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quait que leur prospérité avait été profondément ébranlée lorsqu'elles s'étaient trouvées en concurrence avec la verrerie et la faïence anglaises'. Nos glaces ne craignaient plus depuis longtemps la concurrence de Venise. Les papeteries devaient à deux causes un redoublement d'activité : on commençait à tendre les appartements de papiers peints et jamais on n'avait tant imprimé1.

Le fer n'était pas encore l'âme de la manufacture et n'avait pas tenté d'envahir les domaines jusque-là incontestés du bois et de la pierre; on le produisait en trop petite quantité et à trop haut prix. Il avait néanmoins une grande importance; car par lui-même ou par l'acier, il fournissait au travail la plupart de ses outils, et sa fabrication offrait d'autant plus d'intérêt que les premières machines à feu commençaient à lui ouvrir une nouvelle carrière. On faisait très-peu de fer à la houille; mais les fers doux de Dauphiné et de Roussillon, les fers de Franche-Comté, d'Alsace, de Berri, de Bourgogne, de Champagne et les tôles au marteau étaient justement estimés. On comptait alors en France 243 hauts fourneaux et 315 feux d'affinage produisant environ 100 millions de livres de fer et 6 millions de livres d'acier 3.

Un intendant du commerce estimait, en 1788, la production de l'industrie française à 931 millions, soit environ un milliard de francs". Sans doute nous avons depuis ce temps marché à pas de géant; mais, en 1788, lorsque ne prévoyant pas encore ce que pouvait donner l'avenir, on considérait ce qu'avait donné le passé, on devait envisager la situation sans amertume et affirmer hautement la prospérité et le progrès de l'industrie.

On en avait des preuves sous les yeux. L'esprit d'invention commençait à percer l'épaisse enveloppe de la routine : c'était le souffle nouveau qui, animant la science, allait trans-.

1. Enc. mét., Manuf. et arts. Vo Porcelaine. 2. Ibid. V° Papeterie. 3. Costaz, Hist. de l'Admin., cité par Boiteau, État de la France en 1789, p. 508. L'Encyclopédie méthodique indique 600 grosses forges donnant 166 millions de livres de fer.

4. Tolosan, Mém. sur le comm. de la France et de ses colonies,

former l'industrie. Le coton en avait senti les premiers effets. Il était lui-même une nouveauté des premières années du dixhuitième siècle, et il avait eu à soutenir une longue lutte contre la routine et les intérêts privés. Pour le tisser plus avantageusement on avait changé quelques dispositions du métier, et on avait obtenu des lancés à fleurs, des chinés qui avaient fait la fortune des rouenneries; pour en fabriquer des toiles peintes, on avait déjà perfectionné divers procédés de teinture et imaginé les réserves. Enfin, après la suppression de la compagnie des Indes, l'administration avait cru pouvoir se relâcher de ses rigueurs; on avait fait des impressions à Rouen et en Alsace, et Oberkampf avait fondé à Jouy, vers 1759, la première manufacture d'indiennes. Après le tissage on s'était occupé de la filature, et quelques inventeurs s'appliquaient à introduire en France les mécaniques qui faisaient la supériorité de l'Angleterre. Depuis 1773, un fabricant de velours de coton à Amiens avait fait monter, dans ses ateliers, sur des dessins pris chez nos voisins, quelques machines à filer de 18 à 20 broches. Bientôt, en 1784, un autre amiénois, nommé Martin, apporta à l'Académie des sciences le métier à filer d'Arkwright; l'Académie applaudit et le roi accorda un privilége pour l'érection de la manufacture de Poix, près d'Arpajon". Le gouvernement fit construire lui-même et distribuer quelques métiers mécaniques afin d'en propager l'emploi.

