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pain est cher, la cause en est dans la Convention nationale1. >> La prédiction ne tarda pas à se réaliser. « Les Sans-culottes vont demander du pain à la Convention qui leur en refuse,» lisait-on dans une adresse colportée au mois de février 1793 dans les faubourgs de Paris, et, le même jour, une députation des quarante-huit sections se présentait à la barre de l'Assemblée, déclarant impérieusement qu'il fallait que le peuple eût du pain. » Puis les blanchisseuses venaient ⚫ dans le sanctuaire des lois et de la justice déposer leurs sollicitudes relativement au renchérissement du savon et accusaient les accapareurs; puis le département de Paris rappelait que, « depuis quatre ans, il n'est pas de sacrifices que le peuple n'ait faits à la patrie, et il ajoutait : « Pour prix, il vous demande du pain.... Les fruits de la terre, comme l'air, appartiennent à tous les hommes". »

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On racontait des faits qui étaient de nature à émouvoir la foule. A la fontaine de la rue de l'Arbre-Sec, disait-on, les porteurs d'eau cassaient les cruches de ceux qui voulaient faire eux-mêmes leur provision. Un porteur d'eau avait été appelé par une pauvre femme.« Il monte au cinquième, demande combien elle payera la voie. « Combien la faitesvous payer? Dix sous. Je n'en possède que six. » On se débat, et l'infâme porteur d'eau, voulant s'éviter la peine de redescendre ses seaux pleins, inonde le réduit de l'infortunée en les renversant sur son plancher".

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Il fallut faire une seconde concession: discuter le maximum. La majorité le repoussa encore, mais au milieu d'un tel tumulte qu'on dut faire évacuer les tribunes". Deux jours

1. Hist. parl., t. XXIV, p. 264 et 265.

2. « .... Il faut encore que le peuple soit heureux, il faut qu'il ait du pain. On n'arrache pas ce que l'on paye à un prix raisonnable. Ils ne voient donc pas, ces prétendus philosophes, ces amis de la liberté du commerce des grains, qu'en arrachant le pain du pauvre, ils n'enrichissent que d'avides spéculateurs. On vous a dit qu'une bonne loi sur les subsistances était impossible, c'est-à-dire qu'il faut désespérer de votre souveraine sagesse.»

Séance de la Convention, du 12 fév. 1793. - Déjà, quelque temps avant la mort du roi, avait paru un pamphlet ayant pour titre : Donnez-nous du ain ou égorgez-nous.

3. Hist. Parl., t. XXV, p. 332.

- 4. Ibid., t. XXVI, p. 52.

5. Journal de la Montagne, cité dans l'Hist. parl., t. XXVIII, p. 365. 6. Séance du 30 avril 1793.

après, nouvelle discussion, à la suite de laquelle on adopta le recensement des grains possédés par chaque cultivateur, le droit de réquisition et un maximum décroissant qui devait être établi dans chaque département d'après le prix moyen des ventes du semestre 1.

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Cependant le triomphe ne fut complet que lorsque le parti des Montagnards se fut entièrement débarrassé de l'opposition des Girondins. Alors fut rendu le décret qui qualifiait d'accapareurs ceux qui gardaient ou laissaient périr. « des marchandises ou denrées de première nécessité sans les mettre en vente journellement et publiquement, et qui traitait l'accaparement de « crime capital'; celui qui autorisait les directoires à fixer un maximum pour le bois, la houille, le charbon3, et celui qui, après une longue discussion, établit définitivement, le 29 septembre 1793, le maximum depuis longtemps réclamé par les passions populaires et par le parti de l'extrême révolution “.

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Les Conventionnels entassèrent décret sur décret, comme il arrive aux législateurs qui veulent faire violence à la nature des choses et qui s'aperçoivent que le réseau de leurs lois n'est jamais assez serré pour comprimer tous les mouvements de la liberté. Ils avaient, dans le principe, laissé aux communes la faculté d'établir des foires et marchés ". Ils craignirent bientôt que cette faculté ne donnât lieu à quelque machination du commerce, et ils défendirent d'abord de vendre des grains et farines ailleurs que dans les marchés publics, puis d'ouvrir de nouveaux marchés jusqu'à ce qu'il en eût été ordonné autrement'. A plusieurs reprises, ils enjoignirent aux municipalités de veiller à l'approvisionnement et de contraindre les fermiers à se rendre au marché. Ces seules mesures auraient suffi pour expliquer la disette.

Mais par le décret contre les accapareurs, la Convention portait une atteinte beaucoup plus grave encore à la pro

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7. Déc. du 9 oct. 1793. 8. Déc. du 9 oct. et du 15-16 nov. 1793.

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priété. Par ce dernier, elle pénétrait jusque dans le domicile des citoyens, fouillait leurs magasins pour y compter leurs marchandises et en disposer, au mépris du droit naturel, dans l'intérêt prétendu de la chose publique. Ceux qui possédaient des marchandises dénommées étaient tenus de les déclarer sous huit jours. La municipalité devait envoyer sur les lieux ses commissaires contrôler l'exactitude de la déclaration, et ne laisser aux négociants que le choix ou de vendre leur approvisionnement << à petits lots, à tout venant, trois jours au plus tard après la déclaration, » ou de donner copie des factures à la municipalité, qui faisait aussitôt vendre par ses agents, << au prix courant, » qu'il y eût gain ou perte, et remettait ensuite le produit au propriétaire, déduction faite des frais. Les huit jours expirés, le décret punissait de mort, non-seulement ceux qui n'auraient pas fait de déclaration ou qui en auraient fait une fausse, mais les particuliers qui auraient prêté leur nom et les fonctionnaires qui auraient favorisé la fraude.

