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ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR LIBRE

INSTITUT CATHOLIQUE

DE PARIS

ASSEMBLÉES SOLENNELLES

ANNÉE SCOLAIRE 1914-1915

MESSE DU SAINT-ESPRIT, 3 NOVEMBRE 1915

Le mercredi 3 novembre, à 8 h. 1/2, a été célébrée dans l'église SaintJoseph de l'Institut catholique la messe du Saint-Esprit pour la rentrée des cours; M. l'abbé Prunel, vice-recteur, officiait; S. Em. le cardinal Amette, archevêque de Paris, assistait au trône pontifical. Mgr le Recteur, MM. les Professeurs, MM. les Supérieurs et Directeurs des séminaires universitaires assistaient à la cérémonie, ainsi que les étudiants, un grand nombre de membres de leurs familles, d'amis et de bienfaiteurs de l'Œuvre.

Avant la messe, M. le chanoine Pisani a donné lecture de la liste des élèves et anciens élèves tués à l'ennemi pour lesquels le Saint Sacrifice allait être offert.

Après l'Evangile, Mgr le Recteur est monté en chaire et a prononcé le discours suivant :

Paratum cor meum, Deus, paratum cor

meum.

Mon cœur est affermi, Seigneur, mon cœur est prêt. (Ps. cvII, 1.)

EMINENCE,
MESSIEURS,

CHERS AMIS,

Qui de nous eût pensé l'an dernier qu'après douze mois écoulés nous nous retrouverions au pied de cet autel dans des circonstances tellement semblables, non moins douloureuses, non moins tragiques, sans autre différence que la multiplication des actes héroïques et des deuils, des beaux exemples et des vides cruels?

Le caractère principal de cette guerre et peut-être la plus rude épreuve. qu'elle nous imposé, c'est sa longue durée dans une extrême tension.

Des guerres longues, il s'en est rencontré plus d'une au cours de l'histoire; certaines ont duré des années. Mais des intervalles séparaient les opérations de guerre; on prenait des quartiers d'hiver; il y avait des accalmies; les théâtres des combats étaient distants les uns des autres; les armées peu nombreuses; presque toute la population, malgré ses souffrances, vaquait à ses occupations ordinaires; peu de familles étaient atteintes dans leurs affections.

Cette fois, le front est continu; tous les hommes en âge de se battre sont sous les armes; la lutte est de tous les instants; pas une minute d'inattention n'est permise; partout il faut veiller; nulle famille n'est épargnée. Nous vivons dans l'extraordinaire et l'extraordinaire se déroule avec l'implacable régularité, osons dire la monotonie de la vie normale, ou même des phénomènes naturels.

La guerre a commencé dans les splendeurs de l'été; puis les feuilles sont tombées; les pluies, les neiges sont venues; et de nouveau les arbres ont reverdi, les fleurs se sont épanouies, le soleil a brillé; voici que derechef l'humide et froide nuit s'étend sur la terre dépouillée; et la guerre continue, s'adaptant aux saisons qui se succèdent.

Chaque jour, dans sa course plus ou moins longue, le soleil éclaire les mêmes spectacles. En le voyant paraître et disparaître, nos hommes dans les tranchées pensent au soleil de chez eux, soleil du matin qui sur leurs champs boit les gouttes de rosée, soleil de midi qui dore leurs moissons, soleil du soir qui empourpre leurs plaines à l'horizon. Mais en même temps ils se demandent, tantôt avec insouciance, tantôt avec angoisse, pour combien d'entre eux ne se couchera pas le soir l'astre qui, le matin, s'était levé pour tous. Et chaque jour, en effet, beaucoup ferment les yeux à la lumière.

Depuis quinze mois, dans les hôpitaux, l'aube matinale étend sa lueur blafarde et les lampes du soir leurs reflets tremblotants sur les pauvres figures grises et enfiévrées de milliers de blessés que, fidèles à leur poste, médecins, infirmières, aumôniers, disputent à la souffrance et au trépas. Là aussi, tous les jours, la mort fait son choix; ce père de famille, ce mari, ce frère, ce fils bien-aimé, va prendre place dans l'interminable file des tombes militaires; et chaque fois, le lugubre cortège provoque les mêmes réflexions et les mêmes plaintes, les mêmes exclamations douloureuses, les mêmes sanglots, les mêmes consolations.

Tous les matins, le courrier nous apporte, en des termes presque identiques, son contingent d'actes et de sentiments sublimes, citations à l'ordre du jour, lettres vibrantes de patriotisme et de foi, faire-part tristes et glorieux articles de journaux qui nous redisent nos raisons d'espérer.

