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jours étranger sur la terre. Transportez au peuple ce que la légende raconte de l'homme, tout devient vrai.

Eternellement exilé de la contrée où s'élevaient sa ville et son temple, on le voit partout dans le monde; toujours il erre et jamais il ne meurt, car il est l'immortel témoin de la vérité d'une prophétie divine. Il y a même pour les fictions une vérité relative, et le Juif errant se trouve, on le voit, dans les conditions de cette vérité. En est-il de même pour la fille d'Hérodiade? Quand vous montrez cette femme qui dansa, du temps de Pilate et d'Hérode, se promenant à Leipsick, et venant délivrer les victimes du despotisme russe, ne voyezvous pas qu'il est impossible de s'empêcher de sourire? Vous détruisez par-là l'illusion que faisait le Juif errant, et vous remettez sous les yeux du lecteur son acte de naissance. Salomé, la danseuse du banquet donné par Hérode Antipas avant la mort de Jésus-Christ, venant, dix-huit siècles et demi après le jour où on lui apporta sur un plat d'argent la tête de saint Jean-Baptiste, tendre les bras au Juif errant sur l'une des rives du détroit du Behring, ce n'est plus une légende, c'est une caricature.

C'était bien assez vraiment de la fâcheuse idée qu'avait eue M. Sue de mêler le Juif errant aux événements contemporains. Les figures merveilleuses ont toujours besoin d'être vues un peu à distance, comme les images de la fantasmagorie. Le lointain des temps et le lointain de l'espace leur conviennent; mais si, au lieu de leur ménager le jour pâle et équivoque qui leur est nécessaire, vous venez les jeter dans la lumière des faits qui se passent de nos jours, le choc trop patent de la réalité et de la fiction fait disparaître la vraisemblance, cette vérité relative qui doit se trouver dans le roman même et dans la poésie.

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Le Juif errant intervenant dans un drame qui commence sous le ministère de M. Casimir Périer, le Juif errant mêlé à des personnages parmi lesquels il en est qui dansent la Tulipe orageuse, avec la Reine Bacchanal et Rose Ponpon, au restaurant de la place du Châtelet, et d'autres personnages qui vont le soir applaudir les opéras de Bellini, ou ceux de Rossini au théâtre ; le Juif errant, mêlé à toute notre civilisation, aux juges d'instruction, aux commissaires de police, aux passeports, et exposé à coudoyer M. Martinez de la Rosa hier, et aujourd'hui M. Mendizabal dans nos rues, redevient impossible. Que penseriezvous d'un conteur qui placerait une histoire de revenant, sur le boulevard Italien, entre l'Opéra-Comique et Tortoni, et qui, au lieu de choisir l'heure de minuit, l'heure sacrée des légendes, où les morts sortent de leurs tombeaux, choisirait l'heure de midi, où les habitués de la Bourse commencent à parattre sur le boulevard pour s'y entretenir de la hausse et de la baisse? Vous trouveriez le conteur maladroit, et son conte à mourir de rire, ce qui est assez fâcheux pour une histoire destinée à faire peur. M. Sue n'a pas assez calculé la gravité de cet inconvénient, quand il s'est décidé à mêler le Juif errant à un drame qui se passe de nos jours, et, quelqu'habileté qu'il ait montrée et qu'il puisse encore montrer dans le développement de cette donnée, il n'en a pas détruit, et il n'en détruira pas le vice.

Que sera-ce, si, de la donnée, nous passons à l'action? Vous comprenez que l'auteur n'a pas pu prendre le Juif errant pour le héros d'un ouvrage en douze volumes, avec l'unique pensée de le faire promener. Cette éternelle promenade finirait par devenir aussi monotone pour le lecteur que pour le Juif errant lui-même. Il fallait donc l'engager dans un drame, dans une action, c'est-à-dire dans une lutte, avec des

alternatives de succès et de revers, des vi- | dépouille. Mais M. de Rennepont parvint

cissitudes et des péripéties. Voici ce que l'auteur a imaginé pour satisfaire à la nécessité.

à soustraire aux Jésuites une somme de 150,000 fr. qu'il fit placer en mains tierces, avec des prescriptions, assez excentriques, comme vous allez le voir.

