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de tous ceux qui lui portaient ombrage. Elle aurait voulu pouvoir y faire monter ceux qu'elle nommait les agioteurs; mais elle se sentait impuissante contre cet ennemi multiple et insaisissable. Devant l'augmentation progressive du prix des denrées et les plaintes continuelles du petit peuple, il était impossible qu'il ne vint pas à la pensée de quelques députés de taxer les denrées, et il n'est pas étonnant que l'Assemblée, qui acceptait alors tous les despotismes et toutes les violences au nom du salut public, regardât cette taxe comme le moyen le plus simple et le plus efficace d'arrêter le renchérissement.

Il y avait déjà longtemps que ce renchérissement pesait sur les classes pauvres et excitait des émeutes ou provoquait des réclamations menaçantes. C'était un levier puissant pour soulever le peuple: les partis le savaient.

La disette n'avait pour ainsi dire pas discontinué depuis 1789. A l'insuffisance de la production s'ajoutaient les appréhensions du commerce, le discrédit des assignats, les désordres des campagnes, les troubles des colonies, la guerre sur le continent et la guerre sur mer. Non-seulement les céréales, mais la plupart des produits exotiques étaient devenus rares. Les détenteurs de la marchandise refusaient de vendre, les uns par spéculation, d'autres par crainte de voir s'avilir entre leurs mains les assignats avec lesquels on les payait. Le menu peuple, toujours prêt à supposer des complots tramés contre lui quand il a faim, et devenu alors plus ombrageux que jamais, criait à l'accaparement. Dans les départements, le peuple se portait sur les marchés, prétendait taxer les grains, prenait et vendait lui-même au-dessous du cours; des bandes, quelquefois armées, allaient sur les routes arrêter les voitures de blé . A Paris, c'était principalement contre les épiciers qu'éclataient les colères de la multitude. Il y avait dans un magasin du faubourg SaintMarceau un approvisionnement de sucre et de cassonade que les propriétaires destinaient primitivement à la ville de

1. Au mois de mars 1792, on dénonçait des troubles de ce genre à Étampes, dans l'Eure, dans l'Ardèche, dans le Gard, à Aix, à Melun.

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Lyon; n'osant pas l'expédier, ils le vendirent par lots à des marchands en détail de Paris. Avant de l'enlever, ils crurent prudent de prévenir la municipalité. La populace laissa passer les premières voitures sans trop d'émoi; mais quand elle vit à une troisième voiture succéder une quatrième, puis une cinquième, elle s'imagina que Paris allait manquer de sucre, s'irrita progressivement, et enfin se rua sur la huitième voiture, défonça les barils, et de son autorité privée, vendit aux passants le sucre à raison de 20 sous la livre. La police intervint; deux gendarmes furent blessés, et ce ne fut pas sans peine que force resta à la loi1.

Cet événement avait lieu au mois de février 1792. Les scènes de ce genre étaient déjà fréquentes à cette époque; les faubourgs et les quartiers populeux qui avoisinent la rue des Lombards en étaient le théâtre ordinaire. Un jour, la populace ameutée avait envahi la maison de quelques marchands de sucre, prenant, brisant et saccageant. Le lendemain, un épicier de la rue Saint-Denis, dans la crainte de s'attirer un sort pareil, donne à 26 et à 24 sous son sucre, dont le prix courant était de trente sous au moins. Aussitôt, nouveaux rassemblements. On voit dans cette condescendance la preuve que les autres marchands sont des accapareurs qui veulent affamer le peuple. On court rue des Lombards; on casse les vitres; on pénètre dans les magasins, prétendant se faire justice soi-même, et on distribue la cassonade à 10 sous la livre2.

Si les journées de septembre ont offert un des plus hideux spectacles dont l'histoire fasse mention, il faut reconnaître qu'elles n'ont pas été un accident tout à fait isolé et que les débordements d'une populace, que l'autorité n'avait pas la puissance ou la fermeté de refréner, ont en quelque sorte préparé et encouragé la sauvage brutalité des égorgeurs. Rien n'est plus contagieux que le désordre.

