Ismaïl abusa de ce pouvoir que la Porte lui avait accordé sans difficulté pour augmenter le chiffre du tribut. L'Europe avait avancé au gouvernement égyptien des sommes considérables. Ismaïl les avait employées le plus souvent à ses plaisirs, et quelquefois à des travaux publics qui réussissaient mal parce qu'ils n'avaient pas été l'objet d'études sérieuses, ou parce que le système administratif était trop défectueux. En effet, un système d'impôt n'existait, pour ainsi dire, pas en Égypte, par conséquent, il n'y avait ni budget, ni contrôle pour l'emploi des fonds publics. L'Égypte marchait donc à sa ruine au lieu d'entrer dans la voie de la prospérité. A l'exemple de tous les princes orientaux, Ismaïl promettait toujours pour ne tenir aucun de ses engagements. Cependant, à son avénement au khédiviat, il avait déclaré, dans un discours : « La base de l'administration est l'ordre et l'économie dans les finances, cet ordre et cette économie je les poursuivrai par tous les moyens possibles... J'ai décidé à me fixer à moi-même une liste civile que je ne dépasserai jamais; je pourrai ainsi abolir le systèmes des corvées qu'a toujours suivi le Gouvernement dans ses travaux. Le commerce libre fera circuler l'aisance dans toutes les classes de la population... La bonne distribution de la justice aura toute ma sollicitude1..... » G. CHARMES, Un essai de Gouvernement européen en Égypte (Revue des Deux-Mondes, 15 août 1879, p. 777). Non seulement il ne s'est pas fixé une liste civile déterminée, non seulement il ne s'est pas contenté des ressources du pays, mais encore il a dilapidé une somme de 3 milliards provenant des emprunts. Il se considérait comme le seul maître en Égypte, et confondait la fortune publique avec sa fortune personelle. Au lieu de réformer les finances du pays, Ismaïl compliquait de son mieux le système d'impôt qui était déjà très défectueux. Comme cela arrive dans tous les pays despotiques, un petit nombre de favoris qui flattaient l'amour-propre du Khédivé, s'enrichissaient aux dépens des fellahs qui peinaient dans la misère. Mais Ismaïl avait une âme complexe : d'un côté, il ruinait le pays par sa conduite despotique; d'un autre côté, il voulait faire des réformes de toutes sortes, pourvu que ces réformes ne touchassent en rien à l'omnipotence de son pouvoir, qui lui procurait des ressources pour la satisfaction de ses caprices. Une telle situation ne pouvait, naturellement, pas laisser indifférentes la France et l'Angleterre. La France, qui était la principale créancière des emprunts égyptiens, et l'Angleterre qui, en 1876, avait acheté au Khédive toutes ses actions du canal du Suez, protestèrent contre la prodigalité scandaleuse du Khédive. Celui-ci consentit, soit par crainte d'être destitué, soit parce qu'il se rendit compte de sa folie, à placer l'administration financière sous la surveillance de deux contrôleurs, l'un Français, l'autre Anglais '. H. PENSA, L'Égypte et le Soudan égyptien, p. 10. Les deux contrôleurs, nommés par le Khédive, et agréés par leurs gouvernements respectifs, se trouvèrent aux prises avec des difficultés insurmontables. Pour améliorer la situation financière, il fallait d'abord changer le régime politique de l'Égypte. Une commission fut chargée de rechercher les causes de la déconfiture du gouvernement égyptien. Le rapport de M. Rivers-Wilson, contrôleur anglais, et vice-président de la commission, attribuait à la conduite d'Ismaïl l'état déplorable des finances de l'Égypte. La commission le rendait donc responsable, et le condamnait à payer les dettes égyptiennes jusqu'à concurrence de ses biens. personnels. Ismaïl ne trouvait aucun moyen d'échapper à cette condamnation. S'il refusait, c'était sa destitution certaine. Il céda une partie de ses biens au gouvernement égyptien. et se donna un ministère responsable, où entrait un Français et un Anglais le premier, au ministère des travaux publics; le deuxième, à celui des finances. J'ai lu, disait-il à M. Wilson, le rapport de la commission d'enquête que vous avez présidée... Quant aux conclusions auxquelles vous êtes arrivé, je les accepte. Il s'agit actuellement, pour moi, d'appliquer ces conclusions. Je suis résolu à le faire sérieusement, soyez-en convaincu. Mon pays n'est plus en Afrique, nous faisons partie de l'Europe actuellement !. » G. CHARMES, Un essai de Gouvernement européen en Égypte [Revue des Deux-Mondes, 15 août 1879). Ainsi donc, le Khédive se donnait un ministère responsable, où un Français et un Anglais prenaient place. Le condominium, déjà accepté en fait par la nomination des deux contrôleurs, était diplomatiquement admis au Congrès de Berlin. La France et l'Angleterre agiraient seules en Égypte '. SECTION II LE MINISTÈRE EUROPÉEN ET LA DESTITUTION D'ISMAÏL Le ministère Nubar-Pacha était né vivant, mais non viable. Tout ce qu'il y avait de force et de pouvoir en Égypte était contre ce ministère qui, comme le disait Ismaïl-Pacha, inaugurait une ère nouvelle de prospérité nationale. La classe dominante, composée de quelques Pachas turcs, descendants des collaborateurs de Méhmed-Ali et de quelques favoris du Khédive, avait fait un accueil défavorable au ministère européen. Tous ses privilèges allaient s'effondrer. Le rapport de la commission d'enquête attribuait, en partie, à ces privilèges, la cause de la déconfiture de l'Égypte. Le Khédive, lui-même, s'était donné un ministère Documents diplomatiques, affaires d'Égypte, dépêche du 5 septembre 1878. responsable malgré lui, et pour sauver sa situation personnelle. Nubar-Pacha et son ministère avait encore, comme adversaire, la colonie européenne qui, ayant atteint son plus grand développement à ce moment, constituait une grande force de désorganisation, et avait tout intérêt à voir se perpétuer l'état lamentable de l'administration égyptienne. Elle prévoyait que tous ses privilèges, par trop avantageux, résultant des capitulations, seraient abolis forcément quand l'Égypte aurait atteint une forme d'administration régulière. Les consuls, eux aussi, étaient hostiles au ministère.. Avant la réforme judiciaire, les consuls occupaient, en Égypte le premier rang. C'était eux qui jugeaient tous les procès entre leur nationaux, et, la plupart du temps même, entre leurs nationaux et les indigènes. Ils avaient perdu ce pouvoir depuis la création des tribunaux mixtes. Avec le régime actuel ils allaient perdre l'omnipotence de leur pouvoir auprès du gouvernement khédivial. Sous le régime de désorganisation, ils pouvaient menacer le Khédive pour obtenir l'impossible. Pour donner une idée de leur conduite, je citerai cette anecdote humoristique : Un jour, un consul qui ne cessait de susciter des affaires pénibles à Saïd-Pacha, entrait chez celui-ci en se découvrant : « Remettez votre chapeau, remettez votre chapeau! » Le consul, étonné, demande pourquoi le vice-roi veut l'obliger à remettre son chapeau dans un salon. « Ne voyez-vous pas, réplique SaïdPacha, qu'il y a un courant d'air ici? Et si vous |