Le capital et les intérêts capitalisés, d'après la volonté du testateur, devaient s'accumuler, d'années en années, à partir de l'année 1690, époque de ce legs bizarre, jusqu'au 15 février 1832, pour s'élever à la somme de 40 millions, résultat de cette ca

Le Juif errant, selon lui, avait une sœur à laquelle il portait une très-vive tendresse, et il emploie ses loisirs, qui doivent être nombreux, puisqu'à l'heure où nous parlons il n'a pas beaucoup moins de dix-neuf cents ans, il emploie tous ses loisirs à venir au secours des descendants en ligne directe de cette sœur bien-aimée, quand ils se trou-pitalisation bi-séculaire, et être distribuée vent dans une situation difficile ou dans un péril imminent. Salomé la danseuse du banquet d'Hérode, l'aide dans cette tâche avec un grand zèle. Le Juif errant et la fille d'Hérodiade jouent donc à peu près dans le roman de M. Sue le rôle que Walter Scott prête à la Dame blanche dans un de ses romans les plus dramatiques et les plus intéressants. Or, vous saurez que les descendants directs de la sœur du Juif errant se trouvaient, en l'an de grâce 1832, dans la plus dangereuse des positions. Et qui les avait mis dans cette position? C'étaient les Jésuites, monsieur, les Jésuites qui devaient donner encore ce grief contre eux au Constitutionnel, qui avait déjà contre eux tant de griefs.

Le fait vaut la peine d'être raconté avec quelques détails, et il faut que vous sachiez comment les Jésuites sont devenus les persécuteurs acharnés des héritiers du Juif errant. C'est d'ailleurs le sujet de tout le livre, qui deviendrait incompréhensible si l'on n'en donnait pas ici la clé. Apprenez donc qu'à l'époque de la révocation de l'édit de Nantes, il y avait un noble protestant, héritier direct de la sœur du Juif errant, et portant le nom de Rennepont, qui, après s'être converti au Catholicisme, retomba, du moins on en eut le soupçon, dans son erreur. Les Jésuites le dénoncèrent et obtinrent, pour prix de leur dénonciation, sa

aux héritiers vivants de la sœur bien-aimée du Juif errant, qui, dans cette journée du 15 février 1833, ni la veille, ni le lendemain, mais dans la journée même, se présenteraient dans une maison située rue SaintFrançois, no 3, où se ferait l'ouverture du testament. Pour que le souvenir de ce rendez-vous donné à sa postérité ne périt pas, M. de Rennepont a ordonné que ses descendants porteraient de génération en génération une médaille, sur laquelle il a fait graver les sept clous en croix qui figurent sur la semelle du Juif errant, avec ces mots en exergue: 13 février, 1852, rue Saint-François, no 3. »

Les ordres de M. de Rennepont ont été exécutés. De génération en génération, la médaille a perpétué le souvenir du rendez-vous donné à la postérité du testateur. Son testament a été plus heureux que celui de Louis XIII, et de Louis XIV, il a été de point en point suivi pendant deux cents ans. Non-seulement le capital primitif n'a pas été entamé, mais l'intérêt a été capitalisé au bout de chaque année avec une admirable exactitude. Le trésor a traversé, en grossissant, toutes les catastrophes, tous les cataclysmes publics et privés, la banqueroute des dernières années de Louis XIV, le naufrage du système de Law, comme le désastre des assignats; les bouleversements de l'empire, comme les années plus paisibles

de la Restauration. La maison de la rue qui | de Jésus, sorte de châtiment qui en vaut un a été murée, à l'époque du testament, est autre, les Jésuites, c'est un d'entre eux demeurée fermée; la famille juive des Sa- qui le déclare, virent avec beaucoup de muel, préposée à la garde de cette maison, peine, sous le règne de Louis XIV, ce ne s'est pas éteinte, et chaque génération vol de 150 mille francs effectué par le a fourni son concierge. On touche à l'an- Rennepont protestant contre leur ordre, née 1832, et les héritiers de M. Rennepont, auquel il faisait ainsi tort d'une partie de qui descendent par lui de la sœur du Juif ses dépouilles, car Louis XIV, en leur donerrant, et qui ont été dispersés par l'émi- nant tout, avait apparemment entendu gration qui a suivi l'édit de Nantes, se par- donner aussi ces 150 mille francs. C'est du tageront, s'ils se présentent, une somme moins la manière dont raisonne le général ronde de quarante millions. des Jésuites, à l'époque de la révocation de l'édit de Nantes, et il ajoute : « qu'il faudra « surveiller furieusement cette famille et « rentrer per fas aut nefas dans le bien qui a été traîtreusement dérobé à la so« ciété. » Voilà un jésuite du dix-septième siècle qui parle furieusement la langue des romanciers de nos jours; mais enfin, n'importe. Suivant la recommandation du général des Jésuites, les Rennepont ont été furieusement surveillés, de l'année 1690 à 1832, et grâce à cette surveillance, les Jésuites, bien qu'ils aient été exclus, pendant le dix-huitième siècle, de Portugal, d'Espagne, de France, et enfin supprimés par un bref de Clément XIV, n'ont pas un seul jour perdu la trace des héritiers du Juif Errant, et au moment où commence l'année

