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du royaume quiconque ferait une paire de souliers au-dessous d'un prix convenu1; puis les charpentiers qui se rassemblèrent à l'archevêché; puis les ouvriers employés à la construction du pont de Louis XVI, qui demandèrent un salaire de trente-six sous au lieu de trente2; enfin les domestiques qui s'ameutèrent pour réclamer l'expulsion des Savoyards3. Un membre de la Société d'agriculture lut un mémoire dans lequel, partant de ce principe incontestable que le salaire doit au moins représenter la subsistance de l'homme, il demandait à l'Assemblée nationale de le fixer par décret à la valeur, quelle qu'elle fût, de trois livres de pain, deux livres de viande, plus deux sous. Les subsistances donnaient lieu à des désordres bien autrement graves.

L'Assemblée, qui avait proclamé la liberté du travail, ne pouvait glisser dans de pareilles erreurs. Elle sévit, avec raison, contre les perturbateurs de la paix publique, mais avec excès contre les réunions d'où partaient ces demandes.

Aux violences et aux désordres de la rue, elle opposa, sur la prière réitérée du ministère et de la Commune de Paris, la loi martiale".

Elle tarda davantage à frapper les coalitions ouvrières. Cependant les coalitions n'étaient guère moins turbulentes et moins oppressives alors que les tumultes de la rue; des ateliers étaient envahis; des ouvriers employaient la force pour contraindre leurs camarades à obéir à leurs arrêtés. C'était surtout dans le compagnonage, fortement organisé

1. Le 4 septembre 1789. Hist. parl., t. II, p. 417.

2. Le 5 mai 1791.

3. C'était au Louvre. Une patrouille les dispersa. Hist. parl., t. II, p. 350. 4. Moniteur du 17 septembre 1790.

5. Loi du 21 oct.-21 nov. 1789. Voici à quelle occasion fut rendue cette loi. La porte des boulangers était assiégée et on avait dû y placer des sentinelles. A la porte du boulanger François une femme faisait queue dès le soir, pour avoir le lendemain du pain à la première fournée; elle pénétra par hasard dans la boutique, y trouva des pains rassis que le boulanger avait gardés et cria à l'accapareur. Aussitôt la foule se précipita dans l'intérieur, découvrit des petits pains, lesquels étaient destinés aux représentants, saisit le boulanger, le conduisit, avec force menaces, au district; puis, pendant qu'on interrogeait le malheureux, elle envahit la salle des délibérations, le saisit de nouveau, le pendit à une lanterne, puis promena sa tête au bout d'une pique. Hist. parl., t. III, p. 190.

pour la résistance, que se produisaient les désordres; les manufacturiers et une partie même de la classe ouvrière qui n'était pas enrôlée dans cette association secrète, en demandaient la suppression1.

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La ville de Paris, qui, surchargée d'ouvriers sans travail et toujours occupée à contenir la mutinerie de ses ateliers nationaux, souffrait le plus de cet état de choses, tenta les voies de la persuasion, dès qu'elle put s'autoriser de la loi qui supprimait les corps de métiers. Sur les plaintes qui lui furent adressées contre les coalitions pratiquées par les compagnons charpentiers et imprimeurs, pour faire augmenter leurs journées et empêcher les autres compagnons de travailler à d'autres prix et contre leur gré, » la Commune chargea deux de ses membres de rédiger une proclamation qui fut publiée le 29 avril 17912. Elle s'empressait de rappeler que la liberté doit exister pour tout le monde, même pour les maîtres; qu'il n'était ni possible, ni juste, que tous les ouvriers reçussent un salaire égal; « le conseil municipal, ajoutait-elle en terminant, espère que ses avis suffiront pour ramener les ouvriers à une conduite plus sage. »

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L'avis resta sans effet. Il fallut ordonner. Un arrêté déclara nuls, inconstitutionnels et non obligatoires, des arrêtés pris par des ouvriers de différentes professions pour s'interdire respectivement et pour interdire à tous autres ouvriers le droit de travailler à d'autres prix que ceux fixés par lesdits arrêtés; fit défense à tous ouvriers d'en prendre à l'avenir de semblables; déclara, de plus, que le prix du

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1. Adresse des manufacturiers relative à la suppression de l'institution des Compagnons du devoir. Adresse de la grande majorité des ouvriers des man., compagnons des arts et métiers pour la supp. de l'inst. des Comp. du devoir, 5 mars 1791.

