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et que, s'il y avait eu déplacement, on ne pouvait pas soutenir, même au nom de la balance du commerce, qu'il y eût amoindrissement de la production nationale.

Ce qui était incontestable, c'est que l'industrie traversait une grande crise. On a voulu représenter ces douloureuses contractions du travail et du bien-être comme une maladie de notre siècle, engendrée par la concurrence, et on s'est complu à opposer l'existence calme et unie des anciens artisans aux agitations anxieuses de nos manufacturiers. C'est une erreur qui se dissipe devant la lumière des faits. L'industrie était sans doute moins agitée parce qu'elle était moins active, parce qu'elle tenait moins d'existences suspendues à ses destinées, et q'uelle-même dépendait moins du crédit. Mais elle connaissait les crises, et elle était peut-être moins armée que nous ne le sommes aujourd'hui contre celles qui proviennent des disettes ou des guerres. Elle les subit quatre ou cinq fois dans la seconde moitié du dix-huitième siècle crise en 1752; crise plus violente et beaucoup plus. longue en 1756 au moment où éclata la guerre de SeptAns; crise momentanée quand la France entra en lice dans la querelle des États-Unis et de l'Angleterre; en 1784, quand elle eut fait la paix, crise monétaire, produite, disait-on, par l'encombrement des magasins et par la défiance qui gênait la circulation du numéraire; crise, quand elle eut signé le traité d'Eden. Ea 1756 et 1757, l'intensité du mal avait été telle qu'une foule d'ouvriers affamés n'avaient trouvé de ressources « que dans le parti des armes, » et que la seule ville de Rouen avait vu les recruteurs en quinze mois lui enlever 10 000 ouvriers1.

En 1788, tous les fléaux semblaient se réunir pour accabler la malheureuse ville de Lyon : disette de soies, disette de blé, froid rigoureux. Plusieurs milliers d'ouvriers étaient sans pain et sans feu et seraient morts si l'intelligente charité de l'institut philanthropique n'était venue à leur se

1. Enc. mét. Man. et arts, t. II, V° Toiles, p. 250. - Voir sur les crises à Lyon, Tours, etc., de 1749 à 1757, les Mémoires de d'Argenson, t. IV, passim.

cours. Beaucoup émigrèrent; beaucoup aussi restèrent avec des salaires réduits qui ne leur permettaient pas de subvenir aux besoins de chaque jour. « C'est ainsi, disaient-ils l'année suivante aux états généraux, qu'on a vu plusieurs négociants contraindre l'ouvrier de travailler à moitié prix et forcer des pères de famille en travaillant, eux, leurs femmes et leurs enfants, 17 à 18 heures par jour, à ne pouvoir subsister sans recevoir les bienfaits de citoyens par les souscriptions ouvertes en leur faveur1. » Mais de pareils faits n'occupent pas le devant de la scène; l'histoire ne les enregistre pas ou les laisse enfouis dans d'obscurs documents; la postérité oublieuse les ignore, et, dans le lointain de la perspective, s'imagine voir une mer toujours calme, parce que les flots ont depuis longtemps recouvert les naufrages.

Quand on voit les fraudes pratiquées par certains commerçants, on se prend à regretter l'antique bonne foi de nos pères, et on suppose qu'il suffit de franchir une date de notre histoire pour trouver la probité régnant sans conteste dans le domaine des intérêts. C'est encore une illusion. Il y avait des fraudes autrefois, malgré les règlements, malgré les gardes et jurés, comme il y en a aujourd'hui malgré la police et les lois contre les falsificateurs. Ouvrez le registre d'un corps de métier, celui des orfévres, par exemple; vous verrez des saisies opérées par les gardes dans leurs visites absolument comme en opèrent aujourd'hui les employés du contrôle dans leurs visites chez les bijoutiers: ici un orfévre faisant des anneaux avec une pellicule d'or sur un fil d'argent; là d'autres orfévres pratiquant la même fraude sur des cachets, des breloques, et vendant ainsi un léger doublé pour du métal fin; une autre fois, un joaillier recouvrant d'une mince couche d'argent une monture d'étain'. Dans le grand commerce il en était de même. Les Français avaient perdu le monopole du com

1. Mémoire des électeurs fabricants d'étoffes en soie, cité par M. Chassin, le Génie de la Rév., p. 429.

2. Voir, entre autres, les visites et saisies de déc. 1784, du 11 mars, 18 et 21 juillet 1786, Arch. de l'Emp., t. 14909, fol. 49 et suiv.

merce du Levant au dix-septième siècle par leurs mauvaises livraisons. Au dix-huitième siècle, interrogez les Anglais et Arthur Young. « Les fabricants de Manchester, disent-ils, se sont plaints de la manière d'agir de leurs voisins, nonseulement pour ce qui regarde le payement, mais aussi le manque de confiance. Leurs produits exécutés avec soin d'après le modèle convenu, sont rarement reçus sans disputes et sans déductions. Tandis qu'ils reconnaissent la ponctualité des Américains, des Allemands, etc., ils se fient peu au commerce français en général. C'est de même à Birmingham'. » J'ai entendu de nos jours, en France et en Angleterre, des négociants tenir un langage à peu près semblable. Le remède à ce vice est moins dans les règlements que dans les mœurs commerciales qui se forment surtout par la publicité et par la fréquence des relations.

