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1793 anéantit la féodalité et supprima, sans indemnité, les redevances seigneuriales de toute espèce, même celles qui provenaient d'une concession primitive; il ordonna de déposer aux municipalités et de brûler tous les « titres constitutifs ou récognitifs de droits supprimés par le présent décret ou par les décrets antérieurs. » Ainsi disparut la féodalité. La Constituante avait supprimé ses pouvoirs, et ordonné le rachat de ses propriétés, au nom de la justice; la Convention en consomma la destruction, au nom de l'intérêt du peuple.

La Constituante, retenue par le respect de la liberté, avait longtemps refusé de prendre une mesure de rigueur contre les émigrés. Les assemblées suivantes n'imitèrent pas cette réserve. Le décret du 9 février 1792 mit sous le séquestre les biens des émigrés; celui du 9 juillet prononça la confiscation et la vente « au profit de la nation de tous les biens mobiliers et immobiliers des émigrés. La confiscation eut lieu en effet, et la vente se fit par petits lots. En 1793, on estimait à trois milliards la valeur des biens-fonds mis sous la main de l'État. La noblesse fut dépouillée de ses richesses après avoir été dépossédée de ses priviléges; elle disparut du sol auquel elle tenait par des racines dix fois séculaires.

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Le partage des communaux, l'aliénation d'une partie de l'ancien domaine de la couronne, la vente des biens du clergé et des émigrés, eurent pour résultat de rendre la classe active et économe des petits propriétaires beaucoup plus nombreuse. En droit, la Convention ne modifia pas la propriété; en fait, elle la transporta de la noblesse aux roturiers. C'est de cette manière qu'elle pensa compléter la Révolution, et qu'elle contribua en effet à enraciner la démocratie sur notre sol comme dans nos institutions. La Constituante avait donné la liberté à la terre, la Convention donna la terre aux petits propriétaires. La première des deux réformes l'emporte à la fois par la justice du principe et par la supériorité des effets économiques. L'une peut être proposée comme modèle à tous les siècles; l'autre peut servir à justifier tous les excès.

En matière d'industrie, la Convention, comme la Consti

tuante; proclamait le principe de la liberté. « Le droit de propriété, disait-elle, en 1793, dans sa déclaration des droits de l'homme, consiste en ce que tout homme est le maître de disposer, à son gré, de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie. Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut lui être interdit; il peut fabriquer, vendre et transporter toutes espèces de productions1. » La Constitution de l'an III n'est pas moins explicite. « Il n'y a ni privilége, ni maîtrise, ni jurande, ni limitation à la liberté de la pressé, du commerce, et à l'exercice de l'industrie et des arts de toute espèce. Cependant, en l'an III, les Conventionnels, instruits par leur propre expérience, jugèrent utile de prévoir certaines restrictions à cette liberté. C'est qu'eux-mêmes, préoccupés du salut public, qui, en effet, importe avant tout, mais que le parti dominant est toujours porté à confondre, quand on l'érige en maxime d'État, avec ses passions et ses propres intérêts, n'avaient pas toujours respecté la liberté.

La guerre avait éclaté, et la jeunesse s'enrôlait en foule pour aller défendre contre les étrangers la patrie et la Révolution. Les ouvriers étaient au nombre des plus dévoués et des plus ardents; l'oisiveté des villes, où le travail devenait de jour en jour plus rare, secondait leur patriotisme et les poussait à la frontière. Mais la République avait besoin, dans l'intérêt même de la défense, que tous les ateliers ne demeurassent pas vides. Pendant que Paris se transformait en une vaste manufacture d'armes et de charpie, l'Assemblée autorisa tous les ouvriers armuriers qui avaient pris du

1. Articles 17 et 18. Le texte de la Constitution reproduisait encore ce principe. « Art. 17. Nul genre de travail, de culture, de commerce ne peut être interdit à l'industrie des citoyens.

2. Art. 355.

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3. Suite de l'art. 355 : « Toute loi prohibitive en ce genre, quand les circonstances la rendent nécessaire, est essentiellement provisoire, et n'a d'effet que pendant un an au plus, à moins qu'elle ne soit formellement renouvelée. »

Art. 356. La loi surveille particulièrement les professions qui intéressent les mœurs publiques, la sûreté et la santé des citoyens; mais on ne peut faire dépendre l'admission à l'exercice de ces professions d'aucune prestation pécuniaire. >>

service, depuis le 4 août 1789, à rentrer dans les fabriques et leur paya leurs frais de route1: rien de plus légitime. Mais elle avait besoin aussi que les papeteries ne chômassent pas, et les ouvriers, toujours remuants, quittaient leurs patrons malgré l'abondance du travail. La Législative fit défense aux ouvriers des fabriques de papier de Courtalin, du Marais, d'Essonne, de s'enrôler'. La Constituante avait réprimé leurs coalitions, croyant qu'elles portaient atteinte à la liberté; la Législative gênait leur liberté au nom du salut public.

