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résignaient tristement. L'Assemblée ne reçut qu'une seule pétition d'artisans contre les communautés; elle venait de Lyon, où l'antagonisme entre les marchands et les chefs d'atelier expliquait suffisamment cette démarche1.

Le comité des contributions, après avoir atteint la jouissance par l'impôt mobilier et la production agricole par l'impôt foncier, se proposait d'atteindre la production manufacturière par les patentes, et présentait son rapport à l'Assemblée, le jour même où la pétition des Lyonnais y était lue. La question des corps de métiers s'y trouvait incidemment tranchée. « Votre comité a cru qu'il fallait lier l'existence de cet impôt à un grand bienfait pour l'industrie et pour le commerce: la suppression des jurandes et maîtrises que votre sagesse doit anéantir par cela seul qu'elles sont des priviléges exclusifs. La faculté de travailler est un des premiers droits de l'homme; ce droit est sa propriété, et c'est sans doute, suivant l'expression du ministre philosophe qui avait deviné quelques-unes de vos pensées, c'est sans doute la première propriété, la plus sacrée, la plus imprescriptible. » Ainsi s'exprimait le rapporteur Dallarde, et dans un résumé historique, emprunté en grande partie au préambule de l'édit de Turgot, il rapportait l'origine, les vicissitudes et les vices de cette institution. Puis il ajoutait : << L'âme du commerce est l'industrie; l'âme de l'industrie est la liberté.

<< Craindrait-on la multiplication des ouvriers? Mais leur nombre se compose toujours en raison de la population, ou, ce qui revient au même, en raison des besoins et de la consommation.

« Craindrait-on d'être exposé aux risques d'une fabrication incomplète et frauduleuse? Mais on sait combien sur cet objet la police des jurandes était illusoiré : on sait que les ouvriers des faubourgs et autres lieux privilégiés ne travaillent pas moins bien que ceux qui sont soumis à l'inspection des maîtres. »

Ces idées avaient depuis longtemps triomphé dans le

1. Séance du 15 fév. 1791.

domaine de la théorie. Pas une voix ne s'éleva au sein de l'Assemblée en faveur des corporations. Un député prétendit même que le projet était encore oppressif de la liberté et que « au lieu d'exiger des patentes pour travailler, il faudrait plutôt soumettre à en prendre ceux qui resteront oisifs. C'était une sottise; on lui prouva que l'impôt n'était pas une amende et devait, pour porter sur la richesse, la chercher où elle était 2. La contribution des patentes fut adoptée en principe dès la fin de la séance, et les articles du projet furent votés presque tous le lendemain.

<< Article 2. —A compter de la même époque (1er avril), les offices de perruquiers, barbiers, baigneurs, étuvistes, ceux des agents de change, et tous autres offices pour l'inspection et les travaux des arts et du commerce, les brevets et les lettres de maîtrises, les droits perçus pour la réception des maîtrises et jurandes, ceux du collège de pharmacie, et tous priviléges de professions, sous quelque dénomination que ce soit, sont également supprimés.

Article 7.-A compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce, ou d'exercer telle profession, art ou métier qu'elle trouvera bon; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d'une patente, d'en acquitter le prix suivant les taux ci-après déterminés et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits. »

Hors de l'Assemblée, à une époque où chaque décret important soulevait une nuée de brochures, la suppression des corps de métiers ne parut pas émouvoir le public. On ne trouve que deux médiocres pamphlets en leur faveur et deux manifestations, l'une des perruquiers de Nancy, qui applaudissent, et l'autre des perruquiers d'Auxerre, qui récriminent. La plupart des maîtres, comme les perruquiers de Paris, se résignaient tristement. Il n'y eut qu'une protesta

1. Paroles de Begouen. Séance du 15 fév. 1791. - 2. Réponse de Dandré. 3. Une loi spéciale (21 avril-8 mai 1791) supprima les agents et courtiers

de change, de banque, de commerce.

4. Pétitions du 9 mars 1791 et du 18 sept. 1791. Recueil des séances et procès-verbaux de l'Ass. nat.

tion énergique; elle partit des rangs extrêmes de la révolution, de cette école, encore reléguée sur l'arrière-plan, qui, peu soucieuse des droits de la liberté et de la propriété, souhaitait une dictature populaire et le nivellement des fortunes. Marat, qui la lançait, se cachait dans une cave sous la Constituante et devait être porté au Panthéon sous la Convention.

« .... Dans chaque État, disait-il, qui n'a pas la gloire pour mobile, si du désir de faire fortune on ôte le désir d'établir sa réputation, adieu la bonne foi. Bientôt toute profession, tout trafic dégénère en intrigue et en friponnerie.... Comme il ne sera plus question de faire d'excellents ouvrages pour établir sa réputation, mais de séduire par l'apparence, les ouvrages seront courus et fouettés. Décrié dans un quartier, l'ouvrier ira dans un autre.... A l'égard des arts utiles et de première nécessité, l'artisan doit être assujetti à faire. preuve de capacité, parce que personne ne pouvant se passer de leurs productions bonnes ou mauvaises, l'ordre de la société exige que le législateur prenne des mesures pour prévenir la fraude, la dépravation des mœurs et les malheurs qui en sont la suite1».

Le décret, voté le 16 février, puis augmenté quinze jours après de quelques articles additionnels, et sanctionné par le roi, devint la loi du 2-17 mars 1791, qui renfermait deux objets distincts: la suppression des corps de métiers, et l'établissement d'un impôt.

