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SOCIÉTÉ DE L'HISTOIRE

DU

PROTESTANTISME FRANÇAIS

VINGT-TROISIÈME ANNÉE

«< O Eternel, dirige l'œuvre de nos mains. »

(Psaume XC.)

Ce vœu du Psalmiste revient plus frappant au terme de chacune des périodes annuelles, qui sont comme les étapes de notre carrière historique. Combien nous sera-t-il donné d'en parcourir encore?....... Que du moins chacun de nos pas y laisse une trace utile et durable! Les années se succèdent sans épuiser la mine de documents originaux qui doivent former les assises de notre histoire. Un nouveau filon vient de s'ouvrir à Stuttgart, et nous espérons pouvoir offrir prochainement à nos lecteurs les prémices des précieuses correspondances conservées dans les archives du Wurtemberg. D'importants documents conservés à Paris, à Thouars, à Genève, seront aussi mis au jour. En continuant notre tâche, à la fois patriotique et religieuse, nous croyons réaliser le vœu de notre illustre président honoraire, qui s'exprimait ainsi dans une solennité récente : « Nous avons vécu, et nous vivons au milieu des ruines. N'en faisons plus; n'en supportons plus; n'en permettons plus !..... Appliquons-nous à préserver ce qui reste sur le sol de la France de nos lois, de nos mœurs et de nos monuments. » Dans cet héritage du passé fidèlement transmis à l'avenir, notre part, à nous protestants français, n'est pas la moins belle; ne laissons se perdre aucune parcelle de nos trésors.

XXIII. 1.

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ÉTUDES HISTORIQUES

UN MAGISTRAT BERNOIS DU XVI© SIÈCLE (1)

Sur un Album amicorum, couvert de pieuses sentences et de signatures illustres, je lis, à la date du 23 mai 1583, un nom qui se rencontre plus d'une fois dans la correspondance. de Calvin, et qui mérite de fixer l'attention de l'histoire. Issu de ce patriciat bernois qui porta si haut la gloire de la vieille Helvétie, un des derniers survivants de la génération d'élite qui compta pour chefs les deux Négueli, Louis et Jacques de Diesbach, Franz Mullinen, l'homme dont je vais retracer la vie ne ressentit pas seulement les généreuses ardeurs du patriotisme et de la religion dans une de ces époques fécondes d'où sort, pour ainsi dire, un monde nouveau; il connut un sentiment bien rare à cette époque : il sut pratiquer le respect des droits de la conscience, alors que les meilleurs de ses contemporains, méconnaissant un principe sacré, maintenaient le droit du glaive contre les idées, et perpétuaient ainsi, par la répression de l'erreur, le martyre de la vérité dont ils se croyaient les seuls interprètes. A ce titre, la vie de Nicolas Zurkinden offre d'utiles leçons, ne fût-ce qu'en montrant l'infirmité de l'esprit humain, qui mêle toujours l'ivraie au froment dans sa moisson séculaire, et stérilise, par ses inconséquences, ses plus pures conquêtes.

Nicolas Zerkintès, ou Zurkinden, naquit dans les premières années du XVIe siècle (2). Il était fils naturel de Nicolas Zur

(1) En écrivant pour la première fois une notice biographique, qui n'existe ni`en latin ni en allemand, je dois exprimer ma reconnaissance à M. le chancelier Maurice de Sturler, qui m'a fourni de précieuses notes recueillies dans les archives de Berne, confiées à sa direction aussi bienveillante qu'éclairée.

(2) D'après l'Album amicorum, où son nom est inscrit, il dut naître en 1506.

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kinden, sénateur et banneret bernois, qui lui légua en mourant la meilleure part de sa fortune, et le confia aux soins du chancelier Nicolas Schaller, chargé de pourvoir libéralement à son éducation (1). Schaller fut un père pour l'enfant doublement orphelin confié à sa sollicitude, et qui rachetait par les plus aimables qualités le tort de sa naissance. L'école de Berne était alors florissante. A Michel Rottli (Rubellus) venait de succéder, comme principal, Jean Melchior Rot, dit Wolmar, également originaire de Rothvyl en Souabe, et destiné, dans les écoles françaises, à une éclatante célébrité (2). Le futur maître de Calvin à l'université de Bourges fut, à Berne, le professeur de Zurkinden, qui garda le souvenir le plus reconnaissant de ses leçons. Après de solides études, particulièrement tournées vers les langues anciennes et le droit, Nicolas Zurkinden se fit recevoir notaire, condition indispensable pour arriver aux plus hautes fonctions de l'Etat, en dehors des priviléges réservés à l'aristocratie. Il trouva d'ailleurs la plus sûre des protections dans sa droiture d'esprit, ses talents, et surtout dans la connaissance approfondie qu'il avait acquise des trois langues latine, française et allemande. La première était celle des savants, formant, grâce à la communauté du langage, une sorte de république intellectuelle qui embrassait toute l'Europe. Les deux autres étaient parlées dans les terres soumises à la domination bernoise, et dont les révolutions du siècle allaient élargir singulièrement les limites.

