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féodal. Merlin et Tronchet en étaient les principaux membres. Merlin fut chargé du premier rapport. Il s'appliqua, en montrant la grandeur de la réforme, à marquer nettement la distinction radicale entre la propriété qu'on respectait et l'usurpation de la force qu'on condamnait. « En détruisant le régime féodal, en renversant le chêne antique dont les branches couvraient toute la surface de l'empire, en faisant par ce grand acte de vigueur et de puissance, non une loi, mais un article de constitution, vous avez rendu à la nation un inestimable service. Ces usages antiques et barbares ne pouvaient se lier ni avec l'autorité qui émane de la nation, ni avec l'égalité.... En détruisant le régime féodal, vous n'avez pas entendu anéantir les propriétés, mais changer leur nature; elles ont cessé d'être des fiefs et sont devenues de véritables aleux.

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Il n'existe plus de fiefs, donc il ne peut plus y avoir lieu à la foi et hommage, car l'objet de cette formalité est de reconnaître un seigneur dominant. Il n'existe plus de fiefs, donc il faut abolir toute charge qui ne servait qu'à manifester la supériorité de celui-ci et l'intériorité de celui-là 1.... »

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En conséquence, tous les droits et usages qui dérivaient de la souveraineté, mainmorte, servitude, corvée personnelle, taille à volonté, guet de garde, permissions diverses pour des choses naturellement libres, banalités n'ayant pas pour origine un contrat, tombèrent avec la souveraineté. Les cens, surcens, champarts, droits casuels, lods et ventes, corvées et banalités représentant le prix d'un service ou d'un louage, tout ce qui directement ou indirectement était une conséquence du droit de propriété, subsista. Le comité faisait ainsi le départ de deux choses essentiellement distinctes, qu'il désignait sous les noms de féodalité dominante et de féodalité contractante. Il considérait l'une comme un empiétement sur les droits imprescriptibles de la liberté humaine et il exerçait la revendication; il prétendait au contraire ne porter aucune atteinte à l'autre, parce qu'il regardait la propriété comme aussi sacrée que la liberté

1. Séance du 8 février 1790.

dont elle est une émanation, et il avait un tel respect du droit, que, peu partisan du régime féodal, il protégeait néanmoins les propriétaires féodaux contre les renonciations que les menaces auraient pu leur arracher1. Mais, en respectant la propriété, il était nécessaire de la transformer, de libérer à la fois l'homme et la terre en les dégageant de la perpétuité et de la diversité des redevances qui gênaient la transmission du fonds et la culture, et il décidait que tous les droits seraient appréciés en argent et rachetables.

Les discussions furent vives et longues. La droite défendait la forteresse féodale. « Lorsque vous proposâtes, disait le baron de Juigné, à la noblesse de donner au peuple des preuves de son attachement, elle décréta qu'elle payerait les impôts et que les droits qui asservissaient le peuple seraient détruits. Le 4 août, vous avez aboli ces droits. Pourquoi abolir le régime féodal qui ne fait pas de mal au peuple? Mais vous faites le malheur des habitants des campagnes. J'ai l'honneur de vous avertir que, pour rendre le peuple français heureux, il faut qu'il soit propriétaire; et comment les paysans seront-ils propriétaires, si vous ne permettez pas les baux à cens 2? » Sophisme qui ne serait plus de mise aujourd'hui, après soixante-quinze ans d'expérience, mais qui pouvait alors paraître spécieux.

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La majorité partageait les sentiments de son comité, et, par une suite de décrets qui sont en quelque sorte l'acte constitutif de la propriété territoriale dans la France moderne, elle lui donna raison sur presque tous les points3. Elle dégagea la propriété communale et le domaine de l'État, comme elle faisait de la propriété individuelle. Elle attribua aux communes les chemins vicinaux, avec la charge de les

1. Article 6 du projet. Les propriétaires de fiefs qui, dans les troubles de l'année 1789, auraient renoncé par la contrainte à des droits qui ne sont point abolis par le présent décret, pourront obtenir la nullité de la renonciation.

2. Séance du 24 décembre 1790.

3. Voir les rapports et les séances du 4 nov. 1789, du 8 fév. 1790, du 24 fév., du 3 mars, des 19, 21, 22, 26 avril, du 3 août, du 16 sept., du 30 nov., du 23 déc. 1790 et du 12 avril 1791, et entre autres les décrets ou lois du 11 août 1789, 15 mars, 23 déc. 1790, 20 avril, 7 juin, 22 juin, 10 juillet

entretenir; elle leur permit de régler le mode de jouissance de leurs terres et, dans certains cas, de les aliéner. Elle remboursa une partie des engagistes ou céda aux autres la pleine propriété du domaine, de façon à faire cesser partout l'ambiguïté et la complexité des droits, qui étaient autant de chaînes pour la liberté 2.

En même temps, sur la motion de l'archevêque de Paris, les dîmes ecclésiastiques étaient simplement supprimées", et, sur le rapport du comité des dimes, les dimes inféodées l'étaient également, mais à la condition d'une indemnité payable par le Trésor. Sur le rapport du comité des contributions, non-seulement on décidait que la contribution ne serait levée que par le consentement de l'Assemblée nationale et serait également supportée par tous les citoyens sans exception, mais on faisait table rase du système entier des anciennes impositions: taille, vingtième, capitation, droits d'aides, droits d'entrée, péages, douanes, gabelles, droits de marque, etc., étaient abolis; les impôts indirects étaient condamnés sur la foi d'une théorie hasardée et les revenus du Trésor fondés sur la triple contribution dite foncière, personnelle - mobilière et des patentes, sur le droit d'enregistrement et de mutation simplifiés et substitués à une foule de droits incommodes ou vexatoires, et sur les douanes du commerce extérieur de la France ".