Après le massacre des prisons, Paris fut pendant quelque temps infesté d'audacieux brigands. Une bande de vingt. voleurs s'établit au boulevard du Temple et y dévalisa les

1. Hist. parl., t. XIII, p. 215. - 2. Moniteur du 23 janvier 1792.

passants comme en pleine forêt. Près de la halle, de hardis coquins, revêtus de rubans tricolores, s'installèrent, arrêtant les femmes, leur enlevant leurs bijoux, puis les pesant avec gravité et donnant un reçu: « C'était, disaient-ils, une réquisition patriotique. » Il fallut battre le rappel. Le peuple saisit trois de ces malfaiteurs et leur coupa la tête, sans autre forme de procès. Sur le pont Neuf, une marchande, attaquée par un brigand, le tua d'un coup de couteau et on vanta son héroïsme1. Dans la section de l'Abbaye, il se forma une société particulière de défense mutuelle dont les membres se garantissaient « réciproquement leurs propriétés et leurs vies2. De pareils crimes et une pareille répression ramenaient la France au temps de la barbarie.

C'était le temps, il est vrai, où, placée entre la royauté qui venait d'être renversée et la république qui n'avait pas encore été proclamée, la France n'avait pas de gouvernement et où Paris était converti en un camp3.

Mais la Convention se trouva en face des mêmes désordres; durant les trois années qu'elle siégea, les difficultés économiques ne cessèrent de peser sur elle et de compliquer les difficultés déjà si grandes de la politique et de la guerre. Roland, alors ministre de l'intérieur, en saisit l'Assemblée dès ses premières séances. « Monsieur le Président, écrivait-il, les nouvelles que je reçois de Lyon sont toujours alarmantes; le conseil de la commune, pour céder aux circonstances, a taxé le pain, la viande, le beurre et les œufs au-dessous du prix auquel se vendaient ces objets. D'autre part, les femmes sont allées en troupes dans différents magasins; plusieurs enlèvements ont été faits. Une affiche, sous les noms de citoyennes de Lyon, placardée dans toute la ville, portait la fixation de presque tous les comestibles, et cette fixation est à peu près la moitié au-dessous de la valeur actuelle de ces denrées.» Roland n'approuvait pas; il savait « que

1. Moniteur du 14 septembre 1792. 2. Hist. parl., t. XVIII, p. 33. 3. Tous les ouvriers du bâtiment avaient été mis en réquisition avec un salaire de 2 francs par jour; on avait saisi les chevaux, le fer, le plomb. Hist. parl., t. XVIII, p. 21.

4. Séance de la Convention, du 22 septembre 1792. Quelques jours après (3 nov. 1792) une députation des Lyonnais vint se plaindre de la disette, à

toutes les fois que le gouvernement a voulu s'entremêler dans les affaires des particuliers, faire des règlements sur la forme, sur le mode de disposer des propriétés, de les modifier à son gré, il a mis des entraves à l'industrie, fait enchérir la main-d'œuvre et les objets qui en sont résultés1. » Mais tous n'avaient pas la même sagesse. Le débat sur cette matière commença aussitôt, et, plusieurs fois repris, dura jusqu'à la chute des Girondins. L'esprit de liberté et l'esprit de réglementation se trouvaient en présence. Cependant les opinions n'étaient pas aussi tranchées que la situation des partis pourraient le faire supposer. Pétion, Danton parlaient contre la taxe 2; Saint-Just, dans un style pédantesque, dénonçait la surabondance des assignats, mais se prononçait pour la libre circulation des grains3. Robespierre, plus conséquent, déclarait qu'il fallait «< assurer à tous les membres de la société la jouissance de la partie des fruits de la

laquelle ils attribuaient les troubles de la ville, 30 000 ouvriers s'y trouvant sans travail et sans pain.

