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offrait aux évêques plus qu'ils ne demandaient : « Voici le peuple, prenez-le, donnez-lui seuls l'instruction primaire, avec le monopole. »>

Oui! mais pourquoi Thiers et Cousin étaient-ils comme on le disait alors <«< convertis ». Etait-ce parce que la foi au christianisme leur était venue? Etait-ce par pur amour de la liberté? Hélas, en politique, il ne faut pas d'ordinaire regarder si haut. Voici ce qu'a dit, à ce sujet, M. Eugène Veuillot dans le récit si attachant de la vie de son frère :

« Du Juif-Errant il (M. Thiers) allait au « parti clérical » et même aux « Jésuites». Ce n'est pas qu'il eût conquis la foi, il avait été conquis par la peur. >>

C'était vrai. Et Louis Veuillot lui aussi l'avait écrit:

<< M. Thiers voudrait aujourd'hui fortifier le parti des révolutionnaires con

«

<< tents et repus dont il est le chef, d'un corps de gendarmes en soutane « à cause de l'insuffisance manifeste des autres. »>

Et Louis Veuillot ajoutait ce mot sanglant mais si juste :

« Ces politiques ne comprennent la religion que comme un mensonge « heureux... »

«Mais, dira-t-on, raison de plus puisqu'ils avaient peur, on pouvait « tout leur demander et tout obtenir d'eux. >>

Voyons si c'est exact. Ils voyaient la religion comme une gendarmerie nécessaire. Mais quand on traite la religion comme une gendarmerie morale, on ne considère la nécessité de « ce mensonge heureux » que lorsqu'il s'agit du peuple. Aussi lorsqu'il est question de l'enseignement primaire, M. Thiers dit aux catholiques : « Prenez tout le peuple. »> Mais pour l'enseignement secondaire, c'est de la bourgeoisie qu'il s'agit. Or Thiers n'avait pas besoin de religion pour la bourgeoisie, car il n'y avait pas à craindre qu'elle devint socialiste.

Aussi à partir du moment où l'on vint à traiter la question de l'enseignement secondaire, l'attitude de ceux qui avaient besoin de « gendarmes en soutane changea-t-elle complètement.

C'est là ce que souligne si bien le premier en date de ces magnifiques ouvrages qui ont ouvert à M. de la Gorce les portes de l'Académie française: L'Histoire de la seconde république française. L'on voit là le récit si piquant de la première séance de la Commission chargée de rédiger la loi. Montalembert a préparé toute la lutte; mais voici qu'il entend les discours de Cousin et de Thiers, les deux maîtres de la situation, ne l'oubliez pas, ceux de qui dépend la majorité de l'Assemblée législative. Il est tout étonné de s'apercevoir qu'ils tiennent bon sur la question de l'enseignement secondaire et il se passe alors un fait sur lequel je reviendrai tout à l'heure. Montalembert se décide à rester muet; nous verrons pourquoi. Il est là silencieux, lui qui se sent une telle force en lui-même, qui aime tant sa cause, qui aime tant combattre pour elle mais il sent que son ardeur peut tout compromettre et il se tait.

Cette distinction qui est faite entre le peuple et la bourgeoisie est donc déjà un premier élément dont il faut tenir compte. Mais on dit encore :

« Les catholiques de la Commission ont obtenu une chose énorme. Les

congrégations non autorisées, les Jésuites particulièrement, dans le texte primitif, étaient exclus de la liberté. Or, que s'est-il passé ensuite à la Commission? L'on a assisté à une lutte magnifique. Dupanloup s'est levé, il a, pour les Jésuites, combattu deux jours, contre Thiers et Cousin et il a fini par leur arracher la liberté des Jésuites et de toutes les autres Congrégations non autorisées.

