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Jusqu'à ses dernières séances, elle continua à s'occuper d'organisation commerciale et de travaux publics. Ce n'était pourtant qu'un détail de l'œuvre immense qu'elle avait entreprise la nuit du 4 août. Cette œuvre, commencée avec une enthousiaste ardeur du bien, elle l'avait poursuivie sans relâche dans la déclaration des droits de l'homme, dans les nombreux décrets, si vivement discutés de part et d'autre, de la Constitution, dans le remaniement des impôts et leur égale répartition, dans la division administrative, dans l'organisation de la justice, dans l'essai de formation d'une armée nationale. Elle la poursuivait encore, à la fin de sa longue session, avec une confiance moins naïve dans la puissance souveraine de la raison, et non sans quelques tristes pressentiments de l'avenir; mais jusqu'au bout fidèle à l'esprit d'équité qui l'avait distinguée et aux deux grands principes sur lesquels elle avait fondé le droit nouveau : respect de liberté individuelle, respect de la propriété.

Elle ne s'en était guère départie qu'une seule fois, lorsque irritée par les événements, et depuis longtemps sollicitée à des mesures de rigueur1, elle avait enfin, après la fuite du roi, consenti à rendre un décret frappant d'une imposition triple tout Français qui, ayant passé la frontière, ne serait pas rentré dans le délai d'un mois. Elle en eut regret; et, le 14 septembre, avant de se séparer, elle rapporta son décret, déclarant « qu'il ne serait plus apporté aucun obstacle au droit de tout citoyen français de voyager librement dans tout le royaume et d'en sortir à volonté. »

La Constituante agit de même à l'égard de l'industrie agricole, manufacturière, commerciale. Elle fonda ses institutions sur le droit et plaça dans la liberté le principe du droit. Son œuvre économique peut se résumer en un mot: liberté du travail.

Elle avait trouvé le cultivateur censitaire, covéable ou même serf, la terre surchargée de droits féodaux: elle fit l'un et l'autre libres. Elle avait trouvé l'industrie gênée par

1. Voir la séance du 28 février 1791. 2. Déc. du 9 juillet et loi du

1-6 avril 1791.

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les maîtrises et jurandes, par la multiplicité des impôts indirects, par les priviléges; le commerce paralysé par les compagnies, par les barrières de douanes : elle supprima les obstacles et donna l'essor de la liberté à l'industrie et au commerce. La loi du 2-17 mars 1790 émancipa l'industrie; celle du 7 janvier 1791 constitua la propriété des inventeurs; celle du 2-15 mars 1791 fonda sur un tarif modéré et uniforme les relations commerciales de la France avec l'étranger.

Quand la Constituante eut achevé son œuvre, elle se retira, en laissant l'homme jouissant de la plénitude de ses droits; la terre, débarrassée de toutes les servitudes, pouvant être vendue, louée, exploitée au gré de son unique propriétaire; toutes les voies du travail ouvertes à tous; les contributions équitablement réparties, en principe, sinon toujours en fait, dans la proportion des facultés réelles de chacun; la France unie sous une administration nationale; une organisation judiciaire critiquable à plusieurs égards, mais du moins simple, et relevant de l'opinion publique; tous les citoyens égaux devant la même loi. Ce sont assurément là de grandes conquêtes. Indépendamment de leurs avantages matériels, elles ont donné satisfaction à un des besoins les plus nobles et les plus impérieux des peuples civilisés; l'assemblée à laquelle nous les devons est digne, à ce double titre, des applaudissements des hommes éclairés et de la reconnaissance des générations qui en jouissent.

CHAPITRE II.

ASSOCIATIONS ET COALITIONS.

La haine du privilége et du despotisme. -Suppression des chambres de commerce. Mutineries. Le tarif des salaires. Pétitions et coalitions Les compagnons

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Adresse de la municipalité de Paris.

d'ouvriers.
charpentiers. Lettre des maçons de Sainte-Geneviève.
Chapelier. Loi du 14 juin 1791.

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Obstacle à la liberté de réunion.

La Constituante n'était pas une assemblée de sages planant des hauteurs de la raison au-dessus de l'océan mobile des passions humaines. Une pareille assemblée n'a jamais existé dans l'histoire de l'humanité, et elle était moins possible que jamais dans un pays où la pensée politique, longtemps bâillonnée, se sentait tout à coup maîtresse de fixer les destinées de la nation, et à une époque où le remaniement social contrariait ou excitait à tous les degrés de la fortune tant d'intérêts si divers. La Constituante eut plus que l'amour de la justice et de l'égalité; elle en eut la passion, c'est-à-dire la haine du despotisme et du privilége. C'était contre ces deux fléaux de l'ancien régime que s'était amoncelé le flot des rancunes populaires; quand la digue fut rompue, il se précipita en torrent et nivela tout. Les bonnes œuvres furent emportées comme les mauvaises par le courant révolutionnaire.