Sur le rapport du comité de constitution, les priviléges provinciaux et municipaux disparaissaient sous une nouvelle division du territoire en 83 départements, subdivisés eux-mêmes en districts et communes et administrés par des conseils électifs. Les offices étaient remboursés, la diversité des juridictions remplacée par une loi uniforme, et l'ancienne magistrature cédait la place à des tribunaux de districts composés de juges élus à temps et assistés du jury en matière criminelle; les juges de paix et le tribunal de

1. Déc. du 15 mars 1790, 28 sept. 1791, etc.

2. Déc. du 22 nov. 1790. - 3. Séance du 11 août 1789.

4. Déc. du 14 et du 20 avril 1790 et du 5 mars 1791.

5. Lois du 5 janvier, du 20 mars, du 1er décembre 1790, etc.

6. Déc. du 26 fév., et lettres patentes du 4 mars 1790.

cassation étaient institués1. La justice ne fit plus acception de personnes; elle proclama l'égalité des peines et admit des différences, non plus dans la qualité des coupables, mais dans la gravité des fautes.

Dans les relations de famille, l'Assemblée institua le mariage civil; elle remplaça les droits d'aînesse et de masculinité, les réserves coutumières, les dévolutions par l'égalité des partages, abolit le retrait lignager et annula les dispositions testamentaires qui imposeraient une contrainte à l'héritier; c'était appliquer aux personnes, comme on l'avait fait à la terre et à l'administration, le triple principe d'unité, d'égalité et de liberté, sur lequel était fondée toute la Révolution.

Aussi le rapporteur du Code rural pouvait-il, à juste titre, dans une des dernières séances de la Constituante, résumer ainsi l'œuvre immense accomplie en deux années par la grande Assemblée, malgré les difficultés qui sans cesse surgissaient de son sein ou l'assaillissaient du dehors :

<< Le territoire de la France, dans toute son étendue, est libre comme les personnes qui l'habitent3. »

Dans ce grand travail d'organisation sociale, les questions d'industrie et de commerce semblaient être au second plan; elles ne pouvaient donner occasion d'agiter des problèmes aussi complexes, ni soulever des intérêts aussi divers et des passions aussi vives; aussi furent-elles comme reléguées dans l'ombre. Elles n'attirent pas les regards par la vivacité des débats et il faut en chercher la solution dans les patients travaux des comités plus que dans la solennité des séances publiques. Ce n'est pas que, sur ce point, l'Assemblée ait failli à sa tâche. Mais le chaos était débrouillé, le fondement posé; elle n'eut qu'à appliquer les principes.

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Les questions d'économie industrielle pouvaient être ramenées à quatre :

1. Loi du 16-24 août 1790, du 19-22 juillet 1791.

2. Constitution de 1791, titre II, art. 17; déc. du 15 mars 1790, du 8 avril 1791.

3 Déc. du 28 sept. 1791, titre I, sect. I, art. 1.

1° Les corps de métiers seront-ils supprimés, c'est-à-dire le droit de travailler sera-t-il un droit commun?

2o Y aura-t-il des inspecteurs et des règlements, c'est-àdire l'industrie restera-t-elle sous la tutelle de l'État?

3° Conservera-t-on les manufactures royales et les priviléges conférés à certains fabricants, autrement dit, l'État s'arrogera-t-il le droit de limiter le domaine libre de la production au profit des inventeurs, des importateurs et des favoris ?

4° Sur quelle base réglera-t-on les relations commerciales avec l'étranger?

La réponse à ces questions ne pouvait être douteuse, et, en effet, l'Assemblée répondit aux deux premières par la liberté du travail, à la troisième par la loi sur les brevets d'invention, et à la quatrième par le tarif le plus libéral qu'eût eu la France depuis le temps de Colbert.

La question des corporations fut apportée à la tribune d'une manière incidente. Les communautés d'arts et métiers subsistaient en droit, et des réceptions avaient encore lieu; mais elles étaient frappées de mort, comme toutes les institutions condamnées par les décrets du 4 août. Leur autorité était méconnue; les ouvriers quittaient leurs patrons ou s'établissaient à leurs côtés sans se soucier des statuts et des maîtrises. Au milieu des plaintes de tout genre qui se produisaient à la barre, les corporations firent entendre leur voix. Les perruquiers de Paris vinrent dénoncer leurs garçons. Une concurrence funeste s'est introduite entre nos garçons et nous. Une police stricte était établie dans notre communauté ; mais actuellement nos règlements sont méprisés; nos garçons nous enlèvent nos pratiques que nous leur avons confiées, Nous sommes à la veille de voir aggraver nos maux par l'approche du jour de l'an. Notre conscience nous prescrit impérieusement de vous déclarer qu'on ne peut prendre trop de précautions sur le choix des personnes destinées à notre profession'. » Les perruquiers pressentaient le coup inévitable qui allait les frapper et se

1. Séance du 2 déc. 1790, Hist. parl., t. VIII, p. 198.

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