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le panthéisme; les autres ont méconnu l'action divine et, revenant au dualisme antique, ont regardé le monde comme indépendant de Dieu. Ces deux courants extrêmes se retrouvent dans la théologie; Pélage, nous l'avons dit dans la leçon précédente, supprimait la grâce; les protestants et les jansenistes ont supprimé la liberté. Mais entre les uns et les autres, philosophes ou théologiens, de grands philosophes, sages et pondérés, ont soutenu la vraie doctrine, et maintenu (résolument l'action divine et l'action humaine; et les théologiens catholiques, appuyés sur l'enseignement infaillible de l'Eglise, ont combattu vigoureusement l'hérésie, et vengé les droits de Dieu et les droits de l'homme, la grâce et la liberté. Essayons de voir brièvement quelle est dans cette question la position des protestants, celle des jansénistes, et enfin celle des docteurs catholiques. I. L'hérésie luthérienne et calviniste. Luther, en présence de la difficulté de concilier les deux termes, la grâce et la liberté, recourt à une solution radicale: il supprime la liberté et n'admet plus que la grâce. Pour lui, le libre arbitre, après le péché d'Adam, est un pur mot; tous les événements sont le produit d'une nécessité absolue; l'homme ne peut faire aucune bonne action, et de lui-même il pèche toujours, à cause de la concupiscence qui se mêle à ses actes et de la corruption du péché dont il est infecté dès sa naissance. Aussi Calvin dira-t-il que les hommes sont prédestinés par un décret positif de Dieu, les uns à la foi justifiante et à la gloire, les autres au péché et aux peines éternelles; Dieu ne veut sauver que les premiers, qui sont ses élus; il veut perdre les autres, et par suite, est cause et auteur de leurs péchés. Quant aux élus, ils sont sauvés cessairement par la grâce, car la grâce est toujours victorieuse et l'homme peut lui résister; elle impose à la volonté la nécessité d'agir invinciblement, de telle sorte que l'acte contraire n'est plus en son pouvoir; c'est la gràce qui fait proprement et uniquement tout ce qu'il y a de bien en nous, sans que la volonté y prenne part. Comment la grâce exerce-t-elle ce pouvoir absolu? Par une délectation victorieuse et nécessitante, qu'elle produit dans l'âme et qui rend celle-ci incapable de résistance; aussi n'y a-t-il pas d'autre grâce que la grâce efficace.

En résumé, l'homme n'est pas libre; il est sauvé ou damné d'avance; celui qui est sauvé l'est nécessairement, par la toute-puissance irrésistible de la grâce.

II. L'hérésie janseniste. - Tous les théologiens ont noté le rapport étroit qui unit le jansénisme au calvinisme. La liberté dans l'homme n'est pas réelle, car la volonté obéit tantôt à la grâce, tantôt à la concupiscence; si elle obéit à la grâce, c'est parce que celle-ci est toujours efficace et qu'il n'y a pas de grâce simplement suffisante: si au contraire la concupiscence est victorieuse, c'est que Dieu a refusé sa gràce, car il la refuse quelquefois. La grâce du salut n'est pas accordée à tous ; car JésusChrist n'est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les prédestinés. Conclusion: Dans le jansénisme comme dans le calvinisme, le salut est l'œuvre de Dieu seul, l'homme n'y a aucune part.

Voici d'ailleurs le texte des cinq propositions extraites de l'Augustinus de Jansenius, et condamnées en 1653 par Innocent X :

1° Quelques commandements de Dieu sont impossibles à des hommes justes qui veulent les accomplir et qui font, à cet effet, tout ce qui est en leur pouvoir selon leurs forces présentes; la grâce qui les leur rendrait possible leur manque;

2o Dans l'état de nature déchue, on ne résiste jamais à la grâce intérieure ;

3o Dans l'état de nature déchue, on n'a pas besoin, pour mériter ou démériter, d'une liberté exempte de nécessité : il suffit d'une liberté exempte de coaction ou de contrainte extérieure ;

4° Les semi-pélagiens admettaient la nécessité d'une grâce prévenante. pour toutes les bonnes œuvres. Ils étaient hérétiques en ce qu'ils pensaient que la grâce était telle que la volonté humaine pouvait s'y soustraire ou y résister:

5o C'est une erreur semi-pélagienne de dire que Jésus-Christ est mort et a répandu son sang pour tous les hommes.

