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déclare que l'abus de confiance. comme le vol, se compose de deux éléments, du fait et de l'intention frauduleuse de s'approprier la chose d'autrui, et qu'il appartient aux juges correctionnels d'apprécier la prévention sous ce double rapport. »

Enfin un arrêt déclare encore: « que les détournements commis en violation d'un mandat préexistant ne constituent pas le délit d'abus de confiance, uniquement par le fait d'une rétention plus ou moins prolongée des fonds ou valeurs remis au mandataire, à la charge d'en faire un emploi déterminé; qu'il faut, en outre, que cette rétention ait pour mobile une invention frauduleuse et pour but de priver définitivement le mandant de tout ou partie des fonds ou valeurs détournés 2. >>

2273. Mais à quels signes reconnaître la fraude? Doit-elle être présumée par le seul fait du détournement? Résultet-elle nécessairement de l'impossibilité où s'est placé l'agent de restituer les effets qui lui ont été confiés ?

M. Merlin, dans un réquisitoire qui a précédé l'arrêt du 18 novembre 1813, s'est exprimé en ces termes : « Il n'est ni impossible, ni même difficile de fixer l'époque où naît l'action criminelle contre le mandataire qui s'approprie les deniers de son commettant. Cette action nait à l'instant même où les deniers du commettant sont employés par le mandataire à son usage personnel. On sait bien que la pratique n'est pas, à cet égard, tout à fait d'accord avec la théorie. On sait bien que, dans la pratique, le mandataire qui s'est approprié les deniers de son commettant n'est poursuivi par action criminelle que lorsque, son insolvabilité venant à éclater, il se trouve dans l'impossibilité de rendre l'équivalent de ce qu'il a pris, et qu'on en use aussi de même à l'égard des receveurs des deniers publics. Mais il n'en est pas moins cons

1. Cass., 30 août 1849, Bull. n. 229.

2. Cass,, 29 déc. 1866, Bull. n. 278. ** Mais il n'est pas nécessaire que la fraude soit exprimée en termes formels, et il suffit qu'elle ressorte des faits constatés par l'arrêt. (Cass., 16 août 1877, Bull. n. 193; - 23 août 1877, Bull. n. 200; 17 janv. 1878, Bull. n. 15).

tant en théorie que le délit a été commis au moment même où le mandataire, portant la main sur la caisse, a usé, comme de son bien personnel, de choses qui ne lui appartenaient pas, et que si, ce qu'on ne fait jamais, on agissait avec lui avec toute la rigueur de la loi, on le punirait même après qu'il aurait rendu l'équivalent de ce qu'il a pris, comme on punirait un voleur, même après qu'il a restitué l'objet qu'il avait soustrait frauduleusement. Pourquoi, du reste, la pratique diffère-t-elle à cet égard de la théorie ? Parce que le mandataire qui reçoit les deniers de son commettant n'est pas obligé de constater, et ne constate pas, en effet, les espèces dans lesquelles il les reçoit que, lorsqu'il en représente l'équivalent, il est censé les avoir conservés en nature, tel qu'il les a touchés, et que, par la raison contraire, lorsqu'il ne peut pas en représenter l'équivalent, il est censé ne les avoir détournés à son profit qu'à l'instant même où son délit est reconnu 1. >>

Cette doctrine nous paraît inexacte. En premier lieu, il est difficile de concevoir la distinction faite par ce magistrat entre la théorie et la pratique, en ce qui concerne la répression de ce délit. La théorie d'une loi se compose de l'ensemble des principes de cette loi; or, la loi a-t-elle posé comme une règle que le seul usage des effets confiés à l'agent constituerait ce délit? Nullement; elle n'a incriminé que le détournement et la dissipation de ces effets, et ces expressions seules indiqueraient que, dans son esprit, le délit n'est consommé que par la perte de ces effets. La théorie invoquée par M. Merlin n'est donc qu'une abstraction prise en dehors de la loi, et qui ne peut exercer aucune influence sur son interprétation.

2274. Ainsi on ne peut dire avec ce jurisconsulte que le délit est consommé au moment où celui auquel des deniers ont été confiés les emploie à son usage personnel. Sans doute le mandataire méconnaît ses engagements, il est infidèle à son mandat, lorsqu'il se sert de ces sommes qui lui ont été remises; mais cette inexécution du contrat peut ne donner lieu

1. Rép., vo Vol, sect. 2, § 3.

qu'à des dommages-intérêts que le Code civil a pris soin de stipuler d'avance, en disposant, par son art. 1996, que le mandataire doit l'intérêt des sommes qu'il a employées à son usage, à dater de cet emploi. C'est la fraude seule qui constitue le détournement: le mandataire ne détourne pas une somme, par cela seul qu'il l'emploie à son usage personnel, s'il a l'intention et les moyens de la rembourser, soit à une époque fixée pour en faire l'envoi, soit à la première demande du mandant. Le détournement n'existe que lorsque le mandataire, en faisant emploi des deniers, agit pour en frustrer le propriétaire, lorsqu'il a l'intention de se les approprier à son préjudice; c'est cette appropriation frauduleuse qui constitue le délit. La seule difficulté est de poser une limite entre l'emploi momentané et le détournement frauduleux.

