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CHAPITRE V.

ASSIGNATS ET MAXIMUM.

Détresse du Trésor en 1789. - Les biens du clergé et les assignats. — Dépréciation des assignats. - Les billets de confiance. Les petits assignats et le billon.-Émissions successives. - Emprunt forcé. Démonétisation des assignats à face royale. Enchérissement et misère. Plaintes contre les accapareurs. Emeutes. Brigandages dans Paris.

Lettre - L'exportation

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de Roland à la Convention. Débats sur la taxation. interdite. Députations pour demander du pain et le maximum. Triomphe des Montagnards. Réquisitions. Le décret contre l'accaparement. Le décret du maximum. - Effet produit sur le commerce. Les Hébertistes. Décret du 1er novembre 1793. Le jeûne civique. La loi du maximum mal exécutée. Les subsistances à Paris. pression du maximum. - Dépréciation énorme des assignats.

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- Sup

La détresse du Trésor avait amené la convocation des étatsgénéraux. La détresse s'accrut avec la Révolution. Les sources du revenu, déjà insuffisantes, tarirent, les unes par la suppression de l'impôt, les autres par la langueur du commerce ou la difficulté de la perception, et en même temps, la dette, sous la masse de laquelle avait plié l'ancienne monarchie, s'aggrava du poids de tous les remboursements de finances et d'offices. On ouvrit des emprunts: les prêteurs ne vinrent pas. Il fallut recourir au crédit de la Caisse d'escompte et payer avec ses billets; mais pour les maintenir dans la circulation, on leur donna cours forcé à Paris; la Caisse fut frappée du même discrédit que l'État et ses billets s'avilirent au grand détriment des négociants de la capitale.

Toutes les corporations ayant été supprimées, leurs biens étaient tombés dans le domaine public. Or le clergé formait la plus riche corporation du royaume; ses immeubles, représentant une valeur de plusieurs milliards, étaient de · venus la propriété de l'État qui se trouvait ainsi, à défaut d'argent, posséder une grande fortune territoriale. L'Assemblée nationale, croyant avec les physiocrates que la terre était la seule richesse réelle, et facilement convaincue par des arguments qu'appuyait une nécessité pressante, s'imagina qu'elle pouvait payer avec la terre: elle créa les assignats. Elle se trompait. La terre est en effet le premier de tous les biens, elle fournit à l'homme sa subsistance et à l'industrie ses matériaux ; mais elle n'a pas les qualités qui ont fait prendre les métaux précieux pour intermédiaires des échanges, et elle ne saurait jouer le rôle de numéraire. Cette erreur devait avoir, sur le crédit de la Révolution, de funestes conséquences.

L'Assemblée créa d'abord des promesses d'assignats qu'émit la Caisse d'escompte1, puis des assignats portant intérêt, enfin des assignats sans intérêt, qui devinrent bientôt l'unique monnaie de l'État. Ils avaient cours forcé et devaient, par conséquent, être reçus au même titre que l'or et l'argent. La loi prescrit en vain sur de pareilles matières. Les métaux précieux n'acceptèrent pas cette égalité mensongère; ils sortirent du royaume pour se rendre sur les marchés étrangers où ils n'avaient pas à subir la même violence et où ils étaient estimés à leur véritable valeur. L'argent devint rare en France et ne consentit à s'échanger contre les billets que moyennant une forte prime, c'est-à-dire que les assignats ne tardèrent pas à perdre 10, puis 20 pour 100 de leur valeur nominale. On vit une fois de plus se vérifier cet axiome de l'économie politique: le papier chasse l'argent. L'Assemblée s'en émut, et s'écartant de ses principes libéraux, elle défendit l'exportation des monnaies d'or et d'argent'.

Cependant le numéraire s'enfuit encore. Il fallut y sup

1. Décret du 19-21 déc. 1789. - 2. Déc. du 17-22 avril 1790. 3. Déc. du 29 sept., 12 oct. 1790.4. Déc. du 21 juin 1791.

pléer. Les assignats servaient dans les gros payements; mais comme les moindres coupures étaient de cinquante livres, force fut de créer une monnaie divisionnaire en papier. Des caisses s'organisèrent de toutes parts, caisses municipales, caisses particulières, qui échangèrent les assignats contre des billets de confiance, et la France fut inondée de petits papiers de crédit, valant de quarante sous à six deniers; à Paris seulement, on en comptait soixante-trois espèces. C'était avec cette monnaie que les patrons payaient leurs ouvriers; beaucoup de manufacturiers de la capitale ou des départements, les Van Robais entre autres, en émettaient. Il fallait avoir recours aux bureaux de change, soit pour se procurer cette monnaie de convention, soit pour la convertir en assignats; beaucoup étaient faux, et il fallait discerner. C'était une grande gêne. Les marchands s'en plaignaient; les fournisseurs faisaient payer leurs denrées plus cher; et l'ouvrier souffrait non moins que le manufacturier de la disette de numéraire. « Une plainte générale se fait entendre sur la rareté du numéraire et l'insuffisance des assignats dans les transactions du commerce,» disait à la tribune Rabaud de Saint-Étienne 1.