L'industrie du dix-huitième siècle n'était donc pas, comme on l'a quelquefois dit, dans l'enfance ou dans la torpeur; mais d'un autre côté elle n'était pas à l'abri des misères et des fraudes: il ne faut exagérer ni dans un sens ni dans un autre. La manufacture ne ressemblait sans doute pas alors à celle de nos jours. La mécanique y était grossière; des manéges, des rouages de bois, de lourds engins composaient le matériel. Examinez, par exemple, la fabrique d'épingles que représente l'Encyclopédie. Ici l'un tourne la roue pendant que l'autre appointit à la meule un paquet de six épingles. Là deux autres passent à la filière le fil de laiton qu'ils amincissent et ils embarrassent un vaste espace de leur personne et de leurs rouleaux. Au milieu de l'atelier, deux enfants accroupis coupent avec des cisailles les morceaux de fil qui vont se changer en épingles et en remplissent une sébile; mais ils n'ont que l'oeil et l'habitude. pour régler leurs longueurs. Ni dans cette fabrique ni dans les autres les menus outils ne manquent. Ce qui fait défaut, c'est l'organisation de nos grands ateliers, la discipline et les machines. L'homme était aussi ingénieux et aussi adroit,

1. Art. Young, t. II, p. 378.

et c'est pourquoi dans les petites industries où la main de l'homme continue à être le principal instrument de travail, comme dans la joaillerie ou la gravure, nous ne pouvons guère nous vanter de surpasser nos pères; mais dans les grandes industries, qui peut nier que les engins modernes sollicitent l'adresse et commandent l'activité? Quoi qu'on ait pu dire contre les machines, la fileuse qui conduit un métier de 500 broches, non-seulement obtient un produit beaucoup plus considérable, mais déploie plus d'habileté et d'intelligence que la fileuse au fuseau.

On se plaignait, au dix-huitième siècle, de la dépopulation des campagnes, plainte banale à laquelle il ne faut pas toujours croire sur la foi des contemporains, et dont il faut se garder de tirer trop vite des conséquences défavorables; car si elle indique parfois le dépeuplement et la misère, elle indique aussi souvent le déplacement au profit des villes, l'activité de l'industrie ou un simple enchérissement de la main-d'œuvre. La population de la France avait augmenté dans le cours du siècle; quelque imparfaites que fussent alors les estimations, c'est un fait qu'on ne saurait mettre en doute. Vers 1700, le recensement, calculé d'après les mémoires des intendants, donnait un peu plus de 19 millions d'âmes, sans la Lorraine, soit environ 20 millions en comptant par anticipation cette province. Vers 1789, Necker et Lavoisier calculaient, d'après le chiffre des naissances, 25 millions, et l'Assemblée constituante, dans le recensement le plus exact qui eût été fait jusqu'alors, trouvait 26 363 074 habitants, dont le cinquième (5 709 270) seulement pour les villes et bourgs. 1

Nous comptions, en 1859, sur un territoire d'une super

1. Voir Art. Young, t. II, p. 317; Necker, Adm. des fin., t. I, page 182 (24 800 000 habit. avec la Corse).· On donnait en général des chiffres moins élevés : d'Expilly 22 millions, Buffon 21 millions et demi (mais sans la Lo:raine), Messance 23 millions. D'autres, au contraire, donnaient 25 millions (Pommelles), 27 millions (Bouvalles-Desbrosses et un ingénieur de la Touraine). Ces chiffres ont été reproduits pour la plupart et discutés par M. P. Boiteau, État de la France en 1789, p. 3 et suiv.

ficie à peu près égale 1, 36 millions d'habitants, dont plus du quart (9100 000 environ) dans les villes et les bourgs. Le progrès de notre temps a été sans contredit plus rapide, surtout dans les agglomérations urbaines; mais si, durant les soixante-dix années qui ont suivi notre révolution, 10 millions ajontés au chiffre des habitants de notre sol sont le signe et la conséquence d'une grande activité industrielle, on ne saurait nier que 6 millions gagués en quatre-vingts ans au dix-huitième siècle n'indiquent aussi un accroissement de la richesse publique. Au dix-huitième siècle comme au dix-neuvième, la meilleure part fut pour les villes; Paris s'éleva de 500 à 650 000 habitants de là les plaintes contre le dépeuplement des campagnes. Elles avaient encore un autre motif: le travail manufacturier pénétrait peu à peu dans les villages et enlevait des bras au travail agricole. Un ingénieur, homme intelligent qui a composé sur la Touraine, vers 1766, le meilleur mémoire que nous possédions sur l'état d'une province sous Louis XV, ne croit même pas à une diminution du nombre des paysans, mais il explique la rareté de la main-d'œuvre en disant que « le commerce et les manufactures en tout genre qui ne commençaient qu'à naître vers la fin du dernier siècle, se sont beaucoup augmentés et répandus depuis environ vingt ans du centre des villes dans les campagnes qui préparent aujourd'hui une grande partie des matières premières; qu'il n'y a pas de village où l'on ne trouve des artisans de différentes espèces, qu'il en résulte une diminution des bras pour la culture des terres; enfin que le luxe, qui acquiert chaque jour un nou veau degré, distrait, pour toutes sortes de besoins, d'usages et d'occupations, un nombre considérable d'hommes qui, sans cette cause particulière à l'état actuel des choses, seraient des journaliers ou des cultivateurs. Il est bon de rapprocher ce témoignage de celui d'Arthur Young, afin de ne pas trop céder à la mauvaise humeur du voyageur anglais.

1. Avant l'annexion du comté de Nice et de la Savoie.

2. Tableau de la province de Touraine depuis 1762, jusques et y compris 1766. Annales de la Soc. d'agr., sciences, arts, etc., du dép. d'Indre-etLoire, année 1862, p. 237.

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