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en présence d'une difficulté sérieuse; d'une part, les principes de la société nouvelle le guidaient vers la liberté; d'autre part, les préjugés des industriels et les répugnances contre le récent traité avec l'Angleterre, énergiquement expriprimées dans un grand nombre de cahiers, le sollicitaient à des mesures restrictives. Dans un premier rapport il avait cédé à ces répugnances et s'était prononcé en faveur des prohibitions. L'Assemblée, plus sage et plus modérée que les intérêts qui s'agitaient autour d'elle, renvoya la question à l'étude. Un second rapport fut fait dans lequel le comité s'appliqua à discuter les motifs qui avaient pu alarmer nos manufactures.

« Le produits des manufactures étrangères, chargés dans le principe de droits de 20 à 30 pour 100 de la valeur, se trouvaient imposés de 30 à 45 pour 100 et souvent au delà par l'addition successive des sous pour livre.

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Lorsqu'il s'est agi du traité de commerce avec l'Angleterre, le ministère a pensé que nos manufactures rivaliseraient aisément avec celles des Anglais, si ces dernières acquittaient à leur introduction en France un droit de 10, 12 et 15 pour 100.

« Le principe était bon et les plaintes qui se sont élevées de toutes parts contre le traité de commerce avec l'Angleterre auraient moins de fondement si les perceptions avaient pu être conformes aux bases fixées par ce traité.

<< Malheureusement... les déclarations ont été faites à moitié, au tiers, au quart de la valeur effective, en sorte que les droits n'ont été perçus que dans la proportion de 3, 4, 5 et 6 pour 100, et dans un temps encore où les manufactures nationales étaient grevées de droits de circulation d'un taux souvent supérieur à celui des droits réellement acquittés par les manufactures anglaises 1. »

« Le principe était bon », disait le rapporteur, et en effet cette fois le comité s'était attaché au principe. Il n'avait jamais eu l'intention de supprimer les douanes, source importante et légitime de revenu; il n'avait pas non plus voulu for

1. Voir le rapport dans les Procès-verbaux de l'Assemblée nationale, t. 44.

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mer un tarif purement fiscal, mais un tarif de droits à la fois modérés de manière à faciliter les échanges, et calculés sur les intérêts divers de la production nationale de manière à favoriser l'industrie. C'est ainsi que les matières premières, parmi lesquelles on remarquait les farines et le fer en gueuse, étaient admises en pleine franchise. Le comité entrevoyait un temps où l'agriculture régénérée par les décrets qui affranchissaient le sol, pourrait les fournir en assez grande quantité à nos fabriques; « mais jusqu'à cette époque, ajoutait-il, peu éloignée peut-être, l'intérêt pressant de vos manufactures commande d'admettre les matières premières en exemption de tous droits. Cette règle ne souffrait qu'un petit nombre d'exceptions. Le tarif imposait une taxe de 5 à 10 pour 100 sur les fromages, le beurre salé, les épiceries, de 2 1/2 à 5 seulement sur la droguerie pour médecine et sur les fruits et légumes secs, léger impôt sur la consommation nationale et suffisant pour assurer la préférence ou au moins une concurrence certaine aux productions de notre sol. »'Il était plus exigeant à l'égard des vins étrangers et des liqueurs : « tribut payé par le riche, » disait le rapporteur. La prohibition ne frappait que l'huile de poisson. « Si nous la recevons de l'étranger, nous anéantirons nos pêches. » Toutefois cette considération commerciale cédait devant un intérêt politique et on admettait l'huile expédiée par la jeune république des Etats-Unis.

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Les produits manufacturés payaient à l'entrée 5, 7, 10, 12 ou 15 pour 100. Le comité redoutant la contrebande, frappait les marchandises d'une taxe d'autant plus légère qu'elles pouvaient plus aisément se dérober à la surveillance. C'est ainsi qu'on ménageait les montres et les dentelles, tandis qu'on demandait le maximum du tarif aux lainages 1.

1. Une exception était faite pour les toiles dont la taxe fut seulement de 30 francs par quintal, soit 7 à 8 pour 100 de la valeur. Le comité se crut obligé d'expliquer cette différence qui ne pouvait manquer d'exciter les réclamations des négociants français. En voici les raisons : les toiles, par arrêt de 1692, devaient payer un droit de 30 pour 100 de la valeur; mais elles entraient avec un simple droit de 1 1. 17 s. 6 d. dans la Flandre et le Hainaut où elles étaient marquées comme produits français et circulaient dans le royaume. Il fallait tenir compte de cette situation.

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A la sortie, le principe avait été d'affranchir en général les produits du sol et de l'industrie; il ne souffrit que fort peu d'exceptions.

On n'admit au chapitre des prohibitions qu'un nombre restreint de marchandises, telles que le tabac, l'argent faux, les navires, les confections, le fil, la poudre à l'entrée et à la sortie, les bois de construction, le minerai, le charbon, le vieux linge, le poil, les cocons.

Ces extraits suffisent à faire connaître l'esprit du tarif: la France n'en avait pas encore eu de plus mesuré et de plus libéral. Les bases en avaient été fixées dès le 1er décembre 1790. La discussion qui remplit plusieurs séances, modifia certains détails sans attaquer les principes, et le tarif devint loi de l'État par le décret du 2-15 mars 1791.

