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avait tort d'ébranler le fondement de toutes les propriétés pour asseoir plus solidement la propriété de l'invention; il dépassait doublement le but. Sans doute, le principe de la propriété est dans le for intérieur de l'homme, dans le libre déploiement de son activité physique ou intellectuelle. A ce titre, rien de plus sacré que la propriété de l'idée. Mais l'idée qui éclôt dans un cerveau germe peut-être au même instant dans d'autres. Est-il juste d'étouffer à jamais ces germes, en faisant de l'idée la propriété absolue de celui qui l'a le premier manifestée? Quand un homine s'est approprié par le travail une portion quelconque de la matière, aucun autre homme ne peut s'approprier à son tour cette portion sans la recevoir du premier ou sans la lui enlever par la ruse ou par la violence. Quand un homme s'est approprié une découverte par un effort de la pensée, tous les autres hommes peuvent, sans lui rien emprunter ni ravir, par un effort tout semblable, imaginer la même découverte et acquérir un titre égal à la propriété. Distinction essentielle que le chevalier de Boufflers ne fit pas et qui conduisit l'Assemblée à dire, en termes trop absolus, dans les considérants de la loi, « que ce serait attaquer les droits de l'homme dans leur essence que de ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son auteur. »

Toutefois, le mode d'application corrigeait ce que le principe avait d'excessif. Car la loi admettait des patentes de 5, de 10 ou de 15 ans, à la volonté de l'inventeur; le Corps législatif pouvait seul proroger ce terme en faveur des grandes inventions auxquelles quinze années n'auraient pu donner une rémunération suffisante, comme l'avait fait le Parlement anglais en faveur de Watt. En réalité, ce n'était donc pas une propriété absolue qu'on consacrait, mais une priorité qu'on constatait et qu'on récompensait par un droit exclusif de jouissance temporaire. Ramené dans ces limites, le brevet d'invention était une institution éminemment juste.

A l'expiration du brevet, les procédés étaient rendus publics et l'usage en était permis à tous les citoyens. Aussi la loi exigeait-elle, dans un double intérêt, une description complète et sincère sous peine de déchéance; car si le pro

cédé bréveté était déjà pratiqué ou connu auparavant, la patente était nulle et le patenté qui essayait d'en faire valoir le privilége contre un prétendu contrefacteur devant le juge, était condamné à l'aide de sa description même. D'autre part, si le procédé était réellement nouveau, la description le faisait connaître; le secret utile ne risquait plus de rester enfoui et de s'éteindre avec l'inventeur; en échange du monopole temporaire qu'elle conférait à un de ses membres, la société acquérait la certitude d'une jouissance perpétuelle pour tous.

La loi sur les brevets d'invention excita plus de mécontentements que celle du 2-17 mars 1791. Les savants se plaignirent d'avoir perdu l'autorité que leur donnait l'examen préalable; les bureaux, la dispensation préalable des faveurs; les agents de l'industrie s'effrayèrent d'une loi qui allait multiplier les priviléges d'invention et leur susciter dans toutes les classes de la société de dangereux concurrents. Boufflers avait déjà dans son rapport réfuté la théorie des récompenses nationales, au nom des droits de la liberté. Protégez l'inventeur et ne le payez point; en ne le protégeant pas, vous lui refuseriez ce qui lui est dû; en le payant, vous lui donneriez autre chose que ce qui lui est dû. » Dans un mémoire imprimé par ordre de l'Assemblée nationale, il répondit victorieusement à ses adversaires, au nom des mêmes droits, contre la théorie de l'examen préalable: Où donc est le danger? Est-ce que les plus grandes inepties seraient admises sans examen? Oui; mais aussi elles seraient rejetées sans scrupule, et alors elles tourneraient. au détriment de leur auteur. Mais, dira-t-on, pourquoi jamais de contradicteurs? Le contradicteur que vous me demandez est absolument contraire à l'esprit de la loi; l'es'prit de la loi est d'abandonner l'homme à son propre exa

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1. Tous les ans et tous les mois, depuis 1858, le ministère de l'agriculture et du commerce publie la liste des brevets pris; de temps à autre, il publie un volume (in-4°) contenant la Description des machines et procédés pour lesquels des brevets d'invention ont été pris, et dont le privilége est expiré. Le 42o volume a été publié en 1862. De plus, on peut, au ministère même, consulter les brevets.

men et de ne point appeler le jugement d'autrui sur ce qui pourrait bien être impossible à juger. Souvent ce qui est inventé est seulement conçu et n'est point encore né; laissezle naître, laissez-le paraître, et puis vous le jugerez. Vous voulez un contradicteur, je vous en offre deux, dont l'un est plus éclairé que vous ne pensez, et l'autre est infaillible: l'intérêt et l'expérience.

