Page images
PDF
EPUB

Déjà, lorsque la terre a produit une essence quelconque, elle est mal disposée à la reproduire immédiatement; c'est là un fait incontestable. Cependant je veux bien admettre, pour un instant, que le réensemencement soit complet et ne laisse rien à désirer. Sur des milliers de sujets, un seul devra parvenir à l'état d'arbre de futaie; mais, comme chacun est également propre par sa nature et sa destination à atteindre ce but, bientôt il s'élèvera entre tous une guerre d'autant plus acharnée qu'elle se fera à armes égales; guerre de vie ou de mort, presque aussi préjudiciable aux plus forts qu'aux plus faibles. S'il est possible d'éviter une partie de ces inconvénients par des éclaircies bien conduites et faites à temps, on ne pourra jama les faire disparaître tous entièrement. Les partisans de la nonalternance reconnaissent eux-mêmes que l'espace où se sont nourris les arbres enlevés par les éclaircies successives ne peut plus fournir d'aliment à ceux qui restent. Selon eux encore, pour conserver toujours la même essence dans le sol, il faut qu'il soit divisé en deux régions distinctes de couches supérieures et inférieures, dont l'uDe procure les substances nécessaires à la végétation, pendant que l'autre se livre au repos et devient la jachère de la futaie.

La non-alternance et la jachère sont donc deux choses inséparables. Maintenant, qu'on juge.

En agriculture, les plus grands produits s'obtiennent par l'alternance des essences et la suppression des jachères, et il est incontestable que les mêmes moyens conduiront aux mèmes résultats en sylviculture.

[ocr errors]

Que si vous n'êtes pas encore entièrement convaincus, consultez les auteurs forestiers les plus renommés, les Buffon, les Duhamel, les Varenne-de-Fenille, les Hartig, les Cotta et beaucoup d'autres. Que vous disent-ils, quand ils vous parlent de semis ou de plantations? Ne vous répètent-ils pas que, pour obtenir les meilleurs résultats, il faut mélanger le plus possible les essences, tout en choisissant celles qui doivent le mieux vivre ensemble? Ceux qui se montrent les plus hostiles au système que nous défendons, ont suivi leurs conseils, et ont proclamé par leurs actions ce qu'ils niaient dans leurs écrits; car le mélange des essences, dans les semis et plantations, conduit évidemment, ainsi que nous l'avons déjà expliqué, à leur alternance.

Dans les forêts, les essences sont plus ou moins nombreuses, mais elles sont toujours variées, et on trouve, en outre, sous bois, une assez grande quantité d'herbes et d'arbustes d'espèces différentes. Qu'arrive-t-il alors? quand un arbre a épuisé les sucs propres qui se trouvaient répartis autour de lui, il est naturellement et insensiblement remplacé par quelqu'arbuste ou par un arbre d'une autre essence. De cette sorte, l'alternance s'opère d'une manière imperceptible, tandis que

pour les essences cultivées, sans mélange d'espèces ou de variétés, elle est visible et palpable. Cependant, elle n'en est pas moins réelle, dans l'un comme dans l'autre cas.

En vain alléguerait-on en faveur de la non-alternance que certaines essences se sont perpétuées dans les mêmes forêts, depuis un temps immémorial. Nous venons de voir comment les différentes espèces d'arbres qui peuplent les bois peuvent se remplacer mutuellement, quand elles sont mélangées. Lorsque ce mélange n'existe pas, les arbres sont ordinairement très-éloignés les uns des autres et laissent inoccupée une partie du terrain, laquelle, à défaut de meilleures essences, se couvre d'herbages et d'arbustes et se prépare par cette voie, qui n'en est pas moins une alternance, à la reproduction plus ou moins tardive de l'espèce primitive. Ainsi, on a toujours vu, dans les forêts d'Eu, du chêne, du hêtre, du bouleau, du tremble et des morts-bois, et on y en verra toujours; leur richesse et leur prospérité en dépendent. Dans la Normandie, il y a depuis fort longtemps des pommiers, et on y en trouvera continuellement, sans que, pour cela, l'alternance cesse de s'y effectuer. De même, les cèdres du Liban se sont perpétués sur la montagne depuis un grand nombre de siècles. jusqu'à nos jours, mais avec cette différence qu'ils formaient autrefois des forêts impénétrables, et qu'on ne rencontre plus aujourd'hui que quelques arbres épars çà et là.