A cette grande mesure se joignait la suppression de toutes les immunités ou dégrèvements en faveur de certaines personnes1, celle de tous les priviléges exclusifs de commerce". La compagnie des Indes avait cessé d'exister'; la navigation dans le Levant et sur les mers situées au delà du cap de BonneEspérance avait été déclarée libre. Des réductions de taxes avaient même été accordées, non plus à tel ou tel corps privilégié, mais à tous les navires français ramenant des marchandises des parages lointains de l'Asie, afin de stimuler nos marins aux grandes navigations où l'on pouvait craindre que les entreprises particulières ne fussent incapables de soutenir la concurrence des puissantes compagnies étrangères. Les mers étaient libres, comme les routes de l'intérieur. Si l'enchaînement des circonstances ne nous avait fermé pour un quart de siècle l'accès des mers, notre commerce extérieur et notre marine eussent promptement senti les bons effets de la liberté, comme le commerce intérieur les ressentit dès que le calme eut reparu.

Liberté en matière de commerce implique concurrence, et la concurrence n'est jamais agréable à ceux qui étaient anté

1. Déc. du 28 juillet 1791.

2. Déc. du 3 avril 1790.

3. Déc. du 14 août, 23 oct. 1790.

4. Déc. du 3 avril-2 mai 1790. Déc. du 24 juillet 1791, et séance du 28 juin 1790.

rieurement maîtres du marché. Les fabricants de toiles peintes de Rouen, de Beauvais, de Nantes, de Lyon, de Marseille, d'Orange, de Bolbec, de Saint-Denis, de Melun, de Lille, d'Angers, de Jouy, de Corbeil, du Haut et du Bas-Rhin se plaignirent, rappelèrent dans deux pétitions consécutives que leurs manufactures avaient pu naître et prospérer parce que des droits imposés sur les marchandises étrangères ont gêné leur circulation, » et ils prédisaient leur ruine fatale et prochaine, si on permettait « l'importation libre des toiles peintes de la république de Mulhausen 1. » Nos tarifs ont depuis cette époque changé bien des fois. Mais Mulhouse, rattachée, quelques années après, à notre territoire, n'a cessé, à travers nos révolutions politiques ou économiques, de demeurer française, de jouir par conséquent non-seulement de la libre importation, mais de la libre circulation dans toute la France, sans la moindre visite ni le moindre droit de douane, et cependant, loin de périr, l'industrie des toiles peintes a pris de magnifiques développements dans l'Alsace, dans la Normandie, sur tous les points où elle a pu se produire avec économie. Il ne faut pas accepter sur parole les prédictions alarmantes des parties intéressées.

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Indépendamment des quatre grandes questions qu'elle tranchait ainsi par le respect de la propriété et de la liberté, l'Assemblée portait ses soins sur une foule de détails qui devaient contribuer à la prospérité commerciale du royaume. Elle conservait, en lui donnant une nouvelle organisation, le corps des ponts et chaussées 2; elle ordonnait le desséchement des marais; elle projetait la construction de divers canaux. Elle stimulait à cet égard le zèle des administra

1. Voir les pétitions (sept. 1791) dans la collection Rondonneau, 2o partie, page 333. Il y eut à ce sujet une longue lutte entre l'Alsace française et la république de Mulhouse, et diverses conventions furent conclues: traité du 22 septembre 1791, arrêté du 2 novembre 1792, traité du 6 germinal an II, arrêté du 23 prairial. La république de Mulhouse, cernée et affamée, vota, le 3 janvier 1798, sa réunion à la France.

2. Voir, entre autres, le déc. du 16 décembre 1790.

3. Canal de Meaux à Paris, canal de la vallée d'Arc près de Marseille, canal de Givors, canal pour fournir de l'eau à Tournon, canal du Rhône au Rhin, canal de la Seine à la Loire par l'Essonne. Séances du 19 oct. 1790, 18 août, 6 sept., 13 sept. 1791.

tions départementales et leur envoyait des instructions, en leur demandant d'étudier chacune dans leur circonscription le desséchement des marais, le cours des eaux, la situation des communaux et des vaines pâtures, l'amélioration des laines indigènes, la réforme des poids et mesures, les foires à supprimer ou à établir; et en même temps elle leur marquait le principe qui l'avait guidée elle-même, qui devait les guider à leur tour, et limiter, au besoin, les ardeurs d'un zèle indiscret: « L'industrie naît de la liberté; elle veut être encouragée; mais si on l'inquiète, elle disparaît1.

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Elle décréta elle-même l'uniformité des poids et mesures. Plusieurs rois de France y avaient songé depuis le quatorzième siècle; il était réservé de l'accomplir à l'Assemblée qui, fondant tous les priviléges et toutes les distinctions dans une vaste égalité, créait l'unité de la France. Chaque province, quelquefois chaque ville, chaque foire, avait ses mesures comme ses coutumes. De l'une à l'autre, la différence était souvent très-grande; l'aune, par exemple, rapportée au pied de roi, variait de 299 lignes, aune de Dunkerque, à 597, aune de Bretagne; il en était de même pour les setiers, les muids, les livres. C'était un chaos qui, peu sensible pour le petit commerce de détail qui se faisait sur place, devenait pour le grand négoce une source de difficultés, d'erreurs, et une cause d'abstention. Talleyrand, chargé du rapport, proposa de faire dériver toutes les mesures de l'unité de longueur, et de choisir pour unité de longueur « un modèle invariable pris dans la nature. » On avait d'abord songé au pendule simple, battant la seconde, sous la latitude moyenne de 45 degrés. Mais, sur l'avis de l'Académie des sciences, on se décida à adopter la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre, et ordre fut donné par l'Assemblée de mesurer à cet effet l'arc du méridien compris entre Bayonne et Dunkerque 2. La Constituante ne devait pas voir la fin de ce travail.

1. Instruction de l'Assemblée nationale aux assemblées administratives, août 1790.

2. Séances d'avril 1790; déc. du 8 mai 1790, déc. du 26-30 mars 1791. La commission se composait de Borda, Laplace, Lagrange, Monge, Condorcet, auxquels on adjoignit Delambre et Mechain.

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