1. Tout prouve que le gouvernement ne s'est jamais mêlé d'aucun commerce, d'aucune fabrique, d'aucune entreprise qu'il ne l'ait fait avec des frais énormes, en concurrence avec des particuliers, et toujours au préjudice de tous que toutes les fois qu'il a voulu s'entremêler dans les affaires des particuliers, faire des règlements sur la forme, sur le mode de disposer des propriétés, de les modifier à son gré, il a mis des entraves à l'industrie, fait enchérir la main-d'œuvre et les objets qui en sont résultés. L'objet des subsistances est dans ce cas, plus particulièrement qu'aucun autre, parce qu'il est de première nécessité, qu'il occupe un grand nombre d'individus et qu'il n'en est pas un seul qui n'y soit intéressé. Les entraves annoncent, appellent, préparent, accroissent, propagent la délìance, et la confiance est le seul moyen de faire marcher une administration dans un pays libre.... Président de la représentation d'un grand peuple, montrez que le grand art est de faire peu.... » (Lettre de Roland à la Convention; séance de la Convention du 19 novembre 1792. — Voir aussi le rapport de Fabre à la séance du 3 novembre.)

2. Séance du 30 nov. 1792.

.....

3. Voici un passage qui pourra faire juger des opinions de Saint-Just sur cette matière. (Séance du 29 nov. 1792.) Il faut équipoller le signe, les produits, les besoins; voilà le secret de l'administration économique. Or, considérez, je vous prie, si les besoins, les produits et le signe sont en proportion dans la République. Les produits sont cachés; les besoins sont sortis avec la tyrannie; le signe a quadruplé positivement et relativement; on n'arrache qu'avec peine les produits des mains avares qui les resserrent; voilà les vices du caractère public que nous aurons à vaincre pour arriver à l'état républicain; car personne n'a d'entrailles, et la patrie est pleine de monstres et de scélérats. >>

terre qui est nécessaire à leur existence1. On se contenta alors de défendre, sous peine de confiscation et de mort, l'exportation des grains et farines; mais on maintint la libre circulation à l'intérieur 2.

Le parti modéré, maître encore de la majorité, avait fait rendre ce premier décret. Mais son influence déclinait. Louis XVI venait de périr sur l'échafaud, et la Montagne dirigeait ses attaques contre la Gironde. Quand Roland avait dénoncé le système par lequel la municipalité de Paris dépensait 12 000 francs par jour pour maintenir le pain au taux fixe de 3 sous la livre, comme un système « imaginé pour flatter le peuple, » quelques députés seulement, avec Turreau et Santerre, avaient protesté. Dix-sept jours après l'exécution du roi, la Convention tout entière approuvait ce même système et autorisait la municipalité à solder cette dépense par une taxe que payeraient les riches seuls '.

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Avant le procès du roi, Vergniaud avait prononcé ces paroles prophétiques : « Le pain est cher, dit-on, la cause en est au Temple; eh bien! un jour on dira de même le

1. « ...

Quel est le premier objet de la société? C'est de maintenir les droits imprescriptibles de l'homme. Quel est le premier de ces droits? Celui d'exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d'exister; toutes les autres sont subordonnées à celle-là, la propriété n'a été instituée ou garantie que pour la cimenter; c'est pour vivre d'abord que l'on a des propriétés. Il n'est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes.

«Les aliments nécessaires à la vie de l'homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n'y a que l'excédant qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l'industrie des commerçants. Toute spéculation mercantile que je fais aux dépens de la vie de mon semblable n'est point un trafic, c'est un brigandage et un fratricide.

D'après ce principe, quel est le problème à résoudre en matière de législation sur les subsistances? Le voici assurer à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence; aux propriétaires et aux cultivateurs le prix de leur industrie et livrer le superflu à la liberté du commerce.

«Je défie le plus scrupuleux défenseur de la propriété de nier ces principes.... )) - Séance de la Convention du 2 déc. 1792. Hist. parl.. t. XXII,

P. 178.

2. Voir les séances de la Convention du 3 au 16 nov. 1792. Le décret est du 8-10 déc. 1792.

3. Hist. parl., t. XX, p. 415. — 4. Ibid., t. XXIV, p. 242.

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