III. La doctrine catholique. En face de ces deux hérésies qui font de l'homme le jouet d'une force supérieure, à laquelle il ne peut se soustraire, les docteurs catholiques ont toujours soutenu l'existence de deux forces, la force divine et la force humaine, la grâce et la liberté, agissant non pas seulement l'une à côté de l'autre, mais l'une sur l'autre.

Partout dans le monde, nous trouvons l'action de la cause première et de la cause seconde, ou si l'on préfère l'action simultanée du créateur et de la créature. L'histoire du monde est l'œuvre des hommes; chaque peuple, chaque Etat, chaque homme joue son rôle dans cette histoire. Considérez toute la suite de l'histoire de France, la succession des rois, puis la Révolution, l'Empire, et les événements contemporains; tout cet ensemble de faits et d'institutions est bien le produit de la volonté humaine. Et pourtant on peut dire tout aussi justement que l'histoire du monde est l'œuvre de Dieu, et qu'elle réalise la volonté divine; elle est l'œuvre des hommes fondée, conduite et achevée par Dieu; elle est de même l'œuvre de Dieu, accomplie par les hommes.

De même, on peut dire que chaque homme est le créateur de sa vie; tous les actes que nous accomplissons forment comme une toile que nous tissons nous-mêmes jour par jour et l'ensemble forme la trame de notre existence; notre vie, c'est notre œuvre. Et en même temps la vie de chacun de nous n'est-elle pas le produit d'actes ou de forces indépendants de nous, qui réagissent sur nos propres actes et sur lesquels nous n'avons aucun pouvoir? Ne sommes-nous pas conditionnés par la naissance, l'éducation, le milieu social ou national, la date à laquelle nous avons fait notre apparition ici-bas? Si nous étions nés en France au moyen âge, notre vie eût été différente. Si, au lieu de naître en France, nous étions nés sujets de Guillaume II et que nous eussions subi l'influence de l'éducation et du milieu allemands, notre vie serait actuellement autre qu'elle n'est; la trame

n'en serait pas la même. Que conclure, sinon que tout cet ensemble de circonstances, indépendantes de notre volonté, est l'œuvre de la volonté divine. qui a fait de nous des Français du xx' siècle, et que, selon l'adage fameux, l'homme s'agite et Dieu le mène ? D'une part notre vie est tout entière le produit de la force humaine; d'autre part elle est tout entière le produit. de la force divine.

Si nous trouvons partout dans le monde, car il serait facile de multiplier les exemples, - le même fait, contradictoire en apparence, et cependant réel, à savoir, l'action simultanée et réciproque du créateur et de la créature, de la cause première et de la cause seconde, nous ne pouvons nous étonner que la justification de l'homme s'opère à la fois par la grâce de Dieu et la liberté de l'homme. Qu'importe que nous trouvions de la difficulté à expliquer leur jeu réciproque? Allons-nous, à cause de cela, dire avec Pélage que la grâce n'intervient pas, et que l'homme agit seul ? Ou bien, à l'inverse, dirons-nous avec Luther que l'homme n'est pas libre et que la grâce agit seule ? Ce serait faiblesse d'esprit que de ne pas garder notre position, puisque la raison elle-même nous affirme notre liberté, et que Dieu nous affirme sa grâce. « La première règle de notre logique, nous dit sagement Bossuet, c'est qu'il ne faut jamais abandonner les vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne pour les concilier; mais qu'il faut au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement les deux bouts de la chaine, quoiqu'on ne voie pas toujours le milieu par où l'enchainement se continue1. »

Avant d'exposer les systèmes par lesquels les théologiens ont essayé d'expliquer l'accord de la grâce et de la liberté, essayons d'abord de réfuter les erreurs protestante et janseniste au sujet de la grâce efficace et de la grâce suffisante.