Or, ces héritiers sont au nombre de six; par la descendance maternelle, Rose et Blanche Simon, fille d'un glorieux maréchal de l'empire qui a gagné son bâton et son titre de duc, à la bataille de Ligny, le sieur Gervais Hardy, maître manufacturier en fer, établi à Paris, le prince Djalma, fils unique de Kadja Sing, l'un des rois indiens qui défendent contre les Anglais, l'indépendance de l'Inde. Du côté paternel, le sieur Jacques Rennepont, dit Couche-Tout-Nu, artisan débauché et ivrogne, Adrienne de Cardoville, fille du comte de Rennepont, duc de Cardoville, et Gabriel Rennepont, missionnaire catholique.

gnie de Jésus, grâce aux registres qui ont été exactement tenus, sait très-bien où se trouvent tous les personnages qui doivent se rencontrer rue Saint-François, le 13 février.

Voilà qui est bien. Il y a un héritage, il y a des héritiers pour le recueillir, tout s'arrange donc à merveille. Oui, tout s'ar-fatale qui va décider leur sort, la comparangerait à merveille sans les Jésuites. Le Constitutionnel les accuse à regret, comme vous l'entendez bien, mais habitué prendre le parti de l'innocence, il ne saurait abandonner les pauvres héritiers du Juif errant aux manœuvres spoliatrices dirigées contre eux par les Jésuites. C'est encore toute une histoire qui mérite d'être

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A quoi bon? Cela leur transfère-t-il les droits de Rennepont? Les Jésuites, qui sont capables de tout, vont-ils par hasard établir une généalogie d'après laquelle ils descendront plus directement de la race du Juif errant que les héritiers Rennepont? Ou bien se présenteront-ils devant M. Debelleyme, afin de lui demander un référé, fondé sur la révocation de l'édit de Nantes

et sur l'arrêt de confiscation prononcé par | aplanissent cet obstacle, dissipent ce péril.

Louis XIV en 1698 contre les émigrés protestants? Ah! que vous connaissez peu les combinaisons machiavéliques de la société de Jésus et les ressources mélodramatiques du genre entortillé de M. Sue! les Jésuites ont eu une idée plus hardie et plus féconde. Il y a six héritiers Rennepont; ceux qui ne se trouveront pas rue Saint-François, le 15 février, seront exclus de la succession; car vous comprenez que la volonté du testateur est supérieure à tous les tribunaux, qui admettent peu la validité de ces excentricités en matière de testament.

Eh bien! il suffira d'inspecter, per fas aut nefas, comme le disait le général des Jésuites, auquel M. Sue a si malicieusement prêté son style et ses idées, il suffira d'empêcher per fas aut nefas cinq Rennepont de se présenter le 13 février rue Saint-François, et d'enrôler le sixième Rennepont dans la compagnie de Jésus, à laquelle il fera, en entrant dans l'ordre, une donation générale et spéciale de ses biens présents et à venir, et de cette manière la succession du Juif errant passera dans les coffres de la compagnie de Jésus. Ainsi ont fait les Jésuites: Gabriel, l'un des Rennepont, est de leur ordre, il est allé annoncer la parole de Dieu en Amérique, dans les montagnes rocheuses; mais on veille sur lui, et il sera de retour le 13 février. Quant aux autres Rennepont, la société a les yeux à la fois ouverts en Sibérie, dans l'Inde, à Paris, dans les magnifiques hôtels, dans les fabriques et dans les bals populaires de la place du Châtelet, pour les empêcher, per fas aut nefas, n'oubliez pas ce mot, de se trouver le 13 février 1832 au rendez-vous marqué?

Heureusement qu'ils ont affaire à forte partie. Autant de fois qu'ils créent un embarras, un obstacle, un péril aux cinq Rennepont, autant de fois le Juif errant ou Salomé-Hérodiade écartent cet embarras,

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Si les Jésuites sont partout, le Juif errant et la Juive errante vont partout; ainsi l'on combat à armes égales. Si les Jésuites savent tout par leurs registres, par leurs confessionnaux, par leurs correspondances, par leurs espions, c'est du moins ainsi que les représente M. Sue, le Juif errant et la Juive errante sont avertis, par une intuition surnaturelle, toutes les fois qu'un de leurs protégés court un danger et se trouve égaré dans le labyrinthe dont les Jésuites embrouillent sous ses pas les mille chemins. En un mot, si les Jésuites font tout pour empêcher les cinq Rennepont de se présenter le 13 février 1832 rue Saint-François, le Juif errant, aidé de son auxiliaire Hérodiade, n'épargne ni ses soins ni ses pas, et l'on comprend que les pas ne lui coûtent guère à lui condamné à errer sur la terre jusqu'au jour du dernier jugement; il n'épargne ni ses soins ni ses pas pour amener les six héritiers de sa sœur bien aimée, au jour marqué, dans la maison où ils doivent se partager l'opulent héritage du sieur de Rennepont.