L'Assemblée décréta qu'il serait fabriqué 100 millions de petits assignats et 15 millions de monnaie de cuivre. La monnaie de cuivre était principalement destinée au menu peuple; aussi le bureau d'échange fut-il établi à Paris dans le quartier populeux du Temple. Il était ouvert pour le public de huit heures du matin à deux heures de l'après-midi et pour les chefs d'atelier de cinq heures à huit heures du soir. Mais le billon était en fort petite quantité; le directeur n'en fournissait que 200 000 livres par semaine. Il avait fallu mettre les Parisiens à la ration: on n'échangeait par jour à chaque personne qu'un assignat de 5 livres ; les chefs d'atelier seuls pouvaient obtenir, chaque semaine, un mandat de 5 à 100 livres, suivant le nombre d'ouvriers qu'ils avaient à payer. Une foule nombreuse, contenue par la police, se pressait tous les matins, dès six heures, devant la

1. Séance du 26 avril 1791.

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porte du bureau; on y remarquait surtout des domestiques, des petits rentiers, des ouvriers, et surtout des femmes. Beaucoup passaient une partie de la semaine à échanger en menue monnaie le salaire de l'autre partie. Quelques-uns faisaient de cette détresse une source de profits; un ouvrier prenait le matin, à la queue, un numéro qu'il revendait ensuite; un domestique, envoyé par son maître pour changer un assignat, agiotait avec sa monnaie et rentrait en déclarant qu'il était arrivé trop tard.

Tel était l'état de la circulation quand l'Assemblée nationale se sépara: elle avait eu le temps de voir les premières conséquences d'un papier-monnaie. Après elle, le mal s'aggrava rapidement, parce que les agitations révolutionnaires perpétuèrent la défiance et que les besoins du Trésor conduisirent à accroître sans cesse la masse du papier qui était devenu la seule monnaie que l'État reçût, la seule avec laquelle il pût payer. Plus on en émettait, plus l'assignat s'avilissait, et plus il s'avilissait, plus il fallait en émettre. On était entré dans un cercle vicieux: on ne devait en sortir que par la banqueroute.

La Constituante avait voulu définitivement fixer l'émission à 1800 millions. La Législative y ajouta 900 millions et l'assignat perdit 43 pour 100. La Convention se trouva dans une situation plus difficile encore; la guerre à l'extérieur, des armées à entretenir sur toutes ses frontières, des sommes considérables à dépenser chaque jour, et pour toute ressource l'impôt foncier, payé en assignats et incomplétement acquitté par les contribuables. Aussi, dans l'espace d'un an, de 1792 à 1793, créa-t-elle 3300 millions d'assignats.

Les législateurs sentaient cependant, sans l'avouer, que la multiplication indéfinie de ce papier était un grand danger, et que sa dépréciation rapide conduisait à un abîme. Ils imaginèrent un emprunt forcé d'un million sur les riches, emprunt sans intérêt, dont le remboursement devait se faire en domaines nationaux : « Établir un emprunt forcé sur les riches, disait Thuriot, c'est remporter une grande victoire1. »

1. Déc. du 20-25 mai, du 22-29 juin, du 3 sep. 1793.

Ils ôtèrent la qualité de monnaie aux assignats à face royale. Ils auraient dù les échanger contre des assignats républicains. Ils préférèrent les démonétiser contre toute justice, les admettant seulement au payement des contributions et des domaines nationaux, parce qu'ils débarrassaient ainsi de 558 millions la circulation encombrée. Mais ne voulant, disaient-ils, atteindre que les riches, ils firent une exception en faveur des assignats royaux au-dessous de 100 livres qu'ils remboursèrent. L'Assemblée hésitait à adopter cette nouvelle mesure de salut public. Danton la décida : << Il y plus de six mois, dit-il, que j'ai dit ici qu'il y avait trop de signes représentatifs en circulation; il faut que ceux qui possèdent immensément payent la dette nationale. Quels sont ceux qui supportent la misère publique, qui versent leur sang pour la liberté, qui combattent l'aristocratie financière et bourgeoise? Ce sont ceux qui n'ont pas en leur pouvoir un assignat royal de 100 livres. Frappez! que vous importent les clameurs des aristocrates! Lorsque le bien sort en masse de la mesure que vous prenez, vous obtenez la bénédiction nationale.... Soyez comme la nature, elle voit la conservation de l'espèce; ne regardez pas les individus 1.

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D'autres mesures plus plausibles, entre autres la création du grand livre, eurent pour but de réduire la quantité des assignats en circulation, et, par suite, d'en relever le cours. Mais elles échouèrent, parce que les besoins de chaque jour forçaient à émettre beaucoup plus d'assignats qu'elles n'en faisaient rentrer. Le change du louis (24 livres), qui était à 76 livres au mois d'avril 1793, monta à 83 en septembre, c'est-à-dire que l'assignat perdit environ 70 pour 100.

La misère croissait. La Convention était irritée ; à ses yeux, l'assignat représentait la Révolution, et tous ceux qui cherchaient à le déprécier étaient des contre-révolutionnaires. Elle agit avec eux comme avec ses ennemis. C'était alors le temps de ses plus terribles colères. Les Girondins étaient à la Conciergerie; Robespierre dominait et le comité de salut public allait gouverner la France. L'échafaud la débarrassait

1. Voir la séance et le décret du 30 et 31 juillet 1793.

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