Thiers s'avoue vaincu, finit par se rendre et frappant sur l'épaule de Cousin lui dit : « L'abbé a raison, je ne m'oppose plus à l'article, les Jésuites rentreront seulement je demande que le jour où il sera discuté dans l'assemblée, vous me laisserez me cacher sous mon banc; car comment voulez-vous que je défende ces Jésuites dont j'ai naguère demandé l'expulsion? »

Thiers se croyait beaucoup plus peureux qu'il ne l'était. Vous savez, en effet, qu'au jour de cette bataille il ne s'est pas caché sous son banc, mais qu'au contraire il a, par un grand acte de courage, répudié tout ce qu'il avait dit en 1845. C'est en partie à lui, il faut lui rendre cette justice, que les Jésuites ont pu ensuite enseigner en France.

Eh bien donc l'on disait aux catholiques de la Commission : « Vous avez obtenu cette énorme chose : la liberté de l'enseignement pour les Jésuites, donc vous pouviez tout obtenir. »>

Est-ce bien exact?

Hélas, je connais depuis longtemps ce que l'on appelle les combinaisons parlementaires. En général, quand on obtient quelque chose du Parlement, c'est pour faire, d'autre part, un sacrifice. Je ne sais pas si cela s'est passé ainsi à la Commission de 1850, mais la chose est probable. Obtenir plus, d'hommes tels que Thiers et Cousin, était bien difficile car eux et leurs pareils avaient la superstition de l'Université.

:

J'ai connu un homme que j'ai profondément estimé, qui était un catholique pratiquant, prêt à tout sacrifier pour sa foi, c'était M. Wallon. Lui aussi avait la superstition de l'Université. M. Wallon a combattu même le projet qui est devenu la loi de 1850, il l'a combattu tel qu'il était; il lui paraissait être une machine de guerre contre l'Université et il croyait que l'arrière-pensée de Montalembert et de ses amis était de supprimer les écoles publiques. M. Wallon disait qu'il ne voulait pas que l'Université reçût un pareil coup.

Quand on voit un catholique comme M. Wallon se laisser ainsi dominer par cette superstition de l'Université, on comprend que des non catholiques qui partageaient ses idées sur ce point aient été irréductibles sur une pareille question.

Il me semble aussi qu'il y a un fait aussi important et peut-être même plus important que ceux que je viens de vous faire connaître en faveur de la thèse des catholiques qui soutenaient qu'on ne pouvait pas obtenir plus que ce qu'on obtint en 1850. C'est l'attitude de Montalembert.

Déjà sous la monarchie de juillet il y avait des catholiques qui voulaient transiger et qui disaient : « Après les échecs de 1841 et de 1845, nous ne pourrons jamais aboutir que par une transaction. » Ces catholiques

n'étaient pas les premiers venus; ils s'appelaient Dupanloup, Lacordaire, Ozanam. Montalembert ne fut jamais avec eux. A cette époque, parler d'une transaction, c'était, pour Montalembert, presque parler d'une trahison. Vous vous rappelez peut-être avec quelle sévérité il traitait dans une lettre datée du 7 juillet 1844, les hommes de transaction, les diplomates : Dans toutes les grandes affaires de ce bas monde, disait-il, il y a deux espèces d'hommes : les hommes de bataille et les hommes de transac«<tion, les soldats qui gagnent les victoires et les diplomates qui concluent «<les traités, qui reviennent chargés de décorations et d'honneurs pour voir << passer les soldats aux Invalides. >>

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C'était lui encore qui, lorsque l'on conseillait la prudence et qu'on lui disait qu'il y avait des catholiques trop téméraires, répondait : « Allons donc, je ne crains pas les imprudences des catholiques, je ne crains que leurs défaillances. » Vous voyez donc que Montalembert n'était pas précisément un homme enclin à transiger.

Cependant, dès le début, nous l'avons constaté, il s'efface. Nous avons vu la scène rapportée par M. de la Gorce; il voudrait parler, dire ce qui est au fond de sa pensée et de son cœur; il y renonce.

On a prétendu que Montalembert avait cédé à l'influence des autres catholiques qui étaient là. Je pense que tous ceux qui croient cela n'ont pas connu le caractère si haut de Montalembert. Il n'était pas homme à subir l'influence de qui que ce soit.

Agit-il par intérêt personnel? Personne ne l'a soutenu. Aucun de ses adversaires n'a songé à le prétendre. Montalembert n'a jamais agi par

intérêt.