Quotidiennement enfin, la cloche de nos églises appelle les fidèles à prier pour la victoire de la France, pour la sauvegarde de ceux qui combattent, pour l'éternel salut de ceux qui sont tombés; tandis que du haut de la chaire descendent les paroles qui encouragent et qui réconfortent.

Spectacle imposant, Messieurs, mais inquiétant aussi! De cette longue durée, de cette extrême tension, de cette monotonie de la tâche, la lassitude ne va-t-elle pas naître? Lassitude de combattre, lassitude de souffrir, lassitude de soigner, lassitude de pleurer, lassitude d'admirer, lassitude de prier, lassitude d'exhorter?

Est-ce seulement par la régularité et la constance que cette guerre semble procéder à la manière des forces naturelles? Non. C'est encore par la puissance presque irrésistible des masses qu'elle met en mouvement, par l'organisation scientifique des moyens dont elle se sert et par la violence de ses coups'.

Autre danger, Messieurs, pour notre faiblesse. Si nous sommes en présence d'une action formidable et presque fatale, que pouvons-nous, pauvres petits individus humains? Que signifient nos efforts? Laissons faire! Nous ne sommes que grains de sable roulés par les eaux mugissantes.

Lassitude, sentiment de notre impuissance personnelle, c'est contre cette double et périlleuse tentation que je voudrais vous prémunir, Messieurs et chers amis. Je viens vous supplier de demeurer fermes aujourd'hui, de vous préparer pour demain, et je résume toute la leçon que je me propose de vous apporter au début de cette année scolaire en belle parole du psalmiste: paratum cor meum, Deus, paratum cor meum, qui dans la langue originale comporte ces deux sens : mon cœur est affermi, Seigneur, mon cœur est prêt.

cette

Eminence, n'est-elle pas, cette parole, comme la devise de votre vie, à vous que les devoirs les plus difficiles et les responsabilités les plus lourdes trouvent toujours ferme et toujours prêt? Ah! si nous étions tentés de nous abandonner, si ceux qui ont mission d'exhorter songeaient à se réfugier dans un morne silence et ceux que l'on exhorte dans l'immobile attente des événements, nous n'aurions qu'à tourner les yeux vers notre premier pasteur, à le regarder agir, parler, prier, pour rougir de notre lâcheté et retrouver notre courage.

I

Jamais la fermeté du cœur et la virilité du caractère n'ont été des qualités plus nécessaires.

Que dans les tranchées nos hommes se lassent d'attendre, sous le feu des bombes, l'heure de l'attaque et celle de la mort; que dans les hôpitaux, médecins et infirmières se lassent de prodiguer des soins fatigants et fastidieux; qu'à l'arrière, ceux et celles qui sont restés se lassent de supporter l'absence, l'angoisse ou la douleur; que ceux à qui incombe le devoir d'entretenir l'esprit public se lassent d'écrire ou de parler; que les croyants se lassent de faire monter vers Dieu leurs prières et leurs sacrifices; c'est l'effondrement rapide et certain de tout ce que la France a fait depuis quinze mois; le fruit de tant d'efforts, de

1. « Telle est, écrit André Beaunier, l'immensité des événements, qu'ils ont l'aspect d'un mouvement géologique.

tant de souffrances, de tant de sang est irrévocablement perdu; c'est la paix sans doute, mais la paix humiliante, et avec quelles perspectives pour l'avenir!

Or qu'est-ce qui nous arme, les uns et les autres, combattants, médecins, infirmières, parents de ceux qui se battent, écrivains, prédicateurs, qu'est-ce qui nous arme contre la lassitude? Uniquement la force morale, la fermeté du cœur, la virilité du caractère.

Deux armées et deux peuples se dressent vis-à-vis l'un de l'autre : qui triomphera? Celui qui à la force matérielle, joindra la plus grande force morale. De quel prix n'est donc pas pour nous la possession de cette force. . Ce n'est pas tout ces deux armées, ces deux peuples, vous disais-je tout à l'heure, nous paraissent agir à la manière des éléments. A quoi est due cette impression? A la masse colossale des forces d'une part, et de l'autre à leur organisation.

:

Fort bien mais qui met ces masses en mouvement et qui les dirige? Des volontés individuelles. Qui les a organisées et qui maintient leur organisation? Encore des volontés individuelles.

Et ces volontés individuelles doivent être d'autant plus fortes que la masse à mouvoir est plus considérable et l'organisation plus difficile à créer, puis à entretenir.

Donc, de quelque point de vue que je les envisage, derrière les forces matérielles, je trouve la force morale, je trouve l'homme, vir, et sa valeur personnelle, virtus.

