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laquelle Esterhazy était. sur sa demande d'ailleurs, traduit en Conseil de guerre et acquitté. Au cours du procès en diffamation intenté contre M. Zola devant la Cour d'assises de la Seine, le général de Pellieux faisait usage du « faux » Henry qui constituait à son avis une preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus. On était alors en février 1893. Six mois après, le 30 août. Henry avouait que cette pièce était fausse, et qu'il en était l'auteur, et le lendemain il se donnait la mort au Mont-Valérien où il était détenu. Saisis par M. le Garde des Sceaux d'une demande en révision, vous avez rendu le 29 octobre 1898 un arrêt déclarant cette demande recevable en la forme, et ordonnant un supplément d'information. Votre enquête a été close le 4 février 1899. Conformément à la loi du 1er mars 1899, dite loi de dessai- · sissement, l'affaire a été alors renvoyée devant les Chambres réunies qui, après un supplément d'enquête, ont le 3 juin 1899

statué en ces termes :

La Cour,

Oui, M. le Président Ballot-Beaupré en son rapport, M. le Procureur général Manau en ses réquisitions et M Mornard, avocat de la dame Dreyfus, ès qualité, intervenante en ses conclusions.

Vu l'article 443, § 4, C, inst. crim. ainsi conçu : « La révision pourra être demandée..., lorsque, après une condamnation un fait viendra à se produire ou à se révéler ou lorsque des pièces inconnues lors des débats seront représentées, de nature à établir l'innocence du condamné »; Vu l'article 445, modifié par la loi du 1° mars 1899;

Vu l'arrêt du 29 octobre 1898, par lequel la Chambre criminelle, ordonnant une enquête, a déclaré recevable en la forme la demande tendant à la révision du procès d'Alfred Dreyfus, condamné le 22 décembre 1894 à la peine de la déportation dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire, pour crime de haute trahison.

Vu les procès-verbaux de ladite enquête et les pièces jointes ;

Sur le moyen tiré de ce que la pièce secrète, dite « ce canaille de D... », aurait été communiquée au Conseil de guerre;

Attendu que cette communication est prouvée, à la fois, par la déposition du Président Casimir Perier et par celles des généraux Mercier et de Boisdeffre eux-mêmes; que, d'une part, le Président Casimir Perier a déclaré tenir du général Mercier que l'on avait mis sous les yeux du Conseil de guerre la pièce contenant les mots «ce canaille de D... » regardés alors comme désignant Dreyfus; que, d'autre part, les généraux Mercier et de Boisdeffre, invités à dire s'ils savaient que la communication avait eu lieu, ont refusé de répondre, et qu'ils l'ont ainsi reconnu implicitement:

Attendu que la révélation, postérieure au jugement, de la communica

tion aux juges d'un document, qui a pu produire sur leur esprit une impression décisive, et qui est aujourd'hui considéré comme inapplicable au condamné, constitue un fait nouveau de nature à établir l'innocence de celui-ci ;

Sur le moyen concernant le bordereau :

Attendu que le crime reproché à Dreyfus consistait dans le fait d'avoir livré à une puissance étrangère ou à ses agents, des documents, intéressant l'a défense nationale, confidentiels ou secrets, dont l'envoi avait été accompagné d'une lettre missive, ou bordereau, non datée, non signée, et écrite sur un papier pelure « filigrané au canevas après fabrication de rayures en quadrillage de quatre millimètres sur chaque sens »;

Attendu que cette lettre, base de l'accusation dirigée contre lui, avait été successivement soumise à cinq experts chargés d'en comparer l'écriture avec la sienne, et que trois d'entre eux, Charavay, Teyssonnières et Bertillon, la lui avaient attribuée; que l'on n'avait, d'ailleurs, ni découvert en sa possession, ni prouvé qu'il eût employé aucun papier de cette espèce et que les recherches faites pour en retrouver de pareil chez un certain nombre de marchands au détail avaient été infructueuses; que, cependant, un échantillon semblable, quoique de format différent, avait été fourni par la maison Marion, marchand en gros, cité Bergère, où l'on avait déclaré que « le modèle n'était plus courant dans le commerce >>.