Montalembert, dans la circonstance, s'est sacrifié il a dit un mot qui résume toute sa pensée et qui indique que son véritable mobile était le devoir. Ce mot, le dernier, je crois, qu'il prononça en sortant de la Commission est celui-ci : « J'offre à l'Eglise, mon impopularité, comme un dernier hommage!» (Applaudissements.)

Il n'y a pas que l'attitude de Montalembert qui soit caractéristique ici; il y a aussi celle de Mgr Parisis.

Mgr Parisis, qui joua un rôle énorme et tout à fait intransigeant sous le gouvernement de juillet, avait le droit de se plaindre que M. de Falloux ne l'eût pas appelé à faire partie de la Commission. Aucun évêque n'en fut d'ailleurs ce qui fit écrire à Louis Veuillot ce joli mot : « On a mis les « évêques de côté, tandis que l'on a fait représenter dans la Commission « toute la prélature universitaire. >>

Mgr Parisis avait donc des raisons de garder rancune aux auteurs de la loi de 1850. Or voici ce que dit à ce sujet M. Eugène Veuillot de Mgr Parisis: « Mgr Parisis condamnait le principe de cette loi, mais d'autre part, il << doutait que l'Eglise pût obtenir à meilleur prix une partie au moins de <«< cette liberté sans laquelle son action sur les nouvelles générations se « perdait de plus en plus. »

M. Eugène Veuillot ajoute:

« Cette attitude du grand évêque lui nuisit des deux côtés du parti catholique: il perdit sa popularité. Il le vit et resta ferme dans sa voie.

« Le jour du vote définitif, bien qu'il eût conseillé à ses amis de dire oui, << il s'abstint. » Et il a donné dans une lettre à l'Univers la raison de cette abstention en écrivant : « En présence de quelques divergences dans l'Episcopat, j'ai craint que mon vote ne parût un blâme indirect envers mes vénérables collègues. >>

Ensuite Mgr Parisis publia un commentaire de la loi.

Il convient encore de signaler l'attitude du Père de Ravignan « qui, dit M. de la Gorce, agissant sans doute au nom de son ordre, remercia M.Thiers de sa loyale intervention ».

Il parut aussi un bref de la Secrétairerie pontificale félicitant Molé, Montalembert et Falloux « des services rendus par eux à l'Eglise ».

Pie IX prononça une phrase qui, pour moi, est le mot de la situation; l'Eglise, proclama Pie IX, sait se contenter « d'une liberté imparfaite quand elle est compatible avec son existence et ses devoirs ».

Puis, l'acte pontifical finissait par demander l'exécution de la loi, et à tous les catholiques, l'union dans l'exécution.

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C'est alors que parut le célèbre article de Louis Veuillot. Je vous en ai lu le début; il est très dur pour la loi, comme vous l'avez vu, mais il faut lire aussi la fin. C'est ce que j'appellerai une des plus belles et des plus loyales tendues de main après la bataille à des adversaires avec lesquels on va combattre désormais côte à côte contre l'ennemi commun: « Les liens si forts et si chers qui nous attachaient à quelques-uns des << auteurs de la loi ne sont point brisés. Nous sommes prêts à marcher « d'accord avec eux, soit pour réformer cette loi si, à l'expérience, elle se « trouve décidément mauvaise, soit pour en tirer le meilleur parti possible, si elle est exécutable, soit pour la défendre si enfin nous nous som« mes décidément trompés. Puisse cette dernière éventualité se réaliser • préférablement à toutes les autres. Notre amour-propre ne peut pas recevoir de blessures quand l'intérêt de l'Eglise est sauvé. » (Applaudissements.)

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Ce que l'on voit le lendemain du vote, c'est donc la réconciliation générale. C'est, en février 1851, M. de Falloux écrivant à Louis Veuillot :

« Vous savez que je n'ai jamais cessé de vous aimer très fidèlement et il m'est très doux de reprendre en sus l'habitude de vous remercier. » Il terminait sa lettre par « l'assurance de sa vieille et très affectueuse gratitude, de sa très habituelle admiration ».

