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L'alternance des essences est une loi de la nature, qui a lieu aussi bien pour les arbres forestiers que pour toutes les autres plantes, et il ne peut pas y avoir de bon système de culture, si elle n'en est la base.

C'est ainsi, du moins, que l'ont pensé Tellès d'Acosta et tous les savants français qui ont écrit les premiers sur cette matière '. On aurait donc pu considérer ce principe comme déjà résolu, quand il s'est trouvé tout-à-coup le plus fortement controversé.

En effet, en 1811, la majorité des forestiers allemands, réunis au congrès de Baden, s'est prononcée contre l'alternance des essences, par rapport aux arbres, et son opinion paraît avoir été partagée par l'école française ; mais, en 1842, lors du congrès tenu à Strasbourg, la section scientifique d'agriculture s'est, au contraire, déclarée hautement en faveur du principe contesté 3.

Il m'a paru, dès lors, que la question méritait, plus que jamais, d'être approfondie, comme elle vaut la peine de l'être, à cause de sa haute importance et de la grande influence qu'elle est destinée à exercer sur la sylviculture.

La terre possède, pour la végétation des arbres aussi bien que pour celle des plantes herbacées, des matières nutritives, appropriées à l'espèce, et qui paraissent différer pour chaque arbre ou chaque plante, selon que ces végétaux diffèrent eux-mêmes entre eux. C'est là un point sur lequel tout le monde paraît d'accord, et il en découle tout naturellement, selon moi, une loi d'alternance générale.

Il ne faut pas trop s'étonner, pourtant, qu'on cherche à la nier pour les arbres, quand elle est encore si mal appréciée pour les plantes. Combien de gens qui, même aujourd'hui, refusent de la mettre en pratique d'une manière un peu large, et s'obstinent à suivre leur routine et à conserver le mode des jachères et un assolement très-restreint dans l'exploitation de leurs terres, en disant que si le blé ou l'avoine ne croissent pas toujours dans le même sol, c'est parce que le sol se fatigue et a besoin, comme les êtres animés, de repos après le travail.

Et cependant, pour les plantes annuelles, l'alternance se montre sous une forme si simple, si saisissable, si facile à prouver par une courte expérience, qu'il est impossible de ne pas se rendre à son évidence.

Pour les plantes vivaces qui occupent plus longtemps le sol, et sont

Maison rustique, t. 1, p. 257; et t. 4, p. 14.

2 Annales forestières, t. 1, p. 23 et 543. 3 Annales forestières, t. 1, p. 594.

JANVIER 1846. — I.

T. V. - 1

aussi plus longtemps avant de pouvoir s'y reproduire, elle est encore assez généralement admise et pratiquée.

Un jour viendra, sans doute, où on pourra en dire autant des arbres, et ce jour serait beaucoup moins éloigné si, pour eux, il était possible d'obtenir le témoignage de l'expérience, aussi vite que pour les plantes. Malheureusement, il n'en est pas ainsi, et il existe, en outre, entre les plantes et les arbres, des différences essentielles qui rendent leur similitude moins apparente, et qu'il est bon de constater.

Ces différences, au nombre de trois, sont : la durée, les dimensions, la densité, et par suite la différence de culture nécessaire entre les arbres et les plantes.

Ainsi les plantes annuelles ou vivaces qu'on cultive, croissent en état serré, à la surface du sol, et sont toujours réunies en famille, c'est-àdire, qu'un champ quelconque est ordinairement couvert en entier par des plantes de la même espèce, ce qui contribue singulièrement à rendre pour elles la loi d'alternance plus sensible et plus facile à démontrer. II n'en est pas de même des arbres; cependant il est possible de tenter en sylviculture ce qui a lieu en agriculture. Dans un bon terrain, bien préparé, on peut, par exemple, semer une pépinière en graines d'une seule essence, de chêne ou de hêtre, peu importe, pourvu qu'il n'y ait pas de mélange. Pendant les premières années, les jeunes plants pousseront en état serré, à la surface du sol, en famille, absolument comme les plantes annuelles, et, à l'âge de quatre ou cinq ans, ils formeront des sujets d'une belle venue, qu'on pourra arracher pour les replanter à demeure ailleurs. Si l'alternance des essences n'est pas une nécessité naturelle pour les arbres, on pourra renouveler indéfiniment dans le même terrain, et toujours avec le même succès, les semis de la même essence.

