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que les discussions antérieures paraissent avoir suffisamment éclaircis

La considération principale, celle qui embrasse et domine toute cette matière, est prise dans le droit même de propriété, droit qui donne la vie et la force au corps social et auquel on ne peut imposer des restrictions arbitraires sans alarmer tous les intérêts et sans affaiblir le lien même de l'association commune. Il fut un temps où l'État était regardé comme plus instruit sur ce qui intéressait les citoyens que les citoyens eux-mêmes, et où le soin de les diriger dans l'exercice de leurs facultés lui appartenait. Il enseignait comment on devait cultiver la terre, exploiter les bois, tisser les étoffes, faire le négoce et le commerce. C'est sur cette base que reposait l'ancienne science économique. Les peuples furent lents à reconnaître qu'il y avait plus d'inconvénients que d'avantages dans un tel ordre d'idées, et que la liberté, limitée par l'intérêt public, clairement démontré, est en définitive le meilleur instituteur.

Cette vérité règne parmi nous depuis la Révolution, mais son empire y est et y sera longtemps encore combattu par des doctrines et des habitudes qui puisent toute leur puissance dans leur ancienneté. Les forêts étaient jadis considérées, en France, comme des propriétés esseniellement royales; leur culture, leur aménagement, leur exploitation faisaient partie du droit public. On croyait nécessaire de prescrire des règles pour le moment et la manière de couper les bois, et de restreindre, en vue du bien de tous, le droit qui appartient à chacun d'user de sa propre chose suivant sa volonté et même suivant ses caprices. La législation forestière de l'ancien régime, législation rigoureuse, et qui, dans les derniers temps, était, sur plusieurs points importants, tombée en désuétude, découlait de ce principe. Des idées contraires prévalurent en 1791. L'intérêt privé, disait-on alors, est le meilleur juge de ce qu'il lui convient de faire ou de ne pas faire, et l'intérêt collectif ou public se compose de la réunion de tous les intérêts privés. Si le propriétaire cultive son champ ou exploite ses bois d'une certaine manière, soyez assuré qu'il trouve, dans ce mode de culture ou d'exploitation, le moyen d'accroître ses profits; et puisqu'en augmentant sa propre richesse, il accroît celle du pays, laissez-le agir sous l'inspiration de son intérêt. Pourquoi l'État, qui juge les choses d'un point de vue élevé sans doute, mais purement théorique, car l'expérience, en semblables matières, lui manque, interviendrait-il dans des opérations de ce genre? Sera-ce pour prévenir quelques abus, pour réprimer les effets d'un engouement passager? Il peut s'en rapporter aux faits du soin de réprimer les tentatives irréfléchies, les entreprises téméraires, et réserver les mesures préventives pour des circonstances où l'intérêt commun serait véritablement menacé par l'usage absolu des droits individuels.

Nos lois ont adopté en partie ces idées. Les citoyens régissent leur propriété forestière comme ils le jugent convenable. Le gouvernement n'avait pas, depuis 1791, prétendu leur prescrire un mode de culture,

d'aménagement ou d'exploitation de préférence à tout autre; il les laissait sur ce point parfaitement libres; aujourd'hui il demande que la loi lui confère, jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné, le droit de s'opposer à tout défrichement qui lui paraîtrait contraire à l'intérêt général, et il propose, en outre, de considérer comme défrichement les coupes à blanc étoc dans les bois résineux, et toute exploitation qui aurait pour résultat la destruction des bois, quelle que soit leur nature en d'autres termes, il réclame le droit d'intervenir dans l'administration des bois possédés par les particuliers, à peu près comme il intervient dans celle des bois possédés par les communes ou par les établissements publics.

Nous allons faire connaître les motifs sur lesquels M. le ministre des finances appuie cette demande, ainsi que les principales considérations qui ont été présentées en faveur du projet de loi, dans le sein de la commission, par ceux de ses membres qui ont accordé leur plein assentiment à ce projet.

La société, a-t-on dit, ne reconnaît pas de droits absolus, et le droit. de propriété est, comme tous les autres, soumis aux restrictions que l'utilité générale réclame. Notre législation atteste, par plus d'un exemple, cette vérité. Il ne s'agit donc pas de savoir si le législateur peut, mais s'il doit, dans l'intérêt public, assigner des limites au droit des propriétaires de bois; or le doute n'est pas possible.