La loi concédait au propriétaire de patente le droit de former des établissements dans toute l'étendue du royaume, de céder à d'autres particuliers le droit d'en former, de disposer de sa patente comme de toute propriété mobilière, de requérir la condamnation du contrefacteur à des dommages-intérêts et à une amende. Elle avait d'abord admis la saisie sons caution des objets contrefaits; mais, dans la rédaction du 14-25 mai, elle effaça cette clause, comme attentatoire à la liberté. Élle reconnaissait trois ordres de brevets pour invention, pour perfectionnement, pour importation, ne songeant pas que toute invention n'est qu'un perfectionnement et que l'importation ne mérite pas une telle faveur. Elle établissait, sans raison suffisante, une taxe progressive de 300 francs pour 5 ans, 800 francs pour 10 ans, de 1,500 francs pour 15 ans. Enfin, elle défendait, bien à tort, à l'inventeur de prendre une patente à l'étranger, et faisait même de cette infraction une cause de déchéance. Tels étaient les détails de la loi, défectueux sur plus d'un point et susceptibles d'être améliorés. Mais les deux principes sur lesquels elle reposait, la jouissance exclusive d'un privilége temporaire et l'absence de tout examen préalable, étaient en parfaite harmonie avec le reste de l'édifice de liberté qu'élevait pour la société moderne la sagesse de la Constituante. Ils sont restés les fondements de notre législation sur cette matière1.

L'État, cependant, ne resta pas spectateur désintéressé

1. Le 20-25 décembre 1793, la Convention rendit un décret supprimant les brevets d'invention relatifs à des établissements de finance et défendant d'en accorder désormais pour ce motif. Voyant la détresse du Trésor, beaucoup de personnes avaient imaginé des plans financiers qu'ils s'empressaient de faire breveter.

des progrès de l'industrie. Une commission, composée de quinze membres de l'Académie des sciences et de quinze personnes versées dans différents genres d'industrie, fut instituée sous le nom de Bureau de consultation des arts et métiers et chargé, d'une part, de faire des expériences pour l'avancement des arts utiles et de fournir des modèles, d'autre part, de donner son avis sur les récompenses à décerner à ceux qui feraient des découvertes dans les arts utiles et qui renonceraient au bénéfice du brevet d'invention 1. La quatrième question était celle du commerce. Elle se présentait sous deux aspects: circulation intérieure et relations avec l'étranger.

La circulation avait été gênée par les péages et par les prérogatives féodales, par les droits de traite, par les priviléges provinciaux, les octrois des villes, les arrêts des intendants qui prohibaient ici ou là la sortie des denrées dans leur juridiction, par les lois générales mêmes qui admettaient des ports francs, des provinces d'étranger effectif et des provinces réputées étrangères à côté de celles qui s'étaient unies sous le tarif de 1664; c'étaient autant d'obstacles qui arrêtaient le commerce, le ralentissaient ou faisaient dévier le courant vers les marchés étrangers. Le transit était impossible. La suppression de la féodalité et des provinces faisaient tomber du même coup la plupart de ces barrières et procurait à la France, entre autres avantages, la facilité des échanges intérieurs et l'unité commerciale.

Il y eut quelques protestations. Bayonne, par exemple, se plaignit de perdre des immunités séculaires', mais dut se résigner à rentrer dans la ligne des douanes nationales. Les seigneurs perdirent, avec leor puissance, tous les droits. qu'ils percevaient dans les halles, foires ou marchés; c'était de la féodalité dominante. La police en fut désormais confiée aux corps municipaux "; mais les bâtiments continuèrent à

1. Décret du 9-12 sept. 1791 sur les récompenses à accorder aux artistes, et du 27 sept.-16 oct. 1791 sur la composition provisoire du bureau. 2. Voir le rapport du 30 nov. 1790.

3. Déc. du 15-28 mars 1790, titre II, art. 17, 18.

4. Déc. du 16-24 août 1790.

appartenir à leurs propriétaires, sauf le droit pour les communes de les acquérir ou de les louer1. Les foires franches. furent maintenues, parce qu'elles étaient, dit le décret, plutôt une faveur pour le commerce du royaume qu'un privilége particulier à une ville. Les droits sur les huiles et savons, sur les cuirs, sur les fers, sur les amidons, furent réduits d'abord, abolis bientôt. Les octrois même furent supprimés 5.

L'Assemblée voulait déblayer entièrement le champ du travail, et, fidèle à la théorie des physiocrales, ne demander d'impôt qu'à la terre, comme seule productrice de la richesse. Ordre fut donné aux municipalités et aux directoires de district de maintenir dans sa plénitude la libre circulation des marchandises et le libre débat du prix entre l'acheteur et le vendeur, qu'on considérait avec raison comme une des conditions nécessaires de la propriété. « L'Assemblée nationale, après avoir entendu son comité des rapports, déclare attentatoire à la liberté publique et à l'autorité des décrets, et, comme telles, annule toutes les délibérations qui, de quelque manière que ce puisse être, ont été prises pour obliger les laboureurs à fournir des blés à un prix inférieur au prix courant et pour interdire la libre circulation des grains dans le royaume. Quelques municipalités désobéirent et laissèrent le peuple affamé se porter à des excès condamnables. L'Assemblée sévit avec résolution', bien décidée à sauvegarder les principes du droit ce qui était d'ailleurs alors, comme en tout temps, le premier et le meilleur remède économique à apporter au mal.

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Gaulard, député de Lyon, avait fait, au nom du comité de commerce et d'agriculture, le rapport sur la suppression des droits de traite perçues dans l'intérieur du royaume, le reculement des douanes aux frontières », et il avait naturellement conclu à « l'établissement d'un tarif uniforme. » Le comité s'occupa immédiatement de le préparer. Il se trouvait

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1. Déc. du 15-28 mars 1790, ibid.
3. Déc. du 23-26 sept. 1789.
5. Déc. du 19-25 fév. 1791.

6. Déclar. du 29 avril-2 mai 1790.

7. Par exemple, contre la municipalité de Soissons.

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