La Constitution de 1791, dont les imperfections contribuèrent à précipiter la catastrophe du 10 août, porte l'empreinte de cette passion. C'est la haine du privilége qui fit échouer,

dès le temps des premiers travaux, le sage projet des deux chambres; c'est la haine du despotisme qui désarma la royauté et la livra impuissante aux émeutes.

Dans les questions d'économie industrielle, la Constituante porta le même sentiment. Elle respecta les tribunaux de commerce 1 et étendit même leur juridiction; mais elle supprima les chambres de commerce 2, utile institution qui mettait les négociants en communication directe et permanente avec le gouvernement. Elle y vit un privilége et elle crut devoir l'abolir: il eût suffi de mieux régler l'élection des membres.

L'assemblée était d'ailleurs dans une situation difficile. Tant de passions violentes et contraires se soulevaient audessous d'elle qu'il n'eût guère été possible à la Sagesse ellemême de conserver sa sérénité sur cette mer orageuse. L'apprentissage de la liberté ne se fait pas en un jour et sans peine. Les paysans émancipés avaient incendié les châteaux. Les marchands, affranchis des impôts les plus vexatoires, se rebellèrent contre les impôts qu'on maintenait encore. Les ouvriers, délivrés des chaînes de la corporation, s'imaginèrent qu'on ne les avait fait tomber que pour leur donner le moyen d'imposer à leur tour la loi à leurs

maîtres.

Les ouvriers souffraient alors cruellement de la diminution du travail et de la cherté des vivres. Ceux d'entre eux qui savaient lire pouvaient voir circuler de nombreuses brochures dans lesquelles on demandait en leur nom du pain, une subsistance assurée, un salaire déterminé ou au moins la fixation d'un minimum. Eux-mêmes, raisonnant dans un temps de misère, se laissaient facilement séduire, comme ceux de Lyon, par l'idée d'un tarif, sauf à l'abandonner quand le travail serait abondant et que le tarif leur deviendrait dommageable.

1. Loi du 16-24 août 1790.

2. Déc. du 27 sept.-16 oct. 1791.

3. « L'Assemblée nationale, sur le rapport qui lui a été fait du refus et même de la coalition des cabaretiers, aubergistes, bouchers et autres contribuables de Noyon, Ham, Chauny et paroisses circonvoisines, à l'effet de ne point payer les droits (d'octroi) dont la perception avait été continuée.... décrète.... (Décret du 4-15 août 1790.)

Tel est en effet un des graves inconvénients de ces prétendus contrats; dès qu'ils peuvent avoir quelque influence sur le taux naturel des salaires, il y a toujours une des deux parties disposée à ne pas les exécuter: les maîtres, durant les mortes saisons; les ouvriers, quand les commandes affluent. Les ouvriers se dérobent toujours sans peine à la contrainte en refusant ou en paraissant refuser le travail; mais, si la force publique prétend garantir le tarif, que reste-t-il aux maîtres, sinon de fermer leurs ateliers?

Au début de la révolution, à une époque où les corps de métiers n'étaient pas encore légalement supprimés, les garçons tailleurs, au nombre de trois mille environ, se réuni-. rent sur le gazon du Louvre et envoyèrent une députation de vingt compagnons pour demander au comité de la ville de leur garantir, en toute saison, un salaire de quarante sous par jour, et de défendre aux fripiers de faire des habits neufs1 singulière manière de comprendre la liberté du travail'. Il est curieux, mais il n'est pas étonnant, à la veille du jour où l'assemblée allait proclamer le principe de la concurrence, de retrouver encore les plus vieilles et les plus sottes prétentions du privilége, la querelle des tailleurs contre les fripiers. La classe ouvrière était à cet égard comme les nobles, comme le clergé, comme les marchands; les privilégiés, grands ou petits, comprenaient encore mal les idées au nom desquelles la France allait se transformer. Quelques jours après, ce furent les garçons perruquiers qu'on vit assemblés aux Champs-Élysées, et réclamant contre les abus du bureau de placement; puis les ouvriers cordonniers, qui, réunis au nombre de cinq à six cents, nommèrent un comité afin de veiller aux intérêts de l'association, de recueillir la cotisation mensuelle destinée à secourir ceux d'entre eux qui seraient sans ouvrage, et décidèrent d'exclure

1. Le mardi 18 août 1789. Voir le Moniteur et Hist. parl., t. II, p. 312. 2. Le comité ordonna pourtant qu'on fît droit à la première partie de la demande.

3. Ils voulaient que la taxe prélevée par le bureau de la communauté fût réduite et le surplus employé à fonder des lits à l'Hôtel-Dieu. Un officier de la garde nationale voulut les disperser. Il fut désarmé par ses propres soldats. (Hist. parl., t. II, p. 312.)

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