Le mandataire qui emploie à son usage personnel les deniers qui lui ont été confiés a l'intention de les restituer, ou celle de se les approprier au préjudice de son commettant. Dans la première hypothèse, il commet une faute dans l'exécution du contrat, mais non un délit ; il doit l'intérêt des sommes dont il s'est servi, mais il n'est passible d'aucune peine. Dès qu'aucune pensée frauduleuse ne peut lui être imputée, il n'est qu'un débiteur retardataire, et il n'est tenu que de réparer le dommage qu'il a causé. La solution devient plus douteuse si, après avoir fait emploi des sommes confiées, le mandataire est devenu insolvable, car il est plus difficile d'admettre qu'il ait été de bonne foi. En règle générale, on peut dire que le mandataire devait connaître sa position, et savoir qu'en employant à son usage les deniers qui lui avaient été remis, il les exposait, et qu'il consommait dès lors un véritable détournement; son insolvabilité élève donc une grave présomption de fraude et donne ouverture à l'action criminelle. Mais, dans ce cas même, s'il établissait qu'au moment de l'emploi il était de bonne foi et que son insolvabilité est le résultat d'événements imprévus et postérieurs au détournement, la poursuite n'aurait plus de base, le délit s'effacerait avec la fraude.

2275. Dans la deuxième hypothèse, celle où l'intention du mandataire a été de s'approprier les deniers au moment

même où il les employait à son usage, on peut dire avec M. Merlin que le délit a existé dès ce moment, par le concours du fait matériel du détournement et de la fraude. Mais comme cette fraude ne peut se constater par elle-même, comme elle ne peut résulter que du défaut de restitution, et qu'il importe, dans une matière aussi délicate et qui touche si intimement à l'exécution des conventions, que l'action répressive ne marche qu'en s'appuyant sur des faits précis, il est vrai de dire que le délit n'existe qu'alors que la restitution est déniée ou qu'elle est devenue impossible 4. Il est donc inexact de comparer le mandataire qui restitue les sommes qu'il a employées à son usage, au voleur qui restituerait l'objet qu'il aurait soustrait frauduleusement: dans le vol, cette soustraction consomme le délit, et la restitution ultérieure ne saurait le faire disparaître; dans l'abus de confiance, le délit n'existe point encore, tant que le mandataire n'a pas dénié sa dette, tant qu'il n'a pas eté mis en demeure de l'acquitter; ces deux espèces, rapprochées par M. Merlin, n'avaient aucun rapport. Ce n'est qu'au cas où le délit est consommé, que la restitution peut devenir inutile parce qu'elle est tardive 2. La règle générale en cette matière est qu'il n'y a délit susceptible d'une poursuite correctionnelle, qu'après que celui à qui des deniers ou effets ont été confiés a été mis en demeure de les restituer. Il ne s'agit point, il est inutile de le dire, d'une mise en demeure par acte d'huissier, mais de réclamations constatées et demeurées vaines 3.

2276. Cette doctrine a été confirmée par la jurisprudence, et nous avons déjà cité plusieurs arrêts qui la consacrent; nous en rapporterons encore quelques-uns. Des prévenus de contrebande, en état de détention, avaient chargé une per

1. »

* Jugé que le refus de répondre à la mise en demeure de restituer une pièce confiée à titre de dépôt devient un élément constitutif du délit d'abus de confiance et en précise la date; et que la prescription ne peut être acquise que trois ans après cette date. (Cass., 5 janv. 1883, Bull. n. 4).

2. Cass., 14 oct. 1854, Bull. n. 303.

3. Cass., 3 janv. 1863, Bull. n. 3.

sonne, moyennant un salaire, de verser dans la caisse de l'administration des contributions indirectes une somme qui était le montant d'une transaction avec cette administration. Le mandataire employa cette somme à son usage personnel, et ce ne fut qu'après plusieurs jours, pendant lesquels les prévenus gardèrent la prison, qu'il en effectua le versement. La Cour de Metz avait vu dans ce détournement momentané le délit prévu par l'art. 408; mais cette décision a été annulée par la Cour de cassation, « attendu que, par les expressions détourné ou dissipé au préjudice du propriétaire, l'art. 408 indique suffisamment qu'il ne fait pas consister le délit d'abus de confiance dans le simple retard qu'un mandataire salarié apporterait dans l'exécution de son mandat, mais dans le fait de ce mandataire qui, par son infidélité, se serait mis dans l'impuissance de remplir son mandat1. » La même Cour a de nouveau déclaré, dans une autre espèce, « qu'on ne saurait confondre le dol civil qui peut être apporté dans l'exécution d'un mandat, avec la fraude au moyen de laquelle le mandataire s'est mis dans l'impuissance de le remplir2. »

2277. En thèse générale, c'est le juge du fait qui seul peut constater l'existence de la fraude: il est compétent pour apprécier la défense du prévenu, fondée sur ce que les faits excluent le détournement, et son appréciation est souveraine. Ainsi, le rejet d'un pourvoi a été prononcé, « attendu que l'arrêt attaqué, en déclarant que, par suite d'une gêne momentanée, le prévenu a employé à ses besoins personnels partie d'une somme 3 qu'il avait été chargé de recouvrer pour le compte d'autrui et ne l'a restituée qu'après des réclamations réitérées et une instruction commencée, reconnaît et constate également qu'il était autorisé par ses mandants à conserver entre ses mains, jusqu'à parfait paiement, les à-compte par lui reçus; qu'il n'a jamais dissimulé les versements qui lui ont été faits, et que, en demandant des délais, il a offert de

1. Cass., 17 juill. 1829, Bull. n. 160.

2. Cass., 11 mai 1838, Bull. n. 124-et conf. Cass., 13 mars 1840, Bull. n. 80.

3. Cass., 13 mars 1840, Bull. n. 81.

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