En fait, Messieurs, cette guerre de masses humaines et de formidables machines est une de celles qui portent de la façon la plus indélébile la marque de certaines personnalités. L'action des hommes sur les événements s'est manifestée autant que jamais.

Qui a rendu la guerre inévitable? La volonté d'un homme. Qui lui a donné, du côté de nos ennemis, ce caractère de brutalité, de cruauté calculée, de faux mysticisme dans le rôle usurpé de fléau de Dieu ? La volonté d'un homme qui, non content d'incarner en lui les rêves ambitieux du pangermanisme, s'est proclamé lui-même le représentant et le vengeur de la Divinité.

La loyale et généreuse conduite d'un autre souverain n'a-t-elle pas auréolé de noblesse toute la cause des Alliés?

Le caractère ferme, prudent, tenace, ménager de la vie humaine, du général en chef de nos armées, n'a-t-il pas singulièrement contribué à donner sa physionomie à la campagne de France? Que dis-je ? A sauver la patrie. Supposez, au lendemain de Charleroi, un général brave, intelligent. capable, mais susceptible de s'affoler ou de défaillir devant la perspective d'un désastre possible, que fût-il advenu de nous ?

Et ainsi, Messieurs, du petit au grand, et du haut en bas de notre armée. Ces armées si nombreuses qui eussent facilement dégénéré en un troupeau humain, ces armées composées d'individus de qui on réclame le maximum d'effort, qui donc les a entraînées, qui donc les entraîne? Des hommes, toujours des hommes. Celui-là se lance en avant, et les autres

le suivent; il sait que, passant le premier, il y laissera sa vie, mais que d'autres, grâce à lui, franchiront l'obstacle et ne s'arrêteront pas avant d'avoir vaincu.

Hommage à ces vaillants! Hommage à cette élite de notre jeunesse! Et plus particulièrement hommage à vous qui avez appartenu à cette maison et en resterez l'honneur! A vous, maîtres de qui, depuis tant de mois, nous sommes sans nouvelles, après avoir appris que vous vous étiez héroïquement battus! Maitres qui portez sur votre corps la cicatrice de glorieuses blessures! Etudiants, anciens étudiants, cités en si grand nombre à l'ordre de l'armée, tués, blessés, mutilés! A vous tous qui avez donné l'exemple, qui avez été des entraineurs! Ni vos souffrances, ni votre mort ne sont demeurées vaines. Vous avez été des hommes et vous avez créé des hommes. C'est de votre courage personnel qu'a été fait et qu'est fait encore l'effort de tous.

Jeunes gens qui m'écoutez aujourd'hui et qui venez sur les bancs de cette Université prendre la place de vos aînés, il faut que, vous aussi, vous soyez des hommes et que vous acquériez avant tout les qualités viriles et fortes dont la patrie a si grand besoin.

En d'autres temps peut-être, à la sortie du collège, eussiez-vous pu, sans trop de remords, rechercher les douceurs que dans l'ordre intellectuel et moral se réserve souvent la vie d'un étudiant, travailler en dilettantes, ou contempler à loisir les drames intimes de vos âmes. En ces heures si graves, renoncez aux occupations sans portée, aux peines stériles, aux inutiles rêveries! Soyez des hommes ! Que vos cœurs s'affermissent! Paratum cor meum, Deus, paratum cor meum!

Mais, chers amis, l'homme se fait peu à peu : par la culture de la volonté et de l'intelligence, on devient un homme. Le devoir d'être fermes s'accompagne du devoir d'être prêts, et donc de se préparer. C'est pour accomplir en vous cette œuvre de préparation que vous êtes ici.

II

Un écrivain distingué, moral, et d'inspiration chrétienne, Henri Bordeaux, au début de ce très beau livre La Jeunesse Nouvelle 2, où il a publié les lettres, si dignes de notre admiration, de deux jeunes officiers, l'un mort à l'ennemi, et l'autre disparu, décrit avec grâce, d'après Villehardouin, le départ plein de confiance des croisés, quittant par une radieuse journée le port de Corfou; et pour commenter ce passage, il évoque une juste réflexion de Sainte-Beuve : « Sentiment du départ naturel à l'homme que chaque génération, mêlée à une belle entreprise, éprouve à son tour. » Naturel surtout à la jeunesse au moment où, faisant pour la première fois l'expérience de son indépendance et l'espoir enflant ses voiles, elle part pour conquérir ce qui constitue à ses yeux le prix de la vie, de cette vie dont elle souhaite ardemment connaître le secret. Tout de suite elle 1. Henri BORDEAUX, La Jeunesse nouvelle, p. 155: « Celui qui commande crée des hommes. » 2. Paris, Plon et Nourrit, 1915.

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