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S'il y avait misère dans les fabriques, ce n'est pas qu'on consommat trop de produits anglais, c'est qu'en général on ne consommait pas assez. Quand le blé est cher, il faut que le public consacre à sa subsistance une plus forte part de son revenu et se restreigne sur les autres dépenses première cause. Quand une révolution frappe dans ses biens et honneurs la noblesse, le clergé, la magistrature, l'administration, la bourgeoisie, et supprime tout à coup une partie de la fortune des riches, tous ceux qui achetaient les produits. de l'industrie et surtout de l'industrie de luxe, se trouvent réduits à une consommation moindre ou à une impuissance absolue de consommer : seconde cause. Quand enfin cette révolution, orageuse et menaçante, ne laisse pas encore entrevoir le port, chacun, craignant pour soi, cherche à se faire oublier dans le présent, à se ménager des réserves pour l'avenir et se resserre volontairement dans les limites de la plus étroite consommation: troisième cause. Ces trois causes pesaient alors lourdement sur les ateliers qui se fermaient les uns après les autres. Les ouvriers étaient renvoyés et retombaient à la charge des municipalités, déjà fort embarrassées de nourrir leurs mendiants et de veiller aux approvisionnements de grains.

Quand les assignats circulèrent et commencèrent à se déprécier, il se produisit un certain mouvement d'affaires et l'industrie parut quelque temps se ranimer. C'était un mouvement de spéculation plutôt que de travail. Chacun sentant la monnaie de papier fondre pour ainsi dire dans ses mains s'empressait de l'échanger contre une richesse plus substantielle et achetait des marchandises. Mais, lorsque manquent les deux termes extrêmes, la production qui garnit le marché et la consommation qui le vide sans cesse, la spéculation, resserrée dans un cercle étroit, s'use sur elle-même et ne produit que quelques gains particuliers, quelquefois scandaleux, sans empêcher que la misère générale s'accroisse.

C'est ce que ne comprenait pas Roland, quand, rendant compte à l'Assemblée législative de l'état du commerce pendant le premier semestre de l'année 1792, il s'applaudissait, comme d'un progrès sérieux, d'une importation de

227 millions et d'une exportation de 382 millions, tandis que, année moyenne, on n'obtenait auparavant par semestre que 159 et 178 millions. Les assignats perdaient alors 25 pour 100, et les millions de Roland doivent d'abord être réduits d'un quart pour entrer en comparaison avec le commerce qui se faisait auparavant en espèces; ensuite, l'importation seule des grains était de 40 millions et doit être défalquée comme ne marquant rien moins que la prospérité nationale. Reste un chiffre d'importations inférieur aux années moyennes, et, dans ce chiffre, les articles de luxe étaient ceux qui avaient le plus souffert; lainages fins, étoffes des Indes, quincaillerie de choix étaient tombés de 40 millions à 12 millions, malgré la hausse des prix; et, signe plus néfaste, les matières premières, telles que laine, soie, chanvre, fer, étain, houille, avaient également subi une forte diminution. A l'exportation, les soieries avaient gagné; les draperies, les batistes, les dentelles aussi. Ne trouvant plus d'acheteurs en France, elles avaient été en chercher à tout prix sur les marchés étrangers. Ce n'était pas là le bilan d'une industrie florissante.

Les artisans et les ouvriers souffraient donc. Il avait fallu pourvoir à la nécessité pressante, fournir des secours et du travail. Divers moyens étaient proposés. L'Assemblée avait dès le principe adopté le système des ateliers de secours, qu'un grand nombre de cahiers réclamaient et que plusieurs municipalités avaient spontanément organisés dès le début de la Révolution, avant même la convocation des états généraux.

A Paris, où la misère pullulait, on avait embrigadé tous ceux qui, âgés de seize ans au moins, se présentaient avec un certificat de leur propriétaire constatant leur état de besoin. Chaque atelier devait se composer de deux divisions de cent

1. Voir entre autres brochures: De la nécessité et des moyens d'occuper avantageusement tous les gros ouvriers, motion faite le 20 août 1789 dans l'assemblée du comité du district de Saint-Étienne du Mont, par M. Boncerf, de la Société d'agriculture, trésorier de district, réimprimée par ordre de l'Assemblée nationale.

22 Voir, entre autres, le discours de Malouet, 3 août 1789.

hommes, sous la direction d'un chef et de deux sous-chefs; la paye avait lieu tous les samedis en présence d'un contrôleur qui vérifiait si les travailleurs étaient bien munis de leurs outils'. Précautions insuffisantes! Les ouvriers ne produisirent aucun travail utile. Leur nombre, grossi non-seulement de tous ceux dont les ateliers se fermaient dans la capitale, mais de tous ceux qui se trouvaient sans ressource dans leur département, atteignait le chiffre de 19 000 et devenait menaçant'. Une émeute éclata, et ce ne fut pas sans peine que Lafayette, à la tête de la garde nationable, rétablit le calme3. D'autre part, quinze millions avaient été dévorés dans l'année 1790. Le maire de Paris sollicita lui-même la suppression des ateliers ou du moins leur remplacement par un meilleur système de travaux. En effet, des ateliers de terrasse pour les hommes, de filature pour les femmes furent créés, et les salaires payés à la tâche aux hommes valides, à la journée aux enfants, aux femmes, aux infirmes ou aux valétudinaires; mais, de toute manière, les salaires durent être inférieurs aux prix courants du travail et furent réservés aux seules personnes nées ou domiciliées depuis plus d'un an dans la ville". Les ouvriers étrangers à Paris retournèrent dans leurs foyers et 2,600,000 livres furent votées pour aider les directoires à créer de leur côté des ateliers. Déjà, un an auparavant, une somme de 30 000 livres avait été assignée pour cet usage à chaque département ".