L'outillage des anciennes fabrications tendait aussi à se perfectionner. Le métier à bras avait reçu quelques amélio

1. Enc. mét., Man. et arts. Vo Toiles.

2. La plus ancienne manufacture d'Alsace est celle de Wesserling où, dans quelques bâtiments dépendant d'une abbaye et situés au bord de la Thur, un nommé Scherer imprimait, pour le compte d'une maison génevoise établie à Paris, des toiles de l'Inde que cette maison achetait à Lorient. 3. Avec quelques centaines de livres, Oberkampf, qui avait étudié la fabrication des toiles peintes en Suisse, s'établit au bord de la Bièvre, dans une chaumière, dessinant et imprimant lui-même. Une robe de l'Inde, qu'une dame de la cour avait gâtée et qu'Oberkampf reproduisit exactement, le mit en vogue, et Jouy commença à devenir une grande manufacture où l'on fila, tissa et imprima le coton.

4. Dict. du comm. et des march. V° Coton, p. 707.

5. Enc. mét., Man. et arts, t. II, p. 15.

rations de détail et le roi avait encouragé plusieurs inventeurs. On venait tout récemment d'importer le métier anglais que patronnait l'Académie; Lyon avait reculé devant la dépense, mais on avait créé à Paris, dans le faubourg SaintAntoine, une manufacture qui n'eut malheureusement qu'une existence éphémère1. Les machines de Vaucanson. commençaient à se répandre et permettaient à la France de rivaliser avec les organsins du Piémont. Argand appliquait aux lampes les lois de la combustion; un rapport venait d'être présenté à l'Académie, en 1786, sur la substitution du blanc de zinc au blanc de céruse2. On sentait qu'un rapprochement était à la veille de s'opérer entre la science et l'industrie, trop longtemps indifférentes l'une à l'autre, et qu'il était temps de réformer les vieux procédés. L'exemple était venu d'outre-mer, il était nécessaire de le suivre : « Partout où la main-d'œuvre est chère, écrivait un inspecteur, il faut suppléer par des machines; il n'est que ce moyen de se mettre au niveau de ceux chez qui elle est à plus bas prix. Depuis longtemps les Anglais l'apprennent à l'Europe'. >>

Vingt ans auparavant on n'aurait peut-être pas tenu ce langage. Mais le traité d'Éden venait d'être conclu et les marchandises anglaises affluaient sur nos marchés; nos fabriques, surprises par cette brusque invasion, avaient gémi de leur infériorité. Quelques-unes avaient succombé; beaucoup languissaient; presque toutes réclamaient, s'adressaient au public, aux ministres et bientôt après aux états généraux qu'elles chargèrent de remédier à leurs misères. Le traité de commerce a porté le coup le plus funeste à nos manufactures, » disait un des cahiers du tiers état. Rouen, Reims, Rennes, Lyon étaient les plus

1. Enc. mét., Man. et arts. V° Bonneterie, p. 59.

2. Ibid. Vo Zinc. Cette découverte de Guyton de Morveau ne devait être appliquée industriellement qu'un demi-siècle plus tard. 3. Ibid. V° Cordage, p. 127. Après le traité d'Eden, la commission intermédiaire de l'assemblée de Rouen attribuait la supériorité des cotonnades anglaises 1° au bon marché de la houille; 2° à l'emploi des machines qui économise la main-d'oeuvre. M. de Lavergne, les Ass. prov. sous Louis XVI, p. 246.

amers dans l'expression de leur mécontentement1. Nevers déplorait la ruine de ses fabriques de faïence 2. Bordeaux seul, qui exportait ses vins et dont la population avait augmenté, applaudissait sans réserve3. On se plaignait surtout de la manière dont l'industrie avait été exposée sans son aveu à la concurrence étrangère. « Lorsqu'il fut question de ce traité de commerce, écrivait la ville de Lyon, le ministère anglais en donna avis aux maires de toutes les villes. manufacturières du royaume, avec ordre d'en faire part aux négociants et de leur demander des mémoires relatifs aux objets de leur fabrique. En France, nous ne fûmes instruits du projet de ce traité que par les papiers publics anglais. Nous nous hâtâmes de faire parvenir au ministère des mémoires où nous demandâmes que quelque faveur fût accordée à l'exportation des productions des manufactures de cette ville. Que nous fut-il répondu? Qu'il était trop tard et que le traité était signé“. » Aussi, dans tous les cahiers où la question est soulevée, le tiers état est-il unanime pour demander qu'il ne puisse être conclu de traité de commerce sans que le projet ait été communiqué à toutes les chambres de commerce et aux états généraux.