1o Contre Luther et Calvin, qui prétendent que la grâce efficace est toujours irrésistible, l'Eglise affirme que cette grace n'est nullement nécessitante et que même sous son influence l'homme demeure libre.

C'est là une vérité de foi définie par le concile de Trente: « Si quelqu'un soutient, dit le concile, que le libre arbitre de l'homme mù et excité par Dieu ne coopère en rien à l'excitation et à l'appel de Dieu, afin de se disposer et de se préparer à obtenir la grâce de la justification, et qu'il ne peut pas résister, s'il le veut, mais qu'il reste purement passif sans agir aucunement, comme ferait un cadavre, qu'il soit anathème. » (Sess. vi, can. 4.)

Et en effet l'Ecriture, la tradition et la raison nous montrent que l'homme n'est nullement nécessité par la grace, et qu'il garde le pouvoir de lui donner son assentiment ou de le refuser.

1. BossUET, Traité du libre arbitre, ch. IV.

Si nous interrogeons l'Ecriture, nous entendons saint Paul nous dire : « Je suis le moindre des apôtres, moi qui ne suis pas digne d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu, mais par la grâce de Dieu je suis ce que je suis et sa grâce en moi n'a pas été stérile, car j'ai travaillé plus qu'eux tous; non pas moi cependant, mais la grace de Dieu [qui est avec moi.» (I Cor., xv, 9-10.) Peut-on exprimer plus nettement la simultanéité de l'action de Dieu et de l'action de l'homme ? Qu'était l'apôtre, avant de recevoir la grâce de l'apostolat? Un persécuteur de l'Eglise. La grâce est venue, par elle il est maintenant ce qu'il est un apôtre, et il a travaillé, lui-même librement, avec le secours de la grâce; la grâce n'a pas agi seule; il a coopéré à la grâce et elle a agi avec lui. Ailleurs, dans la même épître, il dit des apôtres : « Chacun recevra sa propre récompense selon son travail; car nous sommes les coopérateurs de Dieu. » (I Cor., 111, 8.) N'est-ce pas dire que nul n'est nécessité par la grâce, et que chacun, selon qu'il aura plus ou moins coopéré à l'œuvre de Dieu, recevra une récompense plus ou moins grande?

C'est encore saint Paul qui exhorte les fidèles à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu (II Cor., vi, 1), à se réveiller de leur assoupissement afin d'être illuminés par le Christ (Ephes., v, 14), exhortations qui n'auraient aucun sens, si les fidèles qui les reçoivent n'étaient pas libres d'y obéir ou non. Cette liberté, l'Ancien Testament la proclamait déjà dans des termes immortels, lorsqu'il disait du juste: « Il jouira d'une gloire éternelle, parce qu'il pouvait transgresser la loi, et qu'il ne l'a pas transgressée, parce qu'il pouvait faire le mal et qu'il ne l'a pas fait. » (Eccl., xxxi, 10.)

Aussi la tradition tout entière soutient-elle la liberté de l'homme en face de la grâce, et Calvin reconnait qu'il innove et qu'il va contre l'enseignement des Pères, lorsqu'il écrit dans son Institution chrétienne : « Dieu ne meut pas la volonté, comme on l'a cru et enseigné pendant des siècles, en ce sens que nous puissions obéir ou résister à sa motion, mais c'est cette motion qui fait (ou qui crée) notre volonté. » (xiv, 10.) Il avoue donc que cette conception d'un Dieu qui ne nous fait vouloir que ce qu'il veut en supprimant notre libre arbitre, est opposée à celle de l'Eglise.