Attendu qu'en novembre 1898 l'enquête a révélé l'existence et amené la saisie de deux lettres sur papier pelure quadrillé, dont l'authenticité n'est pas douteuse, datées l'une du 17 avril 1892, l'autre du 17 août 1894, celle-ci contemporaine de l'envoi du bordereau, toutes deux émanées d'un autre officier qui, en décembre 1897, avait expressément nié s'être jamais servi de papier calque;

Attendu, d'une part, que trois experts, commis par la Chambre criminelle, les professeurs de l'Ecole des Chartes, Meyer, Giry et Molinier, ont été d'accord pour affirmer que le bordereau était écrit de la même main que les deux lettres susvisées, et qu'à leurs conclusions Charavay s'est associé après examen de cette écriture, qu'en 1894 il ne connaissait pas;

Attendu, d'autre part, que trois experts également commis, Putois, président, et Choquet, président honoraire de la chambre syndicale du papier et des industries qui le transforment, et Marion, marchand en gros, ont constaté que, comme mesures extérieures et mesures du quadrillage, comme nuance, épaisseur, transparence, poids et collage, comme matières premières employées à la fabrication, le papier du bordereau présentait « les caractères de la plus grande similitude » avec celui de la lettre du 17 août 1894;

Attendu que ces faits inconnus du Conseil de guerre qui a prononcé la condamnation, tendent à démontrer que le bordereau n'aurait pas été écrit par Dreyfus; qu'ils sont, par suite, de nature aussi à établir l'innocence du condamné; qu'ils rentrent dès lors dans le cas prévu par le § 4 de l'art. 443; et qu'on ne peut les écarter en invoquant des faits, également

postérieurs au jugement, comme les propos tenus le 5 janvier 1893 par Dreyfus devant le capitaine Lebrun-Renault; qu'on ne saurait, en effet, voir dans ces propos, un aveu de culpabilité, puisque non seulement ils débutent par une protestation d'innocence, mais qu'il n'est pas possible d'en fixer le texte exact et complet, par suite des différences existant entre les déclarations successives du capitaine Lebrun-Renault et celles des autres témoins; et qu'il n'y a pas lieu de s'arrêter davantage à la déposition de Depert, contredite par celle du directeur du Dépôt, qui, le 5 janvier 1895, était auprès de lui;

Et attendu que par application de l'art. 445, il doit être procédé à de nouveaux débats oraux;

Par ces motif, et sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens ; Casse et annule le jugement de condamnation rendu le 22 décembre 1894 contre Alfred Dreyfus par le premier Conseil de guerre du gouvernement militaire de Paris;

Et renvoie l'accusé devant le Conseil de guerre de Rennes à ce désigné par délibération spéciale prise en Chambre du Conseil pour être jugé sur la question suivante : Dreyfus est-il coupable d'avoir, en 1894, pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec une puissance étrangère, ou un de ses agents, pour l'engager à commettre des hostilités ou entreprendre la guerre contre la France ou pour lui en procurer les moyens, en lui livrant des notes et documents mentionnés dans le bordereau sus-énoncé?

Quelques jours avant celui où fut rendu l'arrêt que nous venons de lire, Estherhazy, qui s'était retiré à Londres. après avoir été mis en réforme pour inconduite habituelle, déclarait à un rédacteur du journal le Matin qu'il était l'auteur du bordereau. Il avait, disaitil, écrit cette pièce à la demande du colonel Sandherr, chef du service des renseignements. « Il y avait à l'Etat-Major un officier qui trahissait, cet officier s'appelait Dreyfus, il fallait le pincer, voilà comment j'ai écrit le bordereau ».

.

Le 18 juillet 1899, le Matin publiait un article d'Esterhazy précisant les circonstances, dans lesquelles le bordereau avait été écrit par lui, puis déposé chez le concierge de l'ambassade à laquelle A était attaché, d'où il serait revenu au bureau des renseignements, sans que A, alors absent de Paris, en eut eu connaissance. La minute de cet article, écrit par Estherhazy, se trouve dans le dossier. - Quelques mois plus tard. devant notre consul général à Londres, Esterhazy reconnaissait encore qu'il avait écrit le bordereau. Ce fait est constaté par un procès-verbal récemment versé au dossier.

Les débats se sont ouverts devant le Conseil de guerre de Rennes, le 7 août 1899, et ont ocupé vingt-cinq audiences. Il en

a été publié un compte-rendu sténographique en trois volumes (1) dont chacun de vous possède un exemplaire. Ce compte-rendu n'est pas un document officiel, comme les notes d'audience dont la tenue devant les tribunaux correctionnels est prescrite par l'article 155 du Code d'instruction criminelle. Cependant il paraît avoir été révisé par les témoins et contrôlé par le président du Conseil de guerre, et présente par suite des garanties d'exactitude qui nous autorisent à y puiser des renseignements.