EN RÉSUMÉ,

Si on abandonne un champ et un bois à eux-mêmes, on ne tarde pas à voir croître, naturellement et pêle-mêle, dans le premier, une infinité de plantes qui se succèdent les unes aux autres alternativement, et dans le second, des arbres et des arbustes variés, qui se succèderont alternativement aussi, mais dans une période de temps beaucoup plus considérable. Voilà la loi générale de la nature.

Mais l'homme que ses besoins rendent d'autant plus industrieux qu'ils sont plus pressants, arrive bientôt dans le champ avec sa charrue et sa faulx. Là, les plantes se succèdent et se remplacent rapidement; par conséquent, point ou peu de difficultés à surmonter. Il laboure, il sème sans obstacle; il moissonne et récolte de même ; enfin, il commande, et la nature semble se plier à ses volontés. Cependant, quoiqu'il soit parvenu, par son travail et son industrie, à modifier l'ordre le plus naturel et le plus ordinaire de la croissance des plantes, en remplaçant par une seule espèce toutes celles qui couvraient précédemment le sol, après une récolte, il devra faire succéder à la plante produite une plante d'un genre différent, en sorte qu'il n'en sera pas moins constamment obligé de se conformer à la loi naturelle de l'alternance; car s'il a pu modifier sa marche, il ne pourra jamais la changer complétement.

Ce qui a été possible, facile même en agriculture, est toujours, au con

traire, resté impossible en sylviculture. Dans les bois, au lieu d'une ou de quelques années seulement, plusieurs siècles doivent souvent s'écouler avant de récolter, et il n'y a pas moyen de labourer, ni de semer aisément ; car tout y est empêchement et obstacle. Dès lors, on ne peut pas, même en ce qui concerne les arbres forestiers, changer, ni modifier, comme pour les plantes, la manière d'être de la loi d'alternance. Il faut qu'elle subsiste tout entière telle qu'elle est dans la nature, et la véritable, la seule différence que l'on doive admettre à cet égard, entre les plantes et les arbres, n'existe, comme je l'ai déjà dit, que dans leurs divers modes de culture. Quant à la loi de l'alternance, elle reste la même, et dans tous les cas.

Pour rendre cette vérité incontestable, il me suffira d'ajouter que ce qui ne peut avoir lieu en sylviculture, se pratique ordinairement en arboriculture. Ainsi, on ne sème et on n'élève presque jamais, dans une pépinière, qu'une seule essence. De même encore, on ne cultive souvent dans un herbage ou dans une plantation quelconque, qu'une même espèce d'arbres, et, comme alors il y a identité parfaite de culture entre les plantes et les arbres, alors aussi l'alternance des essences apparaît visiblement et devient tout aussi sensible, aussi évidente et aussi réelle pour les arbres que pour les plantes.

Ce serait, sans nul doute, un beau sujet que celui qui aurait pour but de rechercher par des études consciencieuses quelles sont les essences qui peuvent convenir le mieux à la qualité des terrains et celles qui doivent s'y succéder le plus avantageusement. Mais cette connaissance, indispensable en agriculture, où tous les semis se font artificiellement, ne l'est pas autant en sylviculture, où ordinairement la reproduction a lieu naturellement.

En ce qui concerne la culture des forêts, il suffit, par conséquent, de suivre les indications de la nature, de l'aider et de la diriger dans sa marche, afin de l'amener à nous faire retirer de nos bois de beaux et d'abondants produits. Nous y réussirons en laissant les essences qui les peuplent se développer suffisamment, et surtout en les mélangeant le plus possible; car qui dit mélange, dit alternance des essences.