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Les marchands en gros et en détail étaient tenus, sous peine d'être considérés comme accapareurs, de mettre à la porte de leur magasin une inscription portant la nature et la quantité de leurs marchandises; les fabricants devaient justifier de l'emploi de leurs matières premières; les fournisseurs de la République étaient assujettis à une surveillance rigoureuse. Comme si le petit peuple n'eût pas été déjà trop porté au soupçon et à la malveillance, la délation était encouragée: le dénonciateur recevait pour récompense le tiers des marchandises confisquées. Les jugements rendus sur cette matière étaient sans appel, contrairement aux principes de la législation nouvelle.

La Convention voulait terrifier ceux qu'elle considérait comme des coupables et sauver la société menacée d'une

1. Ces marchandises sont pain, viande, grains, farines, fruits, beurre, inaigre, cidre, eau-de-vie, charbon, sui. bois, huile, soude, savon, sel, viandes et poissons secs, fumés ou marinés, miel, sucre, chanvre, papier, laines ouvrées ou non ouvrées, cuirs, fer, acier, cuivre, draps, toiles et généralement toutes étoffes ainsi que les matières premières qui servent à leur fabrication, les soieries exceptées.

disette presque générale par le défaut de transactions. Mais jamais on ne vit mieux l'événement confondre l'impuissance de la doctrine du salut public. On prétendait faire circuler les marchandises elles disparurent; abaisser le prix : ils s'élevèrent à des taux presque fabuleux, sous la double influence de la rareté de l'offre et de l'avilissement de la monnaie; soulager le peuple : pendant six années il souffrit de la faim; détruire la race des accapareurs en l'absence de tout commerce régulier, l'agiotage devint le seul mode d'affaires et le chemin de la fortune.

La prohibition n'empêcha pas que de 1793 à 1796 la vente des marchandises anglaises s'élevât à la somme de 40 millions. La loi contre les accapareurs n'empêcha pas la plupart des fermiers de cacher leurs récoltes et de vendre clandestinement à des prix beaucoup plus élevés que ceux du marché. Ce qu'elle empêcha surtout, c'est que le commerce, déjà traqué sur mer par les croisières anglaises, eût au moins sur le territoire national la faculté de s'approvisionner librement et le moyen de combattre la cherté des denrées coloniales, en rendant les arrivages plus faciles et la distribution plus égale. Devant tant d'obstacles, quand les ennemis et les législateurs de la France semblaient conspirer à l'envi la ruine du commerce, on peut se demander comment il se trouvait des hommes assez osés pour y risquer leur fortune et leur vie. Le seul motif qui poussât encore les plus déterminés, était la grandeur des bénéfices croissant avec les dangers. Le décret par lequel la Convention prétendait imposer le bon marché allait directement contre le but de ses auteurs.

La loi du maximum fut le dernier trait au tableau. Elle dressait une liste comprenant trente-neuf catégories de marchandises, avec ordre de les vendre d'après les prix courants de l'année 1790, augmentés d'un tiers, et elle fixait les salaires au double de ceux de 1790. Emportée par le désir d'accroître le bien-être du peuple, la Convention ne songeait pas que le prix de revient des marchandises se composant en grande partie de salaires, il était souvent impossible au fabricant de vendre avec une augmentation d'un tiers le produit d'un travail qu'il aurait payé double. Chaque adminis

tration de district était chargée de rédiger le tableau de sa circonscription, et ce tableau devait être affiché dans la boutique de tout marchand; en cas de contravention, l'amende était de deux fois la valeur de l'objet vendu. Le maximum était établi pour un an. La défense d'exporter toute matière première était le complément de ce singulier décret.

A peine fut-il connu dans Paris, que beaucoup de magasins se fermèrent. Les acheteurs se précipitèrent sur les boutiques; on se battit à la porte des épiciers; en moins de trois jours, les approvisionnements furent enlevés et ne se renouvelèrent pas. Le désordre s'accrut. La Convention s'indigna et institua une commission pour surveiller les matières et les fabriques : « Si les fabricants quittent leurs ateliers, s'écriait Chaumette, il faut que la République s'empare des matières premières et de leurs ateliers; car avec des bras on fait tout dans le système populaire, et rien avec de l'or.... ce n'est pas une loi martiale; elle est toute pour le peuple et contre ses sangsues. »

Ce fut pourtant le peuple qui souffrit le plus. Le maximum devait tuer la mauvaise foi : la mauvaise foi seule en profita. Quelques habiles surent, en altérant la marchandise, faire de beaux bénéfices avec les prix des tarifs. La flanelle était taxée à 8 livres 10 sous; on donna aux consommateurs, au lieu de flanelle, une mauvaise étoffe qui ne revenait qu'à 4 livres 10 sous, et que, sans le tarif légal, on n'aurait jamais vendue plus de 6 livres. Mais les petits marchands furent victimes; la plupart désobéirent à la loi et vécurent sous le coup d'une dénonciation; beaucoup subirent des condamnations, beaucoup aussi fermèrent boutique; presque tous cessèrent de s'approvisionner. Ceux qui vendaient les aliments, les bouchers, et surtout les boulangers, forcés, sous la surveillance permanente de la police et du petit peuple, de continuer leur commerce, furent ruinés.

1. Le Comité de surveillance du département de Paris, dans une adresse à ses concitoyens, dénonça les bouchers «qui vendent cher les bons morceaux aux aristocrates. »«... Mais vous, hommes insensibles qu'on appelle bouchers, vous devenez les perfides instruments des contre-révolutionnaires !» Hist. parl., t. XXXII, p. 3.

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