Mais en sera-t-il réellement ainsi? Non, assurément, non, je n'hésite pas à le dire. Les semences lèveront peut-être, mais au lieu de donner de beaux sujets, propres à être transplantés au même âge que les premiers, on n'aura que des plants rabougris, tout à fait languissants, chose qui ne serait pas arrivée, si on avait semé une autre essence. C'est là un fait tellement vrai, que si on consulte vingt pépiniéristes tant soit peu habiles, il n'y en aura pas un seul qui ne soit de mon avis; pas un qui ne sache très-bien, par expérience, qu'on ne peut, dans une pépinière, remplacer une essence par la même essence.

Les arbres sont soumis aux mêmes conditions d'alternance que leurs jeunes plants. Pour mieux s'en convaincre, il faut également considérer d'abord ceux qui sont tenus en culture comme les plantes, ou sont réunis en famille, sans mélange. De ce nombre sont les pèchers et les múriers, desquels on s'accorde généralement à dire qu'ils ne peuvent pas se reproduire de suite dans le terrain où ils ont poussé une première fois. A la vérité, les adversaires du systême que je me permets de défendre,

soutiennent que cette incapacité de reproduction ne saurait être l'effet d'une loi d'alternance, et que ces arbres étant d'origine exotique, cette incapacité doit être attribuée plutôt à un défaut d'acclimatation et aux divers traitements qu'on leur fait subir, soit en les taillant, soit en les privant de leurs feuilles. Un pareil raisonnement paraît peu soutenable. En effet, dès l'instant qu'un arbre a pu croître sur un sol étranger, ne doit-il pas s'y reproduire plus facilement ensuite, puisque sa première croissance lui a évidemment donné le temps et les moyens de s'acclimater davantage?

Veut-on des faits, nous allons en citer.

Notre belle Normandie, indépendamment des bois qui couvrent son sol, possède encore, car on peut les appeler ainsi, d'innombrables futaies de pommiers. Ces arbres vivent cent cinquante, deux cents ans et que!quefois plus; mais ce serait en vain qu'on voudrait les remplacer par d'autres pommiers. Nos cultivateurs le savent si bien qu'il en est fort peu qui en fassent l'essai, à moins qu'il ne s'agisse d'herbages où les arbres ont été d'abord espacés à de grandes distances les uns des autres, pour ne pas nuire aux récoltes de l'herbe, ce qui permet ensuite de placer les nouveaux sujets entre les anciens et dans un terrain où les racines de ces derniers n'ont pas pénétré; car c'est ainsi seulement qu'ils peuvent réussir.

Les herbages plantés de pommiers sont ordinairement, et surtout dans le pays de Caux, entourés de plusieurs rangées d'arbres destinés à les abriter. Ce sont le plus souvent des ormes qu'on emploie à cet usage, et quand ces arbres arrivent à leur dernier degré de croissance et viennent à dépérir, il n'y a guère plus de possibilité de les remplacer par d'autres ormes qu'il n'y en a pour le pêcher, le mûrier et le pommier. On peut en dire autant à l'égard des plantations de frênes et de tous les arbres en général qui sont en famille et tenus en culture.