Une ère nouvelle s'ouvrait pour la Suisse, à la voix de Zwingle, d'Ecolampade et de Haller, réveillant les âmes d'un long sommeil, et rappelant l'Eglise à sa divine mission. La Réforme, victorieuse sur les rives de l'Aar, fut bientôt prêchée dans la vallée du Rhône, et Genève, adoptant le culte nouveau, s'affranchit du double joug des pontifes romains et des ducs de Savoie. Les démêlés de Charles III et de Fran

(1) Testament du 27 janvier 1509. Communication de M. de Sturler.

(2) Notes de M. de Sturler. De 1518 à 1525, Wolmar dirigea le collége de Berne.

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çois Ier ne favorisèrent pas peu son indépendance, qui devait 'être soumise à de rudes épreuves. Grand était son péril (janvier 1536), si la seigneurie bernoise ne lui fût venue en aide par l'envoi de son plus valeureux capitaine, Franz Négueli, qui n'eut qu'à paraître pour délivrer les Genevois, et conquérir les deux rives du Léman à Berne et à l'Evangile (1). Du château de Chillon, témoin de la captivité de Bonnivard, aux gorges de l'Ecluse, tout reconnut l'autorité de la puissante république, qui faisait habilement concourir la politique et la religion à l'agrandissement de ses territoires. Le pays de Vaud, ravi à Charles III, avec Thonon, Evian, fut divisé en un certain nombre de bailliages, auxquels il fallait de sages administrateurs. Zurkinden était naturellement désigné pour de telles fonctions. Membre du conseil souverain en 1528, substitut à la chancellerie d'Etat en 1531, préposé à la commanderie teutonique de Sumiswald en 1532, secrétaire d'Etat en 1534, chacun de ses pas est marqué par d'importants services. Dans la pratique des affaires, il sait unir une expérience consommée au respect du juste qui rend seul les dominations durables. Aussi fut-il nommé, dès 1537, bailli de Bonmont, dans le pays de Gex, et sept ans après, de 1544 à 1547, préfet de Nyon, sur les bords du lac (2).

C'est à cette époque que se rattachent les premières relations de Zurkinden avec un célèbre réfugié, que les persécutions du Saint-Office italien avaient amené à Berne, où il fut nommé directeur du collége de Lausanne. C'est à Zurkinden que Curione dédie son livre des Paradoxes, ce touchant commentaires des Béatitudes composé par le réformateur proscrit sur la route de l'exil. « C'est à toi, cher Nicolas, que je dédie cet opuscule né dans mes tristes pérégrinations. Il est juste, en effet, que celui dont l'hospitalité m'accueillit si généreusement dans les vicissitudes de ma vie errante, en recueille

(1) Il faut lire les détails dans le beau récit de M. Vulliemin, Histoire de la Confédération suisse, t. XI, 1. vIII.

(2) Notes communiquées par M. de Sturler.

quelques fruits (1). » Zurkinden va se peindre, avec sa modestie et sa candeur, dans sa réponse à Curione : « Je n'ai pas été peu effrayé, cher Celio, à la vue de l'épître dédicatoire que tu as placée en tête de ton écrit. Quoique je n'eusse aucun doute sur la sincérité de tes sentiments, je craignais cependant que, cédant à la coutume, tu ne fisses de moi un éloge trop peu mérité, car je n'ai d'autres mérites que ceux de tout bon citoyen qui sert fidèlement son pays. La lecture de ton ouvrage, dont la préface est exempte d'adulation, et où tout respire le savoir, la piété, uniquement tournés vers les choses du ciel, a dissipé mes craintes, et rendu la sérénité à mon front. Je te remercie de m'avoir jugé digne de te lire, moi qui ne suis point un érudit, et qui possède à peine les premiers éléments des lettres. Continue, je t'en prie, ces bons offices, qui plaisent aux doctes, réjouissent les esprits religieux, et me rendent moi-même plus savant. J'aime à voir une direction de la Providence dans le choix qui m'appelle à la préfecture de Nyon. Je serai ainsi plus près de toi, de Viret et de Lecomte, et, stimulé par vos exemples, vos leçons, je ferai quelques progrès dans la science et la vertu (2). »

Un lien plus intime allait s'établir entre Zurkinden et Curione. Le préfet de Nyon voulut donner un témoignage public de son estime au réfugié en lui confiant l'éducation de son fils, le jeune Samuel Zurkinden. « J'estime, lui écrit-il, mon enfant très-heureux d'être venu dans un temps où il peut t'avoir pour précepteur (3). » La simplicité des mœurs antiques se reflète, non sans charme, dans les détails qui suivent. Samuel doit porter avec lui son trousseau, et même' ses couvertures de lit, pour ne causer aucun embarras à son hôte. Rien de plus frugal que sa nourriture, conforme aux`

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(1) « Par enim est ut quo hospite in ipsa peregrinatione humanissimo usus sum, ad eum peregrinationis fructus aliquis perveniat. » Paradoxa duo, in-12. Bâle, 1543.

(2) « Eoque magis potero vestra opera, extimulatione et exemplo, gradum aliquem me dignum ad meliora facere. » Zerkintes Curioni, dans le recueil des Opera Olympiæ Moralæ, édit. de 1570, p. 304, 305.

(3) « Felicem esse ratus sum quod in tua tempora incidisset, teque præceptore aliquando posset uti. » Zerkintes Curioni, Ibid., p. 305, 306.

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