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Le désir était légitime et le tarif de 1791 prouve qu'une assemblée guidée par l'amour de la justice était capable de régler avec impartialité les rapports commerciaux de la France avec l'étranger. Mais, avant le grand mouvement imprimé aux idées libérales par la révolution de 1789, les esprits étaient mal éclairés sur cette matière; les intérêts froissés couvraient du bruit de leurs colères la voix de

1. Rouen, Cah. du tiers, art. 58 et 59. Reims, Cah. du tiers, Commerce, art. 109. Rennes, Cah. du tiers, Commerce, art. 185, 186 et 206. – Sénéchaussée de Lyon, Cah. du tiers, passim. Voir aussi le Cahier du Ponthieu, Agr. et Comm., art. 1 et 8; celui de Calais et Ardres; celui de Dunkerque, art. 26; celui de Mantes et Meulan, chap. ix, art. 3; celui de Metz, art. 63; celui de Paris extra muros, Commerce, art. 1; celui de Saumur, art. 35; celui de Villiers-le-Bel. Archives de l'Emp. Collection gén. des procès-verbaux, mémoires, lettres et autres pièces concernant les députations à l'Ass. nat. de 1789.

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3. Arthur Young, t. I, p. 82.

4. Addition au mémoire sur le commerce de Lyon, cité par l'Enc. mét., Man, et arts, t. II, p. 6.

quelques économistes isolés et avaient pour eux les apparences de la raison, parce que, d'une part, leurs souffrances étaient réelles et que, d'autre part, les avantages de la facilité des échanges ne pouvaient, à l'égard du public, se produire qu'avec le temps et se traduisaient d'abord pour les intéressés par la nécessité coûteuse de transformer leur matériel. Parmi les hommes de théorie eux-mêmes, beaucoup étaient hostiles au traité qu'ils croyaient désavantageux au peuple; l'un des plus honnêtes du siècle, Roland de la Platière, oubliait sa placidité philosophique quand cette question se présentait sous sa plume : « Brûlez, brûlez, brûlez ces objets prohibés, écrivait-il en style emphatique; détruisez, anéantissez ces sortes de marchandises; faites vivre le peuple, les agriculteurs, les artisans; le reste n'est plus que vanité, puérilité, sottise1.

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Du reste, l'opposition n'avait pas été moins vive de l'autre côté du détroit. Dans tous les pays, les intérêts privés sont les mêmes ils s'effraient de la concurrence. Les manufacturiers anglais se plaignirent; Fox dans la chambre des Communes, le marquis de Lansdowne et le docteur Watson dans la Chambre Haute, attaquèrent violemment le ministère; mais le Parlement lui donna une imposante majorité.

Le traité d'Éden était loin d'avoir fait en France tout le mal qu'on lui imputait. Par l'obligation qu'il imposait de perfectionner les instruments de travail, il avait rendu un service dont on ne lui savait pas assez de gré. L'effet de deux disettes consécutives, le trouble apporté au travail par les préludes d'une grande révolution retombaient à sa charge, et c'était lui qu'on accusait à tort ou à raison des chômages et de la fermeture des ateliers. La vérité est, que l'importation des marchandises étrangères s'était tout à coup accrue de 40 millions, mais que l'exportation avait gagnéla même somme2,

1 Enc. mét., Man. et arts, t. II, p. 68. V° Bonneterie.
Exportation 307 millions en 1784
Importation 271

2.

349 millions en 1787
310

En 1784, l'importation des matières premières qui servent en grande partie à alimenter l'industrie est de 135 millions; elle atteignait 155 millions en 1787.

Art. Young, t. II, p. 355 et suiv.

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