Ces précautions furent insuffisantes. Les ateliers de Paris se gonflèrent encore d'ouvriers étrangers au département. On se plaignit amèrement à l'Assemblée; un orateur prétendit même qu'on ne les avait attirés à Paris que pour

1. Monit. 1er déc. 1789. On leur donnait 20 sous par jour.

2. Voir le discours de La Rochefoucauld, 16 juin 1791. Un autre document dit: 28 000 ouvriers.

3. D'autres complots furent encore découverts. Voir le rapport du 28 mai 1791.

4. Voir les déc. du 30 mai-13 juin 1790, et du 31 août-10 sept. 1790. 5. 4000 passe-ports furent délivrés à l'Abbaye aux ouvriers des départements. Hist parl., t. II, p. 359 et Monit. 26 et 31 août 1790.

6. Déc. du 30 mai-13 juin 1790.

fomenter une révolution. Ces ateliers durent être licenciés une seconde fois, malgré les réclamations de ceux qui y étaient employés1; les ouvriers renvoyés dans leur district; le secours qu'allouait le Trésor supprimé; les outils et instruments vendus: on ne conserva que les seules filatures pour les femmes et pour les enfants domiciliés dans la ville. Des peines sévères furent portées contre l'insubordination et les attroupements. Ces mesures coïncidaient avec la loi du 14-17 juin 1791. Devant le danger, l'Assemblée s'armait de ses rigueurs.

Ces ateliers, tumultuairement organisés, devaient être temporaires comme la crise dont ils étaient destinés à adoucir les misères. Ce n'était pourtant pas un mode d'assistance pris au hasard, car il se liait au système général de secours publics dont l'Assemblée comptait doter la France. Dans la pensée des Constituants, la Révolution ne devait pas seulement inaugurer l'ère de la liberté civile et politique, mais faire disparaître, autant qu'il est donné à l'homme sur cette terre, les souffrances physiques et les infirmités morales, en introduisant l'égalité parmi les citoyens et en plaçant dans le gouvernement la justice etl'amour de l'humanité. A leurs yeux, il existait entre les membres de la grande famille qu'on nomme nation une étroite solidarité qui ne permettait ni à un citoyen de priver la société de son travail ni à la société d'abandonner un citoyen sans travail. Les uns pensaient avec Montesquieu « que l'État doit à tous les citoyens une subsistance assurée3; » les autres disaient, en termes plus explicites encore, avec Rousseau : « Quand les pauvres ont bien voulu qu'il y eût des riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux qui n'auraient pas de quoi vivre". » Les deux grands maîtres, dans les livres desquels la génération de 1789 avait puisé ses doctrines politiques, étaient d'accord sur ce point, et les Constituants se montraient leurs disciples dociles, quand ils applaudissaient à ces paroles:

1. 28 et 30 juin 1971.

2. Voir séance du 18 février 1791, décret du 16 et 18-19 juin 1791. 3. Liv. XXIII, chap. XXIX. -4. Émile, liv. II,

« Tout homme a droit à sa subsistance. Cette vérité fondamentale de toute société, et qui réclame impérieusement une place dans la déclaration des droits de l'homme, a paru. au comité devoir être la base de toute loi, de toute institution politique qui se propose d'éteindre la mendicité. Le devoir de la société est donc de chercher à prévenir la misère, de la secourir, d'offrir du travail à ceux auxquels il est nécessaire pour vivre; de les y forcer, s'ils refusent; enfin, d'assister sans travail ceux à qui l'âge ou les infirmités ôtent tout moyen de s'y livrer1. «

Ainsi s'exprimait, par la bouche de son rapporteur, La Rochefoucauld-Liancourt, le comité pour l'extinction de la mendicité.

« Là où il existe une classe d'hommes sans subsistances, disait-il encore, là existe une violation des droits de l'humanité; là l'équilibre social est rompu. »

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Principes généreux, mais qui péchaient par défaut de mesure. C'était trop engager la responsabilité de la société qui ne peut voir avec indifférence la misère de quelques-uns de ses membres, mais qui ne doit pas contracter l'obligation « d'offrir du travail à ceux auxquels il est nécessaire. » Cette conclusion dangereuse ressortait de prémisses essentiellement fausses. Le dix-huitième siècle avait supposé que l'homme sauvage trouvait dans l'absence de tout gouvernement une liberté complète et dans la fertilité de la nature

1. Plan de travail du Comité pour l'extinction de la mendicité, p. 5, t. LXXV des procès-verbaux de l'Assemblée nationale.

2. « Nous ne parlerons pas ici des droits de la pauvreté; ils ne sont méconnus d'aucun de ceux qui, portant dans leur cœur quelque sentiment d'humanité, ont donné d'ailleurs quelque attention à la formation des sociétés, et à l'immense différence des fortunes. Nous savons tous que si la propriété est la base des associations politiques, si le devoir sacré des lois est d'en faire religieusement observer le culte et d'en assurer le maintien, le culte de l'humanité est plus sacré encore; et que là où il existe une classe d'hommes sans subsistances, là il existe une violation des droits de l'humanité; là l'équilibre social est rompu. Nous ajouterons seulement à cette vérité, avouée par nous tous, que si le soulagement de la pauvreté est le devoir d'une Constitution qui a posé ses fondements sur les droits imprescriptibles des hommes, elle est encore le besoin d'une Constitution sage qui veut assurer sa durée sur la tranquillité et le bonheur de tous les individus qu'elle gouverne » → Quatrième rapport du Comité de mend., p. 2. (Procès-verbaux de l'Assemblée nationale, t. LXXV.)

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