Les forêts sont une des principales richesses d'un pays. Sans signaler leur influence sur les phénomènes météorologiques, les sources, les cours d'eau, l'assainissement des lieux, on se contente de rappeler que leurs produits servent aux usages domestiques et alimentent une multitude d'industries. Le fer et le bois ne sont-ils pas les deux instruments les plus féconds de l'industrie humaine? Il faut donc, autant qu'on le peut, empêcher le prix du bois de s'élever ; il y a là une utilité publique manifeste et durable, et ce n'est pas en permettant de déféricher qu'on obtiendra ce bienfait. Plus les forêts sont rares, plus les classes laborieuses souffriront, soit dans leur travail, soit dans leur consommation. L'importation des bois de l'étranger serait un faible palliatif de ce dommage, car ces bois ne pourraient pénétrer, sans que leur prix s'élevât beaucoup, jusque dans les régions centrales d'un pays aussi vaste que la France.

Si nous devons en tout temps veiller à la conservation de nos ressources forestières, combien cette obligation n'est-elle pas plus rigoureuse à une époque où tous nos vœux semblent concentrés sur l'agrandissement de notre puissance navale et sur la construction de ces nombrenx chemins de fer qui vont imposer à nos forêts un tribut nouveau et permanent?

Ne nous flattons pas que les propriétaires usent dans une juste mesure du droit qu'on veut leur conférer. Le passé dit ce que serait l'avenir. Le défrichement est, en géneral, une opération avantageuse pour celui qui

l'exécute; or, à notre époque, dans un temps où la passion de faire rapidement fortune tourmente tant de gens, où les pensées dont la réalisation est lointaine manquent d'autorité, où la division des propriétés suit une si rapide progression, il est à craindre que la manie de défricher ne s'empare des particuliers, quelquefois même au préjudice de leurs intérêts, et ne les précipite dans des spéculations dont les effets seraient irréparables; car il faut un jour pour détruire une forêt, et un siècle pour la faire renaître.

Les causes qui exciteraient au défrichement dissuaderaient les propriétaires de replanter ou de reboiser. Les plantations sont des entreprises onéreuses, incertaines, dont il faut attendre vingt ans au moins les produits. Trouvera-t-on beaucoup de particuliers assez riches et assez prévoyants pour faire un tel emploi de leurs capitaux ?

Il est utile, sans doute, de livrer à l'agriculture des terres qui, cultivées, rapporteraient plus que plantées; mais, au lieu de dépouiller le sol de son plus bel ornement, ne vaudrait-il pas mieux diriger l'industrie agricole vers ces landes, vers ces friches qui forment un septième environ de la totalité de notre territoire, et dont une si grande portion pourrait aisément devenir productive?

Les plus fécondes industries, celles qui répandent dans le pays le plus de travail et d'aisance, réclament la conservation des forêts où elles puisent le principe même de leur existence. De nombrenses usines se sont fondées dans le voisinage de ces forêts, croyant y trouver toujours un affouage suffisant à leur consommation. Serait-il juste et conforme à l'intérêt général de les frapper tout à coup d'impuissance, dans l'unique but de donner une vaine satisfaction aux propriétaires de bois?

Si l'État semble, d'un côté, porter préjudice à ces propriétaires, en leur ordonnant de ne faire de leur chose qu'un usage déterminé, ne s'efforce-t-il pas aussi, en multipliant les voies de communication de toute sorte, de leur procurer les moyens de tirer de leurs produits le meilleur parti?

Remarquez, a-t-on ajouté, qu'il ne s'agit pas d'interdire d'une manière absolue tout défrichement, mais d'attribuer au Gouvernement, représenté par le ministre des finances, la faculté de s'opposer, après une enquête impartiale et réfléchie, aux défrichements qui seraient contraires à l'intérêt public. Certes, il n'a pas jusqu'ici abusé de ce droit, puisqu'il a permis de défricher, de 1803 à 1844, 585,000 hectares. Le Code forestier permet de défricher, sans autorisation, les bois clos, les jeunes bois pendant les vingt premières années, et les bois non clos d'une étendue au-dessous de 4 hectares quand ils sont situés en plaine. Le Gouvernement a, de son propre mouvement, élevé ce maximum à 12 hectares. Ce n'est donc pas le droit qui est mis en question, mais l'abus; et nul ne peut se plaindre d'une mesure conservatrice qui est conforme aux règles

sous lesquelles la propriété forestière a été constituée, a existé et s'est transmise de main en main jusqu'à nos jours.

On voudrait que la loi ne frappât de cette servitude que les bois situés sur les montagnes ou sur les pentes, et qu'elle abandonnât ceux des plaines à la libre disposition des propriétaires. Mais cette distinction n'est qu'apparente : où finit la plaine, où commence la montagne? N'irait-on pas au-delà de ce qui est exigé, en interdisant absolument, dans les cas même où l'utilité publique n'y serait pas intéressée, tout défrichement de bois situés sur un coteau ou sur une colline? Et si l'on concède à l'administration le droit d'apprécier les demandes eu défrichement de ce genre, ne retombons-nous pas complétement sous l'arbitraire qu'on veut proscrire ?