L'Angleterre s'était rangée parmi les ennemis de la France et avait commencé les hostilités le 1er février 1793. La Convention riposta par l'interdiction du commerce. Elle pensait que ruiner les marchands de la Grande-Bretagne, c'était la frapper elle-même au cœur.

Par le seul fait des hostilités, le traité d'Éden, que la Constituante avait respecté, était déchiré. La guerre des tarifs commença. Les Anglais avaient, comme du temps de Louis XVI, saisi sous pavillon neutre des marchandises françaises. La Convention, en protestant contre cette « inhumanité,» autorisa aussitôt par représailles « les bâtiments de guerre et corsaires français à arrêter et amener dans les ports de la République les navires neutres qui se trouveront chargés, en tout ou en partie, soit de comestibles appartenant à des neutres et destinés pour les ports ennemis, soit de marchandises appartenant aux ennemis3. »

Quelques mois après, elle vota le fameux acte de navigation, imité de celui dont Cromwell avait armé sa patrie, et destiné, comme lui, à réserver à la marine nationale le monopole presque absolu du commerce par mer. Pour être ré

1. Déc. du 9-11 oct. 1792.

2. Déc. du 21 sept. 1793. Même défense fut faite aux ouvriers en fer et en bois.

3. « Considérant.... que dans une pareille circonstance tous les droits des gens étant violés, il n'est plus permis au peuple français de remplir vis-àvis de toutes les puissances neutres en général le vœu qu'il a si souvent manifesté, et qu'il formera constamment pour la pleine et entière liberté du commerce et de la navigation.... » — Déc. du 9-12 mai 1793, confirmé par décret du 27 juillet 1793.

puté français, un bâtiment devait désormais avoir été construit sur la terre de France, ou pris sur l'ennemi et être monté par un équipage composé d'officiers français et de matelots aux trois quarts français pour le moins. Le cabotage était entièrement interdit aux bâtiments étrangers, et, dans le commerce international, ceux-ci n'étaient admis à apporter, dans les ports français, que les productions de leur propre pays1; encore eurent-ils à payer un droit de cinquante sous par tonneau dont les bâtiments français. étaient exempts 2.

Dans la crainte que les produits anglais ne parvinssent à franchir la frontière, par terre ou par mer, sous le couvert d'une nation neutre, la Convention prohiba les étoffes de laine et de coton, la bonneterie, les ouvrages d'acier poli, les faïences. Elle punit de vingt ans de fers tout importateur de marchandises prohibées, et déclara suspects les consommateurs eux-mêmes3.

Que devenait le droit de « fabriquer, vendre et transporter toutes espèces de productions?» La République pensait que dans la lutte à mort qu'elle soutenait contre l'Europe conjurée, pendant que ses enfants allaient en masse verser leur sang pour la patrie, ses manufacturiers ne devaient pas reculer devant un sacrifice capable de nuire à ceux qui menaçaient la liberté. C'était encore la raison du salut public.

L'expérience prouva combien il est dangereux de faire taire, même pour un jour, les droits de la liberté devant un intérêt supposé de l'Etat. Les restrictions commerciales devaient cesser avec la paix: mais la paix ne vint pas, ou dura

1. Art. 3. « Aucunes denrées, productions ou marchandises étrangères ne pourront être importées en France, dans les colonies et possessions de France, que directement par des bâtiments français, ou appartenant aux habitants des pays des crus, produits ou manufactures, ou des ports ordinaires de vente et première exportation, les officiers et les trois quarts des équipages étrangers étant du pays dont le bâtiment porte le pavillon; le tout sous peine de confiscation des bâtiments et cargaison, et de 3000 livres d'amende, solidairement par corps, contre les propriétaires, consignataires et agents des bâtiments et cargaison, capitaines et lieutenants. » Loi contenant l'acte de navigation, 21 sept. 1793.

2. Déc. du 27 vendémiaire an II (18 oct. 1793), art. 32 et 33. 3. Déc. du 18 vend. an II (9 oct. 1793).

trop peu, et le décret du 9 mai 1793, simple mesure de représailles, inaugura un système commercial qui, aggravé par les événements, énergiquement défendu par les intérêts privés, pesa pendant plus de soixante ans sur la prospérité nationale.

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