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Cet empressement de la Russie, ennemie séculaire de la Turquie, paraît, à première vue, bizarre. Mais on se l'explique quand on envisage la situation politique des États à cette époque. En effet, les yeux de toutes les Puissances sont fixés sur la Turquie, et aucune d'elles n'est disposée à laisser agir libremement la Russie. Cette dernière a tout intérêt à ce qu'il y ait à Stamboul un gouvernement faible et à sa dévotion pour pouvoir intervenir à tout moment dans les affaires turques et s'attribuer ainsi une prépondérance de fait. Les succès de MéhmedAli ne lui plaisent guère. Pour sauvegarder ses intérêts futurs, elle soutient la Porte contre le Pacha insurgé.

Les autres Puissances pour ne pas laisser seule la Russie à Constantinople interviennent et offrent leur concours collectif à la Porte. C'est à la suite d'une intervention collective que Méhmed-Ali fut contraint à accepter l'arrangement du 5 mai 1833.

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Cet arrangement intervient sous forme de firman et non sous forme de contrat : « Les assurances de fidélité et de dévouement que m'ont données, en dernier lieu, le gouverneur d'Égypte et son fils Ibrahim-Pacha ayant été acceptées, je leur ai donné ma confiance impériale. Les gouvernements d'Égypte et de Crète leur ont été confirmés... »

Dans une lettre de reconnaissance adressée par Ibrahim à son souverain il est dit : «< Mon Souverain, le très grand, le très puissant... >

Acte émanant de la volonté du Sultan.

Ce firman de 1833 étant la reproduction de la volonté des Puissances, nous pouvons dire que l'Égypte reste toujours une province turque.

A la suite de cet arrangement les Puissances se retirent. Mais la Russie, qui, la première, avait prêté son concours à la Porte, obtient en échange de ses services le traité de Hunkiar Isskéléssi (8 juillet 1833).

Ce traité est intéressant au point de vue du droit international; il renferme un article secret qui assure à la Russie les avantages qu'elle désirait depuis longtemps:

« En vertu d'une des clauses de l'article 1 du traité patent d'alliance défensive conclue entre la Cour impériale de Russie et la Sublime-Porte, les deux Hautes Parties contractantes sont tenues de se prêter mutuellement des secours matériels et l'assistance la plus efficace pour la sûreté de leurs Etats respectifs.

Néanmoins, comme S. M. l'Empereur de toutes les Russies, voulant épargner à la Sublime-Porte ottomane la charge et les embarras qui résulteraient pour elle de la prestation d'un secours matériel, ne demandera pas ce concours, si les circonstances mettaient la Sublime-Porte dans l'obligation de la fournir, la Sublime-Porte ottomane, à la place du secours qu'elle doit prêter au besoin, d'après le principe de réciprocité du traité patent, devra borner son action en faveur de la Cour impériale de Russie à fermer le détroit des Dardanelles, c'est-àdire à ne permettre à aucun bâtiment de guerre étranger d'y entrer sous aucun prétexte quelconque.

« Le présent article séparé et secret aura la même force et valeur que s'il était inséré mot à mot dans le traité d'alliance de ce jour.»

Cet article secret fait de ce traité un traité d'alliance inégale. Il met la Turquie sous une sorte de protectorat de la Russie et assure à cette dernière une situation prépondérante dans les affaires d'Orient.

Tant d'avantages accordés à la Russie étaient de nature à inquiéter les autres Puissances qui depuis le traité de Londres de 1827 avaient inauguré l'ère des interventions collectives dans les affaires d'Orient.

Elles protestèrent contre ce traité, tant à Stamboul qu'à Saint-Pétersbourg.

Avaient-elles le droit de protester?

Quand on envisage la question uniquement au point de vue juridique, un État libre a certainement le droit de conclure un traité de cette nature. Les autres États ne sont nullement qualifiés pour protester. Mais la question d'Orient intéresse toutes les Puissances. Depuis l'établissement du concert européen, la Turquie est placée sous le protectorat de l'Europe. Le maintien de la paix européenne exige, en cas de nécessité, l'intervention collective dans les affaires d'Orient. Les avantages que le traité de Hunkiar Isskélessi accordait à la Russie étaient susceptibles de porter atteinte aux droits des autres nations.

1 DESPAGNET, Essai sur les Protectorats, p. 52.

2 NOURADOUNGHIAN EFFENDI, op. cit, t. II, p. 229. Ce traité n'a jamais été appliqué et fut abrogé par l'article 3 du traité de la quadruple alliance de 1840. La Russie, dans cet article, admet qu'il y ait coopération des forces navales des Puissances pour protéger le Sultan. (V. NoURADOUNGHIAN, t. II, p. 306.)

Méhmed-Ali avait accepté l'arrangement de Kutahieh de 1833, parce qu'il ne pouvait pas faire autrement. Son ambition n'était pas encore assouvie; cet acte avait brisé ses plans et blessé le Pacha dans son amour-propre. Le Sultan, de son côté, avait un profond ressentiment contre le Pacha rebelle. On pouvait donc prévoir que cet accord ne serait pas de longue durée.

Le Gouverneur de l'Égypte avait voulu, d'abord, prendre le Sultan par la douceur, et avait agi à Constantinople par voie de sollicitation.

Le Sultan consentit à lui accorder, pour ne pas se créer de nouveaux ennuis, le gouvernement héréditaire de l'Égypte. Mais le Pacha désirait avoir, non seulement l'Égypte, mais aussi toute la Syrie. Le refus de la Porte, détermina Méhmed-Ali à franchir, en 1839, les frontières des provinces dont le gouvernement lui était confié.

Les troupes du Pacha furent victorieuses partout, surtout à Nézibe où les troupes impériales furent écrasées par Ibrahim.

Le jeune Sultan Médjid, qui venait de monter sur le trône, proposa, de nouveau, devant le danger imminent, de réintégrer Méhmed-Ali, qui avait été destitué en 1839, dans ses fonctions et de lui rendre le gouvernement héréditaire de l'Égypte.

Celui-ci exigeait toujours qu'on lui accordât, avec l'Égypte, le gouvernement héréditaire de la Syrie. La

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Porte allait faire droit aux exigences du Pacha. La gravité de ces événements détermina les Puissances à intervenir de nouveau, ce qui donna lieu au traité de la quadruple alliance, entre la Grande-Bretagne, la Prusse, l'Autriche et la Russie.

La France, qui ne participait pas à ce traité, soutenait ouvertement le Pacha et exigeait qu'on lui accordât l'Égypte et la Syrie à titre héréditaire. Les alliés ne partageaient pas l'avis du gouvernement français, et, comme les événements n'étaient pas de nature à permettre aux Puissances d'entrer en de longs pourparlers, elles signèrent le traité de Londres en dehors de la France.

Il serait très intéressant d'étudier en détail comment une entente est intervenue entre les Cabinets européens pour conclure ce traité; mais nous sortirions de notre sujet.

Avec ce traité, nous nous trouvons en présence d'une intervention collective de l'Europe, sans que la Porte

l'ait demandée.

Si le préambule dit que les Puissances interviennent sur la demande de la Turquie, ce n'est qu'une pure forme de courtoisie. Quand on examine les faits qui ont amené ce traité, on voit que cette intervention n'a nullement été sollicitée par la Porte. D'ailleurs, ce n'est pas la première fois que les Puissances interviennent, proprio motu, dans les affaires turques.

En 1827, lors de l'insurrection grecque, il y a eu une

Voyez, pour le principe de la médiation, bons offices et intervention M. MERIGNHAC, La Conférence internationale de la paix,

pp. 257 et s.

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