Au début de la première audience, lecture a été faite du rapport du commandant d'Ormescheville, tel qu'il avait été rédigé en 1894. Un nouveau rapport aurait dû être dressé, si le dernier paragraphe de l'article 445 du Code d'instruction criminelle était applicable au Conseil de guerre ce qui paraît contestable à raison même des termes de ce paragraphe, où il est uniquement question des affaires soumises au Jury. ·

De nombreux témoins, tant à charge qu'à décharge, ont été entendus par le Conseil de Guerre. Esterhazy n'a pas comparu, quoique régulièrement cité; mais il a adressé au commandant Carrière, commissaire du Gouvernement, une lettre dans laquelle, il déclare « que l'article publié par le Matin est de sa main, qu'il est l'expression de la vérité, qu'il n'a rien à y changer.

Dreyfus a renouvelé ses protestations d'innocence.

Reconnu coupable par 5 voix contre 3, l'accusé, à qui des circonstances atténuantes avaient été accordées à la majorité, a été condamné à dix ans de détention et à la dégradation militaire avec dispense de l'interdiction de séjour.

Nous ne croyons pas qu'il y ait lieu, quant à présent tout au moins, de passer en revue pour en apprécier la valeur toutes les charges qui ont été produites devant le Conseil de guerre et nous arrivons. sans plus tarder, à l'examen des faits qui résulteraient de l'enquête faite sur l'ordre de M. le Ministre de la Guerre, de ceux qui sont énoncés dans la requête et les conclusions de Dreyfus et enfin de ceux que M. le Garde des Sceaux a relevé dans sa lettre au Procureur général.

Occupons-nous d'abord de l'enquête.

Nous devons faire ici une observation: les pièces de cette enquête ne nous ont pas été transmises. nous n'en possédons que des copies certifiées conformes par le Ministre. Quelque garantie qu'offrent ces copies. la Cour ne saurait évidemment statuer

(1) Paris, Stock, 1900.

sur la recevabilité au fond de la demande qu'après s'être. fait représenter les originaux.

Le rapport par lequel M. le Ministre de la Guerre a fait connaitre à M. le Président du Conseil des Ministres les résultats de son enquête débute ainsi :

Le ministre de la Guerre au Président du Conseil. (1)

Je viens de terminer l'examen détaillé des nombreux documents relatifs à l'affaire Dreyfus existant au ministère de la Guerre. J'estime devoir vous communiquer dès maintenant les graves constatations que cet examen m'a permis de faire.

Ma crainte, au cours de mon enquête, était de paraître vouloir me substituer à la justice, et m'ériger en juge unique. Je me suis donc abstenu scrupuleusement de scruter la conscience des juges ou des témoins de Rennes et mon examen a porté uniquement sur les pièces et documents dont mon administration est dépositaire.

J'ai pu faire mes recherches avec d'autant plus d'indépendance, que depuis 1894, je suis le premier Ministre de la Guerre qui n'ait pas été mêlé à l'affaire Dreyfus ou aux affaires connexes, et je les ai faites avec empressement, car je suis persuadé que l'Armée doit mettre son honneur à voir la lumière définitive se faire et à ce que le trouble jeté dans toutes les consciences par l'arrêt accordant des circonstances atténuantes à un crime de haute trahison soit enfin dissipé.

L'administration de la Guerre est intervenue au procès de Rennes par la production du dossier dit secret. C'est elle qui a constitué ce dossier. Il a été présenté aux juges et commenté devant eux par un officier général. spécialement délégué par le Ministre.

M. le Ministre de la Guerre ajoute que les investigations.auxquelles il s'est livré lui ont révélé que des pièces importantes favorables à l'accusé n'avaient pas été produites; que certaines pièces du dossier avaient été l'objet soit d'altérations matérielles, soit de commentaires erronés, qui en dénaturaient la portée, que des aflirmations inexactes avaient été produites devant la justice en ce qui concerne une personnalité étrangère, dont les rapports reproduits par le lieutenant-colonel Henry jouèrent un rôle important dans le procès de 1894 et ont été invoqués à nouveau devant le Conseil de guerre de Rennes, enfin que trois officiers s'étaient livrés à des agissements qui rendent suspects leurs témoignages. Le Ministre explique ensuite qu'il va examiner successivement 1° les affirmations inexactes et les témoignages suspects; 2o les pièces non produites au dossier secret, relatives

(1) Voir aux documents annexes le texte complet de ce rapport.

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