Lorsque les essences d'une forêt sont suffisamment nombreuses et variées, leur alternance s'effectue d'elle-même. Les bois blancs succèdent naturellement aux arbustes et les bois durs aux bois blancs. Puis un chêne remplace un hêtre, un hêtre un chêne, et ainsi de suite. Les produits sont souvent tiercés et quelquefois même doublés, rien que par ce moyen. Supposez, en effet, un terrain suffisant pour y élever huit arbres de la même espèce. En variant les espèces, vous pourriez avoir au moins dix arbres au lieu de huit; mais ce n'est pas tout, car, à la seconde révolution, si vous vous obstinez à conserver la même essence, vous n'aurez plus même huit arbres, mais bien six ou cinq seu

lement, d'un produit fort inférieur aux premiers, et vous irez toujours en décroissant à chaque génération. On sait d'ailleurs que, même en agriculture, les récoltes mélangées ou multiples sont toujours les plus abondantes et les plus productives.

Maintenant si l'on considère toutes les vicissitudes auxquelles les forêts sont toutes également exposées', on conviendra que tout s'enchaîne, se lie et se coordonne merveilleusement dans cette grande et importante question à laquelle les projets de reboisement à l'ordre du jour prêtent en ce moment un degré d'intérêt de plus. L'alternance des essences protège d'ailleurs chaque arbre et chaque plante contre l'invasion des autres, c'est une loi écrite partout dans la nature, et il est temps que nous en fassions la base de la sylviculture, comme elle est déjà celle de l'agriculture.

[blocks in formation]

Le sorbier ordinaire, dont nous donnons ici la figure, existe dans la forêt de Compiègne, au canton de la Michelette; cet arbre a fait fourche à la hauteur de 1m 60 c., et la direction suivie par les deux tiges a été telle qu'elles se sont croisées, avec attouchement, à deux mètres au-dessus de la fourche. Le frottement de ces tiges, résultant de leur balancement par l'action du vent, a détruit l'écorce et préparé la greffe par approche qui s'est opérée dès que cette partie de l'arbre a acquis assez de force pour demeurer fixe, et laisser ainsi en contact permanent les deux parties usées par le frottement qui avait lieu lorsqu'elles étaient faibles.

Depuis dix ans, l'adhérence est complète, et M. Vallerant, gardegénéral, qui habite un poste voisin, et qui avait suivi les progrès de cette greffe naturelle, a voulu se rendre compte de l'intimité qui s'était établie entre ces deux branches au point de leur réunion; il a donc opéré la section d'une de ces branches à la fourche, c'est-à-dire deux mètres plus bas que la greffe, laissant ce tronçon pendant porteur d'une autre branche assez volumineuse. C'est en 1841 que cette opération a privé la tête et le tronçon de la branche coupée de toute autre alimentation terrestre que celle qu'ils pouvaient recevoir par la greffe; et cette ressource a suffi pour entretenir, jusqu'à présent, la vie dans cette partie privée de tout contact direct avec la racine.

Annales forestières, t. 3, p. 635 et suivantes.

[blocks in formation]

A Greffe, par approche, des deux parties de l'arbre bifurqué au point B.

B Bifurcation dont la partie D a été séparée il y a quatre ans, au mois de mars.

CCC Tige et branches appartenant à la partie de l'arbre qui reste en contact direct avec la racine.

DDD. Partie de l'arbre primitif séparée de la racine par la section au point B, et vivant, depuis quatre ans, par le seul contact de la greffe A. 1. La greffe se trouve à 3 m 60, du sol; la bifurcation se trouvait à 1m 60c seulement, le tronçon AB a donc 2m0c en contre-bas de la greffe. Ce tronçon, ainsi que la branche qu'il porte, ont vécu depuis quatre ans que la section faite au point B a été opérée ; mais l'accroissement, qui est une condition de la vie des arbres, a été extrêmement restreint dans cette partie de la branche D, tandis que, dans la partie de la même branche qui surmonte la greffe, l'accroissement a été tel que cette branche a aujourd'hui 0 m 070 millim. de diamètre dans sa

« PreviousContinue »