Voilà le résumé exact et fidèle du roman de M. Sue, dans ses quatre premiers volumes. Ils sont remplis de marches et de contremarches, de coups de quarte et de parades à quartes, de feintes et de réponses à feintes qui se succèdent indéfiniment. Exprimons la chose d'un mot: c'est tout simplement le récit d'une partie d'échecs que le Juif errant, avec Hérodiade pour partner, joue, sous le ministère de M. Casimir Périer, contre la compagnie de Jésus, représentée à Paris par l'abbé marquis d'Aigrigny, et l'abbé Rodin.

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hypocrisie, du fantastique et du merveilleux. Contez-moi Peau d'Ane, la Belle au Bois dormant, la Belle au Cheveu d'Or, la Lampe d'Aladin, rien de mieux, pourvu que vous restiez dans votre donnée; j'y prendrai, comme l'a dit un admirable conteur, un plaisir extrême. Mais si vous me faites du merveilleux par-devant notaire, si vous voulez établir logiquement et sur des actes authentiques le fantastique et le surnaturel, si vous voulez me faire admettre que la fortune que le Juif errant veut transmettre à ses héritiers a été placée en 5 p. 100 et a bénificié du ministère de M. de Villèle, si la Lampe d'Aladin n'est plus qu'une inscription de rentes, se multipliant par la puissance de l'intérêt composé, cette alliance de Barème et des Mille et Une Nuits, de la réalité et de la fiction, me fatigue et me pèse.

Rêvez ou réveillez-vous, comme il vous plaira, mais ne rêvez pas éveillé. Ne rendez pas la réalité folle sous prétexte de la faire marcher avec la fiction, et la fiction méthodique et mathématique, sous prétexte de la faire vivre en bonne harmonie avec la réalité. Soyez le gendarme, si cela vous convient; historien, si vous aimez mieux; pamphlé taire même, si le cœur vous en dit, mais ne faites point du pamphlet dans la légende et de la légende dans l'histoire.

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pas de servir son calcul, en confondant les divers points de vue sous lesquels on peut étudier son livre, car ses amis ne manqueraient pas de dire qu'on méconnaît méchamment les beautés d'un ouvrage où les Jésuites sont attaqués, parce qu'on est jésuite, et qu'on en veut à son style, parce qu'il est dévoué à la révolution de juillet. Avec ce système commode, les contresens littéraires qu'il a pu commettre se trouveraient sous la sauvegarde des lois établies, ses solécismes en matière d'art deviendraient inviolables, et c'est à peine si les procureurs du roi du régime actuel pourraient se dispenser de requérir contre les factieux assez téméraires pour ne pas admirer le Juiferrant. Cette prétention n'est pas nouvelle; le modèle et le maître de tous les critiques se plaignait, dans le grand siècle, de la rencontrer déjà chez les Cotin de son temps. Et pour ôter à l'auteur cette ressource, dépouillons-nous de toute opinion politique, faisons taire un moment tous les sentiments religieux dans notre cœur. C'est une œuvre d'art, c'est une œuvre littéraire que nous jugeons, avec les lumières impartiales de la raison et du sentiment littéraire. Est-elle bonne, est-elle mauvaise au point de vue de l'art et de la littérature? Voilà toute la question.

Cette question semble déjà résolue par ce que nous avons dit de la donnée et de l'action de l'ouvrage. Comment justifier,

J'attache beaucoup de prix à séparer l'appréciation littéraire de l'œuvre de M. Sue, de l'appréciation morale, religieuse et poli-même en littérature, cet amalgame incohétique à laquelle je veux ensuite la soumettre, et je vais en dire franchement la raison. Il y a un piége tendu, dans le Juif errant, à la critique; pourquoi donnerait-elle dans ce piége? L'auteur, en se plaçant dans l'esprit de parti le plus passionné, s'est ménagé la faculté d'expliquer, par les représailles de l'esprit de parti contraire, les censures dont son ouvrage pourrait être l'objet et de leur ôter ainsi toute autorité. Il ne convient

rent du merveilleux avec l'illusion de vie réelle que M. Sue cherche à créer dans son roman? Comment rendre supportable le contact du Juif Errant avec notre histoire contemporaine et avec des personnages qui tiennent si intimement à nos mœurs, à nos idées, à nos usages? Puis, si vous vous placez un moment dans la donnée merveilleuse du livre, par quel moyen atténuer l'immense ridicule de la Juive Errante, de cette Salomé

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