présence de Dieu, sent davantage sa faiblesse et sa grandeur. De la Tamise au Gange, de l'Australie au Canada, son œuvre est populaire, et le pionnier, américain porte avec lui dans les solitudes inexplorées, comme un cordial tout-puissant, ces deux livres qui se complètent l'un l'autre La Bible et l'Histoire de la Réformation.

JULES BONNET.

BIBLIOGRAPHIE

LA CARICATURE ET LA RÉFORME

M. Champfleury vient de publier, dans la Gazette des Beaux-Arts (1er novembre 1873, p. 404, et 1er janvier 1874, p. 28), une intéressante étude sous ce titre De quelques estampes satiriques pour et contre la Réforme.

On sait que l'humoristique auteur de tant de romans fort goûtés s'est voué à d'intéressantes et sérieuses recherches sur la caricature, qu'il définit : « l'art historique, se rapportant plus directement que le grand art, aux mœurs et coutumes du passé. »

La caricature avait été hybride et confuse au moyen âge; mais, au moment de la Réforme, trouvant un adversaire considérable, l'Eglise, elle se dégagea d'un vague symbolisme, et, avec l'énergie grossière de ce temps et des mœurs du peuple germanique où se développa l'esprit nouveau, la caricature saisit corps à corps ses adversaires, et devint, dans les deux camps, une arme puissante et multiple pour l'attaque et pour la défense.

La Mappe romaine, pamphlet publié à Londres par La Ceriser, en 1623, offre un frontispice représentant l'Oiseleur romain tendant ses filets pour prendre et réduire les révoltés et les rebelles; puis la Fournaise romaine, à laquelle des moines apportent du bois pour y brûler princes et chevaliers; la Conception romaine, la plus hardie de toutes, représentant le Pape en mal d'enfant, entouré de sa cour et accouchant de foudres, pieusement recueillies en un vase par les princes de l'Eglise.

Luther publie en 1545 la Représentation de la Papauté. Cranach le père illustre ce pamphlet, et y grave le diable mettant au monde pape et cardinaux. Une furie allaite le petit pape; les deux autres mégères l'aident à marcher; le pape foule aux pieds, un peu plus loin, l'empereur Henri II, agenouillé devant lui, et les légendes expliquent le sens pourtant si clair de la soumission du temporel au spirituel. Un peu partout les plus sales injures sont de mise : les facéties scatologiques sont l'arme où se délecte la passion dans les deux camps, et dans les Propos de table, de Luther, publiés par Michelet en 1835, on voit souvent la trace des préoccupations satiriques du réformateur. Il employait contre ses adversaires les moyens les plus grossiers, parce qu'ils étaient aussi les plus facilement compris des masses qu'il voulait émouvoir et entretenir dans des idées hostiles à la papauté.

Mais, avant Luther, à côté et en dehors de lui, la révolte contre l'Eglise se manifestait par l'injure et par le dessin. De grossières images sur bois passaient de main en main et contribuaient aussi au but que se proposaient des artistes plus habiles, tel que l'inconnu qui a gravé les figures de l'Antithesis figurata vitæ Christi et Antechristi. L'Antechrist, c'est le pape; l'opposition est caractérisée par l'humilité et la pauvreté du Christ, mises en regard de la pompe et du pouvoir du pape.

La caricature occupait une si large place dans la lutte engagée, que l'historien catholique de Luther, pour ne rien dire de plus, M. Audin, a intitulé un des chapitres de son livre sur Léon X: Du rire, employé par la Réforme comme moyen de propagande. Sans s'arrêter à ce qu'il y a de malveillant dans cette importance donnée à un procédé secondaire de discussion, il est incontestable que Luther n'ignorait pas le parti qu'un polémiste peut tirer de l'injure joyeuse. Il a cherché plus d'une fois à mettre les rieurs de son côté, et traitait volontiers « d'ânes anissimes » ses adversaires les théologiens de Leipzig et d'autres universités.

M. Audin attribue à Luther, sur des conjectures plutôt que sur

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