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SOCIÉTÉ DE L'HISTOIRE

DU

PROTESTANTISME FRANÇAIS

ÉTUDES HISTORIQUES

LES DÉBUTS DE LA RÉFORME A STRASBOURG (1)

Le 31 octobre 1517 Luther afficha ses 95 thèses contre le trafic des indulgences à la porte de la cathédrale de Wittemberg. Cette année, généralement admise comme date de la Réformation, fut signalée en Alsace par une cruelle famine. Les récoltes avaient manqué, la misère était grande; mais pendant que l'on faisait des pèlerinages pour implorer la miséricorde de Dieu, le clergé vivait dans l'abondance et les délices. Ses caves et ses greniers étaient bien garnis, et lorsque le quart de boisseau de froment se vendait 18 schellings (0,90), prix inouï à cette époque, le blé des gens d'Eglise exporté secrètement en France, y était

(1) Le fragment suivant est emprunté à une histoire manuscrite de la Réforme à Strasbourg, confiée en dépôt à la Bibliothèque du Protestantisme français par un pasteur de l'Alsace. En reproduisant ces premières pages d'un écrit composé avec les documents originaux, dont quelques-uns ont disparu dans une catastrophe récente, on ne peut que faire des vœux pour la publication d'un livre qui comblerait une lacune dans notre littérature religieuse. (Réd.)

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vendu au prix le plus élevé. Le Sénat de Strasbourg invita les membres des chapitres à prendre pitié des souffrances du peuple; mais ce fut en vain. Cette conduite si peu chrétienne augmenta le mécontentement général. On n'entendait que plaintes de la vie scandaleuse des prêtres, insensibles aux malheurs publics. L'an 1518 on vit un cardinal légat faire son entrée à Strasbourg avec quatre voitures attelées chacune de quatre chevaux. Vingt cavaliers magnifiquement vêtus lui servaient d'escorte, et huit mulets portaient les lettres d'indulgence audessus des sacs d'argent. Il résida pendant quelques semaines à la Prévôté de l'église de Saint-Pierre-le-Jeune. Quelques acheteurs se présentèrent en petit nombre. Bien des voix s'élevèrent pour flétrir ce honteux trafic. Un bourgeois du nom de Jean Wendenschimpf dit tout haut : « Les indulgences ne servent à rien, et si j'avais autant de ducats qu'il y a de pas d'ici à Colmar, je ne dépenserais pas un liard pour ces soi-disant lettres d'absolution! » Traduit pour ce propos devant le Sénat, il en fut quitte pour une légère punition.

Le peuple avait le vague pressentiment qu'un pareil état de choses ne pouvait durer. Un désir ardent de réformes, uni à cette faim et soif de justice qui précède les grandes rénovations, se manifestait partout et se faisait jour dans beaucoup de livres lus avec avidité par des personnes de toutes conditions. Les imprimeurs strasbourgeois, à l'exception d'un seul, étaient favorables aux idées nouvelles (1). Ils contribuèrent puissamment à les propager par les écrits qui sortaient de leurs presses. Dès 1518, on voit paraître un grand nombre d'ouvrages qui produisent une vive agitation dans les esprits. C'est d'abord la Théologie germanique précédée d'une préface de Luther; puis viennent les Sermons de Geiler de Kaysersberg édités par son neveu, et lorsque éclate la lutte entre Luther et la papauté, plusieurs ouvrages de polé

) Il suffit de citer Jean Knobloch, Martin Flach, Jean Schott et Wolfgang Kapfel. Ce dernier, le plus important de tous, avait son imprimerie près du marché aux chevaux, aujourd'hui la place du Broglie.

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mique en vers ou en prose, popularisent ce grand débat. Citons le Karsthans, ou relation de l'entrevue du réformateur avec le docteur Eck à Leipsig, la Conversation entre deux paysans, la Passion du docteur Martin Luther, etc.... Le célibat ecclésiastique était vivement attaqué dans un traité de saint Ulrich, évêque d'Augsbourg, écrit au IX° siècle, et réimprimé pour la circonstance.

Un homme rendit alors des services signalés à la cause de la Réformation, quoiqu'il vécut dans la retraite. Nous voulons parler du jurisconsulte Nicolas Gerbel, originaire de Pforzheim. Fils d'un peintre, il avait étudié le droit à Vienne, et était venu se fixer ensuite à Strasbourg, où il fut nommé greffier du grand chapitre de la cathédrale. Esprit clairvoyant, cœur pieux, il était profondément affligé de la décadence de l'Eglise, et en relation avec les hommes qui travaillaient à guérir ses maux en propageant des doctrines plus pures. Il entretenait une correspondance avec Erasme de Rotterdam, Jean Schwebel, le réformateur de Deux-Ponts, avec Ulrich de Hutten, Bucer, Luther lui-même. Grâce à lui les thèses de Luther, réimprimées aussitôt, se répandirent par milliers d'exemplaires en Alsace et dans l'Allemagne méridionale. Nulle part les écrits du moine saxon ne furent aussi promptement connus qu'à Strasbourg. Ils trouvèrent des lecteurs sympathiques dans les rangs du clergé. Quelques prêtres commencèrent à prêcher selon l'Evangile. Le premier qui le fit fut Pierre Philippi, de Remiremont, curé de l'église collégiale de SaintPierre-le-Vieux. Le peuple accourut en foule à ses sermons; mais dès que les membres du chapitre s'en aperçurent, ils lui signifièrent son congé, malgré les vives résistances de la paroisse.