2. « Le corps municipal est instruit que des ouvriers de quelques professions se réunissent journellement en très-grand nombre, se coalisent, au lieu d'employer leur temps au travail, délibèrent et font des arrêtés par lesquels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées; que plusieurs d'entre eux se répandent dans les divers ateliers, y communiquent leurs prétendus arrêtés à ceux qui n'y ont pas concouru, et emploient la menace et la violence pour les entraîner dans leur parti et les faire quitter leur travail.... » Moniteur du 29 avril 1791.

travail doit être fixé de gré à gré, entre eux et ceux qui les emploient, et que les forces et talents étant nécessairement dissemblables, les ouvriers et ceux qui les emploient ne peuvent être assujettis à aucune taxe ni contrainte1. »

Les coalitions continuèrent. C'était le lendemain du jour où ces arrêtés étaient pris, que la députation des ouvriers du pont de Louis XVI et celle des charpentiers venaient à l'hôtel de ville. Le maire les renvoya, en répondant « que nulle autorité ne pouvait ni fixer leurs journées, ni contraindre les maîtres.» Cependant les charpentiers insistèrent; ils avaient récemment formé l'union fraternelle des ouvriers en l'art de la charpente, et, forts de leur concert, ils avaient demandé aux patrons de s'entendre avec eux « afin d'établir des règlements qui assurassent aux uns et aux autres un gain proportionnel; » puis, sur le refus de ceux-ci, ils avaient seuls décidé que le prix de leur journée ne pourrait en aucun temps être moindre de cinquante sous, et ils avaient rédigé un règlement en huit articles qu'ils demandaient à la municipalité de faire accepter des patrons à titre de médiatrice 2. La municipalité pouvait élever le salaire de ses propres ouvriers: c'est ce qu'elle fit. Mais elle ne pouvait élever, aux dépens des patrons, celui d'ouvriers. qu'elle ne payait pas. Elle persista dans son refus; dut, sur la plainte des maîtres, dissiper de nouveaux rassemblements; et, après s'être concertée « avec le Directoire pour faire cesser des coalitions dangereuses, » elle supplia l'Assemblée de lui donner des armes légales pour la répression. L'Assemblée les lui fournit.

Les ouvriers murmurèrent, et se dirent trahis par une révolution qui ne faisait rien pour eux. Ceux qui travaillaient à l'église Sainte-Geneviève exhalèrent leur mécontentement

1. Hist. parl., t. X, p. 102.

2. Voir dans l'Hist. parl. (t. X, p. 106) un article des Révolutions de Paris qui se termine par ces mots : « Il y a ici une erreur de droit qu'il est essentiel de relever.... Ceci se réduit au principe simple, qu'entre celui qui travaille et celui qui fait travailler, il est tyrannique et absurde qu'un tiers puisse, contre le gré d'un des contractants, donner sa volonté pour convention. >>

3. Aujourd'hui le Panthéon.

dans une lettre haineuse qu'ils adressèrent à Marat, « vrai défenseur de la classe des indigents, » et dans laquelle ils dénonçaient leurs patrons. « Non contents, disaient-ils, d'avoir amassé des fortunes énormes aux dépens des pauvres manœuvres, ces avides oppresseurs, ligués entre eux, font courir contre nous d'atroces libelles pour tâcher de nous enlever nos travaux; ils ont poussé l'inhumanité jusqu'à s'adresser aux législateurs pour obtenir contre nous un décret barbare qui nous réduise à périr de faim 1. »

L'Assemblée ne vota pas moins, sans discussion, sur le rapport de Chapelier, la loi du 14 juin 1791, qui, se fondant sur l'anéantissement légal de toutes les espèces de corporations, défendait, sous peine d'amende et de prison, à tous ouvriers et compagnons, de se nommer des présidents ou syndics, de prendre des arrêtés, de tenir des registres, de se