D'ailleurs la raison nous dit que l'homme est libre, que sa liberté découle de sa nature même d'être raisonnable; Dieu donc ne peut mouvoir la volonté de l'homme de telle sorte que sa motion détruise la liberté. Ce serait détruire la nature, et nous savons que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne, et la rend capable d'une récompense surnaturelle. Or si la grâce supprimait la liberté, cela équivaudrait à la mutilation de la nature même de l'homme, qui ne pourrait plus ni mériter ni démériter. Comment dès lors pourrait-il être récompensé ou puni? Si toutes ses actions sont nécessaires, il ne mérite ni récompense ni châtiment. Les sanctions ne signifient plus rien. Tout l'ordre moral et surnaturel s'écroule.

Tout notre être, jusque dans ses fibres les plus profondes, proteste contre une pareille doctrine.

2o De même que nous nions une grâce efficace destructrice de la liberté, de même nous affirmons contre les Protestants et les Jansénistes l'existence d'une grâce suffisante qui nous donne le pouvoir de faire des actes surnaturels, et qui peut manquer son effet par notre faute, précisément parce que nous faisons usage de notre liberté pour la repousser et l'empêcher de devenir efficace.

C'est là également une vérité de foi qui résulte de la condamnation comme hérétique de la première proposition de Jansenius citée plus haut : Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux justes; la grâce qui les leur rendrait possibles leur manque. »>

Et, en effet, l'Ecriture nous montre l'existence de grâces suffisantes que nous rendons inefficaces par le mauvais usage de notre liberté. La comparaison de la vigne et du peuple juif est célèbre dans Isaïe. Dieu a planté et cultivé avec soin une vigne choisie; c'est le peuple juif qu'il a comblé de grâces; mais cette vigne ne produit pas les fruits qu'il était en droit d'attendre et Dieu prend les Juifs eux mêmes à témoin et leur dit : « Jugez entre moi et ma vigne; qu'ai-je dù faire pour elle que je n'aie pas fait? Est-ce parce que j'attendais qu'elle produisit du raisin qu'elle ne m'a donné que des baies sauvages ?... La maison d'Israël est la vigne du Seigneur des armées; et l'homme de Juda était sa plantation chérie; j'ai attendu qu'il fût équitable, et il n'y a qu'iniquité; et qu'il exerçât la justice, et il n'y a que clameur. » (Isaïe, v, 1-8.) Ce texte nous révèle que Dieu a accordé à son peuple des grâces de choix, vraiment suffisantes : « Qu'ai-je dù faire que je n'aie pas fait? » Par conséquent, si elles ont été inefficaces, c'est parce que les Juifs les ont repoussées librement.

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Non moins probantes sont, à cet égard, les paroles du Christ : « Jérusalem, Jérusalem, que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l'as pas voulu! » (Matth., xxш, 37.) Il y a eu désaccord entre deux volontés : celle du Christ, qui a donné à Jérusalem une grâce suffisante, celle de Jérusalem qui a repoussé cette grâce.

L'existence de la gràce suffisante est donc certaine; cette grâce, Dieu l'accorde à tous aux justes, pour qu'ils accomplissent les préceptes de sa loi; aux pécheurs, « pour qu'ils se convertissent et qu'ils vivent, car Dieu ne veut pas leur mort, mais leur salut » (Ezech., xxxIII, 11); aux infidèles, pour qu'ils se rapprochent de l'Eglise et ouvrent les yeux à la lumière de l'Evangile. Aucun homme n'est privé de cette grâce prévenante, qui suffit à préparer sa justification, pourvu que, de son côté, il coopère à l'action de Dieu. Par conséquent, au lieu de dire avec Calvin et les Jansénistes que certains hommes sont damnés d'avance, comme d'autres sont sauvés d'avance, quoi qu'ils fassent, nous protestons contre ce fatalisme indigne de la justice et de la bonté de Dieu, et nous affirmons que chacun est l'artisan de son salut ou de sa perte, selon qu'il a bien ou mal profité de la grâce qu'il a reçue de Dieu.

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