Parmi les essences que je viens d'énumérer, il s'en trouve plusieurs qu'on rencontre dans les forêts. C'est donc à tort qu'on voudrait établir une exception pour les arbres forestiers seulement; exception, du reste, qui ne saurait être ni admise, ni justifiée, comme le prouvent les faits nombreux observés par les naturalistes les plus savants. A la vérité, dans les bois, les essences sont mélangées, les sujets ont des âges différents, et sont plus ou moins serrés; plus ou moins espacés; les exploitations ne portent souvent que sur une partie du peuplement et atteignent presque toujours des bois en pleine croissance et très-éloignés de leur maturité; toutes choses qui tendent à rendre la loi de l'alternance moins sensible et beaucoup moins facile à apprécier que dans les cultures ordinaires. Cependant elle n'en existe pas moins, et j'ai pu m'en convaincre par les remarques que j'ai faites moi-même dans plusieurs localités.

Autrefois, par exemple, le chêne peuplait pour ainsi dire seul la forêt

de Dreux, comme l'indiquent clairement son nom et l'étymologie de Rouvres, village situé aux confins de cette forêt. Aujourd'hui, quelques autres essences, telles que le charme, le hêtre et le bouleau, sont mêlées avec le chêne, et non-seulement elles dominent déjà (le charme notamment) dans plusieurs cantons, mais il ne faut pas être bien grand observateur pour s'apercevoir que, tandis qu'elles augmentent sans cesse, le chêne, au contraire, perd chaque jour du terrain, malgré tous les efforts faits pour le conserver.

On peut en dire autant à l'égard des forêts situées sur les cantons d'Arc-en-Barrois et d'Auberive, dans le département de la Haute-Marne. Anciennement elles n'étaient également peuplées en quelque sorte que de chènes. Les morts-bois, y compris le charme, qui se trouvaient mélés à cette essence, étaient si peu de chose qu'ils furent abandonnés à la commune de Giey-sur-Aujon, ainsi que l'atteste un titre de concession remontant au quatorzième siècle. Mais le chêne ne tarda pas à céder insensiblement sa place au charme '. Les administrateurs de la forêt, heureusement pour ses propriétaires, s'aperçurent les premiers de cette tendance, et une transaction fut conclue à la fin du seizième siècle avec la commune usagère, qui, moins prévoyante, renonça au charme pour recueillir sur un plus grand emparquement les autres essences auxquelles elle avait également droit. Aujourd'hui elle a lieu de s'en repentir, car le charme domine de beaucoup le chêne.

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Il n'y a pas plus d'un siècle que les belles futaies des forêts d'Eu se composaient encore de chêne et de hêtre, ainsi qu'on peut s'en convaincre par d'anciens registres et quelques titres concernant des droits d'usage. Maintenant, quand arrive le moment de la révolution, à cent vingt ans, elles ne renferment plus guère que du hètre. Le chêne ne peut plus atteindre cet âge; il meurt auparavant, et, ¡depuis cinq ou six ans, j'ai

1 Le fait cité de l'envahissement du charme dans les peuplements des forêts de Dreux et d'Arc, est le résultat du mode d'exploitation en taillis et non le témoignage d'une loi naturelle d'alternance; car es chènes anciens réservés sur ces taillis sont vigoureux et n'annoncent pas un sol épuisé pour cette essence. Au surplus, l'appauvrissement du chêne n'est pas général dans ces deux forêts; des cantons eutiers y sont encore occupés par cette essence, et si l'alternance était une loi invariable, le chêne, pour que les faits cités fussent concluants, devrait partout céder la place au charme,

(Note de la Rédaction.)

2 Nous craignons que le désir de faire prévaloir le systême de l'alternance des essences n'égare un peu l'auteur de l'article dans l'appréciation des faits qu'il cite. Ici il se trompe certainement. Il y a plusieurs siècles que le hêtre domine dans les forêts d'Eu. Les lisières qui entourent ces forêts et en marquent encore aujourd'hui les limites, sont un témoignage local et irrécusable de l'ancienneté de la prééminence du hêtre dans les peuplements; car sur 20 arbres lisières on compte au moms 15 hêtres. Enfin dans les anciens massifs de 140 ans (et il en est encore quelques-uns), le hêtre forme seul le peuplement ; et son espacement assez régulier, sa consistance, démontrent qu'il a été à peu près le seul bois dur dès l'origine du massif actuel. (Note de la Rédaction.)

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