1. Voici quelques extraits de cette lettre écrite par 340 ouvriers travaillant à Sainte-Geneviève et publiée par Marat le 12 juin 1791 :

« A l'Ami du peuple,

Cher prophète, vrai défenseur de la classe des indigents, permettez que des ouvriers vous dévoilent toutes les malversations et les turpitudes que nos maîtres maçons trament pour nous soulever, en nous poussant au désespoir. Ces hommes vils qui dévorent dans l'oisiveté le fruit de la sueur des manœuvres et qui n'ont jamais rendu aucun service à la nation, s'étaient cachés dans les souterrains les 12, 13 et 14 juillet. Lorsqu'ils ont vu que la classe des infortunės avait seule fait la révolution, ils sont sortis de leur tanière pour nous traiter de brigands; puis, lorsqu'ils ont vu les dangers passés, ils ont été cabaler dans les districts pour y arracher des places; ils ont pris l'uniforme et des épaulettes. Aujourd'hui qu'ils se croient les plus forts, ils voudraient nous faire ployer sous le joug le plus dur; ils nous écrasent sans pitié et sans remords....

« Gorgés de richesses comme ils le sont, croiriez-vous qu'ils sont d'une avarice sordide, et qu'ils cherchent encore à diminuer nos journées de 48 sous que l'administration nous a octroyées. Ils ne veulent pas faire attention que nous ne sommes occupés au plus que six mois de l'année, ce qui réduit nos journées 24 sous; et sur cette chétive paye il faut que nous trouvions de quoi nous loger, nous vêtir, nous nourrir et entretenir nos familles, lorsque nous avons femme et enfants. Aussi, après avoir épuisé nos forces au service de l'État, maltraités par nos chefs, exténués par la faim, et rendus par la fatigue, il ne nous reste souvent d'autre ressource que d'aller finir nos jours à Bicêtre; tandis que nos vampires habitent des palais, boivent les vins les plus délicats, couchent sur le duvet, sont traînés dans des chars, et qu'ils oublient, dans l'abondance et les plaisirs, nos malheurs, refusant souvent à la famille d'un ouvrier, blessé ou tué à midi, le salaire du commencement de la journée. »

concerter dans le but de refuser ou de n'accorder qu'à un prix déterminé leur travail, et aux magistrats de recevoir des pétitions, sous la dénomination d'un état1. La lettre à Marat l'aurait déterminée, si elle eût hésité sur cette question. Cependant, certains arguments que présentait, au milieu de réflexions justes, le rapporteur, auraient pu éveiller des doutes dans l'esprit des législateurs.

« Je viens, disait-il, au nom de votre comité de Constitution, vous déférer une contravention contraire aux principes constitutionnels qui suppriment les corporations, contravention de laquelle naissent de grands dangers pour l'ordre public.... Il doit, sans doute, être permis à tous les citoyens de s'assembler; mais il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s'assembler pour leurs prétendus intérêts communs. Il n'y a plus de corporations dans l'État; il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu, et l'intérêt général........ Les assemblées, dont il s'agit, ont présenté, pour obtenir l'autorisation de la municipalité, des motifs spécieux; elles se sont dites destinées à procurer des

1. Loi du 14-17 juin 1791. Art. 1er. L'anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens de même état et profession étant une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit.

Art. 2. Les citoyens d'un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque, ne pourront, lorsqu'ils se trouveront ensemble, se nommer ni présidents, ni secrétaires, ni syndics; tenir des registres, prendré des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts

communs.

Art. 4. Si, contre les principes de la liberté et de la constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations ou faisaient entre eux des conventions tendant à refuser, de concert, ou à n'accorder qu'à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non du serment, sont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la déclaration des droits de l'homme, et de nul effet.

Art. 8. Tous attroupements, composés d'artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux contre le libre exercice de l'industrie et du travail appartenant à toutes sortes de personnes et sous toute espèce de conditions convenues de gré à gré ou contre l'action de la police et l'exécution des jugements rendus en cette matière, ainsi que contre les enchères et adjudications publiques de diverses entreprises, seront tenus pour attroupements séditieux, et comme tels ils seront dissipés par les dépositaires de la force publique. Voir aussi, sur la répression, la loi du 19-22 juillet 1791.

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