१.

Une voix évangélique ne tarda pas à se faire entendre dans le couvent des Carmélites (1). Tilman de Lyn avait puisé dans les écrits de Luther ses premières connaissances évan

(1) Près de l'église actuelle de Saint-Louis.

géliques, et il ne cessait pas de recommander au peuple la lecture de la Parole sainte. Il fut accusé d'hérésie en 1521; le procureur fiscal lui défendit même au nom de l'évêque de prêcher, en le menaçant d'excommunication. Il composa un écrit justificatif adressé au Sénat, qui est le plus ancien document de la Réformation à Strasbourg. Il y dit entre autres: « Les dix commandements, le symbole des apôtres et la doctrine évangélique ont été ravis à la chrétienté, et remplacés par des ordonnances purement humaines. Les ravisseurs sont ceux qui se nomment serviteurs de Dieu, c'est-à-dire les prélats... On sait de quelle manière ils administrent l'héritage du Christ; mais il n'est pas même permis de parler de ces choses, car le pape, leur chef, a proclamé dans la bulle Cuncta que personne sur la terre n'a le droit de juger ses paroles ou ses actes; que lui seul a le droit de juger tous les hommes. Dans une autre bulle Si Papa, il ose soutenir que quand même le pape serait assez pervers pour conduire des milliers d'âmes à la perdition, il faudrait le supporter. Ne vois-tu pas, ô chrétien, que tu es en présence de Lucifer lui-même, le chef des démons? Ne penses-tu pas que les pontifes qui osent enseigner des dogmes pareils, sauraient aussi les mettre en pratique? »

Ce courageux écrit n'eut pas tout le succès qu'en attendait son auteur, car il fut obligé de quitter la ville. Mais déjà la Providence avait suscité celui qui devait en être le premier réformateur. Vers la fin de 1518 le grand chapitre de la cathédrale appela comme prêtre séculier de la chapelle SaintLaurent le pieux et savant Matthias Zell. Fils de simples vignerons, il avait vu le jour en 1477 dans la petite ville de Kaysersberg. Son esprit était franc et son cœur ouvert à la vérité. Après quelques études faites sans doute à l'école de Schlestadt, il vint à Strasbourg où, s'il faut en croire une ancienne tradition, il fut présenté à son célèbre compatriote Geiler, qui frappé de la justesse de ses réponses, lui tapa familièrement sur l'épaule, en lui disant : « Bon courage,

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mon fils; avec l'aide de Dieu, tu deviendras grand! » Zell se rendit ensuite à Mayence, à Erfurth, où il mena une vie exemplaire. Capiton, qui devait être plus tard son collaborateur, fait son éloge en ces termes : « J'ai connu Matthias Zell, et l'ai eu pour condisciple pendant de longues années. Je l'ai toujours trouvé franc et loyal. »

Zell termina ses études à Fribourg en Brisgau, où il connut plusieurs Alsaciens distingués, entre autres le jeune patricien Jacques Sturm de Sturmeck, dont l'influence ne contribua pas peu à le faire appeler en 1518 à Strasbourg. Le grand chapitre de la cathédrale, qui comptait dans son sein quelques hommes pieux et éclairés, entre autres Sigismond de Hohenlohe, désirait un prédicateur sérieux, animé de l'esprit de Geiler. « Maître Matthieu » c'est ainsi qu'on appelait Zell, fut nommé, et sut gagner les cœurs par son éloquence populaire et tout évangélique. Bientôt la chapelle de Saint-Laurent ne fut plus assez vaste pour contenir les auditeurs et Zell dut prêcher dans la nef même de la cathédrale. Le chapitre, ému de ses succès, ayant refusé de lui céder la chaire en pierre qui avait été faite pour Geiler, les bourgeois lui en construisirent une autre portative en bois, que l'on plaçait au milieu de l'église avant chacun de ses sermons. De bonne heure il discerna les abus de la hiérarchie romaine, et se fit un devoir de les attaquer. Comme confesseur délégué de l'évêque il avait le droit d'accorder l'absolution dans certains cas réservés: « Souvent, dit-il, j'avais pitié des pauvres gens qu'on m'envoyait pour des peccadillęs, parfois pour avoir mangé du beurre en temps de carême. Ils étaient obligés d'abandonner leurs travaux champêtres, de faire de grosses dépenses et de perdre leur temps en ville. Je les renvoyais aussi vite que possible, sans leur sucer la moelle des os, comme cela se pratiquait alors trop souvent! « Dès 1521, Zell prêcha librement l'Evangile, sans crainte des hommes, à l'exemple de Luther, en cherchant sa règle dans les saintes Ecritures: « Vous ne m'avez pas entendu parler beaucoup de Luther en chaire,

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