Il se passa aussi une scène, topique, que M. Eugène Veuillot raconte avec beaucoup d'humour dans la vie de son frère. C'est la rentrée à l'Univers de Montalembert:

« Il y eut aussi et plus intimement reprise des vieilles relations avec le comte de Montalembert. Un beau jour, le monocle fixé sur l'œil droit, le chapeau en arrière, le cigare à la bouche, il entra à l'Univers comme on « rentre chez soi : Il fut accueilli de tout le monde comme si on l'avait vu « la veille. >>

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Hélas, cela ne devait pas durer longtemps. Alors que l'on voudrait toujours voir tous ces grands catholiques amis et la main dans la main, vous savez comment plus tard ils se divisèrent; mais il faut rendre toujours justice à tous si Montalembert et Veuillot ne se sont pas réconciliés, ce ne fut pas la faute de Louis Veuillot.

Il nous faut voir maintenant ce qu'a été l'exécution de la loi. Tous les catholiques sans exception se mirent à l'œuvre. Tout l'épiscopat dont une grande partie avait protesté contre le vote de la loi, l'appliqua avec le plus grand dévouement et la plus grande ardeur. On arriva à des résultats véritablement admirables. Au bout de deux ans, il y avait 256 écoles secondaires libres qui étaient fondées et qui prospéraient.

Allons-nous maintenant, Mesdames et Messieurs, nous demander si vraiment la loi de 1850 a fait du bien? Ici, je vous demande d'abord de parler, comme l'on dit au Parlement, en mon nom personnel. Jamais pour mon compte je n'aurai assez de gratitude pour la loi de 1850. C'est à elle que je dois mes maîtres, ces maîtres que je veux nommer, qui s'appellent les Jésuites. Ce sont eux qui m'ont donné cet enseignement, contre lequel je l'avoue, pendant les années passées au collège je me suis senti parfois certaines révoltes. Mais à mesure que j'ai avancé dans la vie, plus les années se sont accumulées sur ma tête, plus j'ai compris, plus j'ai senti le bien qu'ils 'm'ont fait. Si je leur en suis profondément reconnaissant, je le suis également à ceux grâce à qui j'ai pu recevoir leurs leçons. Aux Dupanloup, aux Montalembert, aux Falloux, aux Parisis, à tous ceux qui ont participé à l'œuvre de 1850. (Applaudissements.)

Messieurs, si j'en croyais certaine phrase de l'article de Louis Veuillot que je vous citais tout à l'heure, je ne devrais à Louis Veuillot aucune espèce de reconnaissance. Voici, en effet, ce qu'il écrivait :

« Si cette loi fait du bien, nous n'aurons nul droit aux louanges et aux << bénédictions que mériteront ses auteurs. »>

Eh bien! Louis Veuillot se trompait. Ma reconnaissance lui va comme aux autres, parce que je me rappelle l'admirable campagne qu'il a poursuivie dans les huit dernières années du Gouvernement de Juillet, campagne qui a abouti à la loi de 1850. En effet, si cette campagne n'avait pas eu lieu, la loi n'aurait jamais été votée. De plus sa polémique elle-même de 1850 n'a pas été sans résultat appréciable. Quand les parlementaires sont en train de discuter un projet de loi, ils ont besoin que les amis du dehors les aiguillonnent, leur disent qu'ils doivent demander plus qu'ils n'obtiendront peut-être. Oui, Louis Veuillot a été l'un des plus grands auteurs de la grande œuvre, et lui-même dans un moment d'expansion, l'a reconnu.

C'était le 8 décembre 1857. Il était allé au Collège de Vaugirard, où nous nous sommes réunis pendant de longues années, nous aussi, le 8 décembre, jour de l'Immaculée Conception, date de la fête patronale du collège fermé aujourd'hui. C'était la première fois que l'on y recevait Louis Veuillot; les Pères Jésuites voulaient le fêter. Il venait d'apercevoir dans la grande salle des flacons de champagne; et comme les Révérends Pères lui disaient « Nous allons trinquer ensemble », Louis Veuillot, leur répondit : « Ah!

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