La suppression entraînait un remboursement, puisque les titulaires avaient payé, et souvent fort cher, leur privilége. Turgot n'en avait pas tenu compte. La Constituante, guidée par un profond sentiment de la justice, le comprit et régla le mode de liquidation. Le remboursement des seuls of

1. Marat proposait un plan qui consistait à :

1° Assujettir les élèves à un apprentissage rigoureux de six à sept ans; 2o Mettre un prix honnête au travail des ouvriers, de manière à ce qu'aucun d'eux ne pût tomber dans l'indigence que par sa faute;

3o Les exciter à une bonne conduite, en donnant, au bout de trois ans, les moyens de s'établir pour leur compte à tous ceux qui se seraient distingués par leur habileté et leur sagesse, avec la simple réserve que celui qui ne prendrait pas femme, serait tenu, au bout de dix ans, de remettre à la Caisse publique les avances qu'elle lui aurait faites. » Tiré de l'Ami du Peuple, n° xcI. Hist. parl., t. X, p. 108.

fices de barbiers était estimé à 22 millions; celui des autres offices à 15 ou 16 millions. Dans les communautés, les syndics furent invités à dresser un état des maîtres et de la finance par eux payée; cette finance devait être restituée, déduction faite d'un trentième pour chaque année de jouissance antérieure au 4 août 17891. Les syndics durent aussi compter de leur gestion avec les municipalités, dresser l'inventaire des propriétés mobilières et immobilières des communautés et verser les fonds au district dans la caisse de l'extraordinaire qui était chargé de liquider le passif au nom de l'État. Toutes les marchandises saisies durent être restituées à leur légitime propriétaire et les procès commencés pour infraction aux statuts ou empiétements sur les priviléges furent annulés.

Le même principe fut appliqué à tous les priviléges d'industrie. Ainsi furent supprimés les jurés priseurs, les agents de changes, la caisse de Sceaux et de Poissy' et le droit exclusif des maîtres de poste. La liberté de cultiver, de fabriquer et de débiter le tabac, fut également décrétée".

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Toutefois deux exceptions furent faites à la règle commune: pour les pharmaciens qui ne purent exercer sans avoir été reçus suivant les règles de la profession", parce que, dit le rapporteur, la surveillance de la loi doit commencer où cesse celle des citoyens et pour les orfévres. qui ne furent astreints à aucune restriction de maîtrise, mais qui restèrent soumis à la surveillance de la police pour le titre des matières d'or et d'argent". Une troisième fut ajoutée, relative aux hauts fourneaux qui ne purent être établis qu'avec l'autorisation du Corps législatif". L'Assemblée les croyait indispensables à la sûreté publique, et, dans cette conviction, elle faisait plier le principe de la liberté industrielle devant une considération supérieure. Plus d'expé

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1. Déc. du 20 avril 1791. 2. Déc. du 28 mars 1791. 3. Déc. du 17 sept. 1791. 4. Déc. du 21 juillet 1790.

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5. Déc. du 21 avril-8 mai 1791. 6. Déc. du 13 mai 1791. 7. Déc. du 20-27 mars 1791.

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8. Déc. du 14-17 avril 1791.

9. Rapport de Dallarde du 15 fév. 1791.

10. Déc, du 31 mars-3 avril 179ł. 11. Loi du 12-28 juillet 1791.

rience lui aurait peut-être appris à se fier davantage à la liberté.

. La Consitution, abolissant « irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l'égalité des droits, » résumait en ces termes, dans son préambule, la première partie de la loi du 2-17 mars 1791: « Il n'y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers. » Les voies du travail industriel étaient désormais libres comme les voies du travail agricole. La source de la plupart des procès d'artisans n'existait plus. Les jugements en matière de salaires étaient attribués aux juges de paix, et la subordination nécessaire dans l'intérieur de l'atelier était sanctionnée par une aggravation de la peine pour les coups et blessures, quand ils étaient portés par un apprenti, un compagnon ou un domestique à son maître1.

Malheureusement la juste indemnité promise par la liquidation se perdit dans le gouffre des finances. On avait évalué le remboursement des charges de barbiers à 22 millions, et celui des autres offices à 15 ou 16 millions. Le remboursement des maîtrises, évalué d'abord par La Rochefoucauld, à l'époque du décret, à 80 millions, ne figura sur les comptes approximatifs de la dette publique que pour une somme de 40 millions2. Ces 40 millions ne représentaient guère que les deux tiers du prix des maîtrises, puisque la loi ne tenait pas compte des droits de la communauté: première perte pour les artisans. Ils ne purent être payés qu'en assignats, seule monnaie que l'État eût dans ses coffres: autre perte beaucoup plus grave. Encore le remboursement traînait-il en longueur. Deux fois on donna l'ordre de payer immédiatement les indemnités dues aux citoyens qui s'enrôlaient, sans suivre l'ordre d'enregistrement; les autres durent attendre. A la fin de 1793, l'opération n'était pas encore terminée. Au mois de septembre de cette année, cent livres en assignats valaient à peine trente livres en argent,

1. Loi du 19-21 juillet 1791. Tit. II, art. 14. 2. Rapport de Montesquiou, 6 fév. 1791.

Bergasse-Lazeroules l'éva

luait dans une brochure, à 55 millions. Réplique de M. B. à M. de M. 3. Déc. du 26 sept. 1791. Déc. du 16 sept. 1792.

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