Le pouvoir remis au ministre des finances d'accueillir ou de repousser, sous sa seule responsabilité, les déclarations de défrichement, semble, à quelques personnes, un pouvoir illimité dont l'emploi donne naissance, non pas, si l'on veut, à des abus, mais à des obsessions, à des plaintes, à des récriminations qui gênent le ministre dans l'exercice paisible et réfléchi de sa prérogative. Mais qu'arriverait-il si ce pouvoir était abandonné aux autorités locales? N'est-il pas évident qu'en désignant le ministre, la loi a choisi le fonctionnaire public le mieux en mesure de dompter les prétentions individuelles et de faire prévaloir l'intérêt public? La loi proposée confirme un état de choses qui existe en France depuis plus de quarante années, sans que, en définitive, le pays en ait souffert. Le législateur pourra, plus tard, la modifier et accorder, s'il le juge convenable, une libetré complète aux propriétaires. Rien n'aura été compromis. En serait-il de même si, tous les obstacles levés, il venait à reconnaître qu'il s'est égaré?

Enfin, qu'on veuille bien réfléchir que la contenance du sol forestier se réduit progressivement depuis des temps déjà éloignés; que cette diminution n'a cessé d'inquiéter les ministres sages et prévoyants, et que l'un de ceux qui ont le mieux mérité cette louange, disait au commencement du xvIIe siècle : « La France périra faute de bois. >>

Nous croyons avoir rappelé, sinon dans toute leur force, au moins avec fidélité, les principaux arguments présentés en faveur du projet de loi. Il reste maintenant à faire connaître les fondements de l'opinion opposée.

Il ne faut pas, a-t-on répondu, se flatter de dissimuler la gravité de l'atteinte portée au droit de propriété par l'interdiction de défricher. Cette servitude place la propriété forestière des particuliers en France, c'est-à-dire 5,7000,00 hectares de bois, en dehors du droit commun, dans une situation que très-peu de peuples, en Europe, ont admise. Il est facile d'estimer l'étendue de la dépréciation causée au sol forestier par cette servitude sans indemnité, car les bois aliénés en vertu de la loi du

25 mars 1831, avec la faculté de défricher, ont été vendus un tiers environ de plus que les autres. La prohibition de défricher réduit donc d'un tiers la valeur du sol forestier de la France.

Si nous ajoutons que les bois des particuliers sont généralement surtaxés par l'effet des évaluations cadastrales, que leur garde et leur conservation sont rendues difficiles et onéreuses par la législation forestière et qu'ils supportent certaines charges qu'on n'impose à aucune espèce d'héritage, on reconnaîtra qu'une lésion profonde est faite à ce genre de propriété, au détriment du droit des citoyens et de l'intérêt du pays dont le capital foncier se trouve d'autant diminué.

(La suite au numéro de juin.)

INFLUENCE DE LA CONSTRUCTION DES CHEMINS DE FER

sur la Consommation et le Prix des Bois.

Ligne de Strasbourg.

On ne s'est point assez rendu compte, jusqu'ici, de l'influence de la construction des chemins de fer sur la consommation et le prix des bois, et, par suite, sur la situation de la propriété forestière et du commerce des bois en général. Des études sérieuses sur ce point intéressent à la fois, et les propriétaires de forêts, et les administrations des chemins de fer, et les industries diverses auxquelles les demandes de ces administrations viendront faire tout à coup sur ces marchés une concurrence redoutable et inattendue. Il importe donc à tous de se faire une idée juste de la situation et de ne point s'abuser sur les avantages qu'ils ont à en tirer, ou le préjudice qu'ils ont à en craindre. Il importe de connaître exactement l'étendue des besoins nouveaux amenés par la construction des lignes ferrées, de les comparer aux ressources des forêts à portée d'y satisfaire, et d'apprécier toutes les conséquences qui résulteront de ce rapprochement. Cette connaissance est nécessaire aux administrations, pour diriger avec intelligence leurs recherches et leurs marchés; aux propriétaires, pour régler leurs exploitations et fixer le prix de leurs bois; aux marchands de bois, pour étendre ou restreindre les limites ordinaires de leurs approvisionnements, d'après la perturbation que ces circonstances nouvelles apporteront plus ou

moins sur tous les marchés.

Les études que nous avons faites sur ces intérêts importants, et dont nous allons exposer le résultat, se diviseront en deux parties. Dans la première, nous ferons connaître l'étendue des besoins en bois pour la construction de toutes les lignes classées, et nous la comparerons à la

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