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LIVRE II.

LE CONSULAT ET L'EMPIRE.

CHAPITRE I.

ORGANISATION ADMINISTRATIVE.

État des esprits. - La constitution de l'an vIII. — Administration dépar

tementale. Mesures de réconciliation.

Rétablissement du crédit de l'Etat. Voies de communication. — Activité et volonté absolue de Bonaparte. Paix de Lunéville et d'Amiens. Les Codes. L'impôt des boissons. L'impôt du sel.. Le monopole des tabacs. Caractère des

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institutions de l'Empire.

Après dix années de tempêtes révolutionnaires, la France cherchait un port. Royauté ou république, peu lui importait, pourvu qu'elle trouvât un pouvoir capable de maîtriser les factions. Aussi la révolution du 18 brumaire se fit-elle avec l'assentiment de presque toute la bourgeoisie. Siéyès, qui s'était flatté de donner enfin à la France sa constitution depuis longtemps élaborée, comprit que le jeune général auquel il s'était associé n'était pas de caractère à céder le premier rôle « A présent, messieurs, dit-il en sortant de la première réunion, nous avons un maître; il sait tout; il fait tout et il peut tout. » Et il dut se rési

gner à voir transformer en une sorte de monarchie cette Constitution qu'il avait rêvée toute oligarchique1.

Autant les constitutions antérieures avaient usé et abusé du système électif, autant la Constitution de l'an VIII s'appliqua à le restreindre. Le silence allait se faire sur la place publique et à la tribune, pendant que, dans le cabinet. du premier Consul et dans le sein du conseil d'État, des hommes de tous les partis, des serviteurs de l'ancienne royauté et des enfants de la Révolution, unis sous la forte. volonté du maître, essayaient de concilier le passé et le présent, et fondaient, pour donner à la France ses institutions nouvelles, les principes de liberté et d'égalité civiles proclamés par la Constituante avec les traditions épurées de l'administration royale. « Citoyens, disaient les consuls de la République aux Français en présentant à leurs votes la nouvelle Constitution, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie 3. » Le premier acte, en effet, de cette longue histoire, toujours inachevée, était fini; mais la consécration des libertés civiles allait coûter à la France le sacrifice momentané de sa liberté politique.

L'administration fut remaniée et fortement armée, à l'image du pouvoir central à laquelle elle fut rattachée par une étroite subordination. Les gouvernements précédents, à l'exception du Comité de salut public, avaient ressenti la difficulté de faire exécuter leurs ordres par des autorités électives et souvent hostiles. Le Consul ne voulut pas être exposé à se heurter contre de pareils obstacles. Partout il mit des agents relevant directement du pouvoir exécutif : un préfet à la tête du département, un sous-préfet à la tête de l'arrondissement, un maire à la tête de la commune; il

1. Le premier Consul eut seul le droit de nommer les ministres, les officiers, les fonctionnaires et les juges, de promulguer les lois, et de décider souverainement dans toutes les affaires d'Etat, quelle que fût d'ailleurs l'opinion de ses deux collègues.

2. Les citoyens ne durent plus être convoqués que pour former une première fois et reviser ensuite, s'il y avait lieu, tous les trois ans les listes de notabilité d'après lesquelles les autorités supérieures choisissaient les fonctionnaires de tout rang, jusqu'aux députés et aux sénateurs.

3. Proclamation du 24 frimaire an vIII (15 décembre 1799).

voulut que même les conseils qui votaient les budgets fussent nommés par lui. L'administration pouvait avoir des différends avec les particuliers; il créa pour cet objet des tribunaux spéciaux, dits conseils de préfecture, dont les conseillers furent nommés et purent être destitués par lui. Les administrateurs pouvaient dans l'exercice même de leurs fonctions se rendre coupables de délits ou de crimes; pour les faire plus respectables, il déclara qu'ils ne pourraient être poursuivis, qu'en vertu d'une décision du conseil d'État1, et, pour les détacher des intérêts dont ils devaient être les arbitres, il leur défendit de se livrer à aucune espèce de commerce2. L'organisation de la justice avait été défectueuse pendant toute la période révolutionnaire; aux juges électifs, il substitua sagement des juges inamovibles3, et il donna une sanction plus haute aux arrêts rendus en seconde instance par la création des cours d'appel. Dans toutes les branches de l'administration, le principe d'autorité se fortifia, et le retour à l'ordre qui en était l'heureuse conséquence, faisait alors oublier que ce principe pouvait avoir aussi ses excès.

Bonaparte s'appliqua à rétablir la confiance il savait qu'elle est le fondement solide de tout gouvernement. Il professa l'oubli du passé afin d'amener la réconciliation des partis. Les déportés de fructidor furent rappelés; les prêtres qui étaient encore détenus dans les prisons, furent élargis ; l'odieuse loi des otages fut rapportée; permission fut donnée de pratiquer le repos du dimanche et d'accomplir les cérémonies du culte catholique dans les églises ; la fête de sinistre mémoire qui se célébrait le 21 janvier, fut supprimée. Ces mesures, prises dès les premiers jours, prouvèrent, mieux que des proclamations, l'esprit du nouveau gouvernement, et contribuèrent à pacifier les esprits. Elles étaient, en effet, les prémices d'une politique de paix, qui, bientôt, après le

1. Const. de l'an VIII, art. 75.

2. Corresp. de Napoléon, t. VI, p. 561.

3. Excepté les juges de paix qui restèrent électifs jusqu'en 1802, puis furent nommés par le premier Consul sur la présentation de deux candidats par les électeurs.

retrait de toutes les lois révolutionnaires, non-seulement ramena en France, mais attira à la cour du premier Consul un grand nombre d'émigrés. Dans l'ordre religieux, cette politique aboutit à la signature du Concordat. La religion catholique fut officiellement rétablie, au grand mécontentement des anciens révolutionnaires, mais au grand profit du chef de l'État, qui, sachant la puissance du sentiment religieux, préférait à un clergé indépendant et hostile un clergé nommé par lui et à peu près soumis.

Les intérêts avaient besoin aussi d'être rassurés. Le chaos financier, cause principale du discrédit, fut débrouillé ; l'impôt forcé progressif supprimé; une agence centrale des contributions directes créée qui confectionna immédiatement les rôles, arriérés depuis plusieurs années. Des receveurs furent institués, pour l'arrondissement un receveur particulier, pour le département un receveur général, qui devint un véritable banquier du Trésor. Les fonds commencèrent à rentrer. On put payer aux rentiers, ce qui ne s'était pas vu depuis bien longtemps, un semestre en argent et débarrasser la place par le retrait successif des papiers d'État qui l'encombraient. Le taux de la rente, porté en moins d'un an de douze à quarante francs, témoigna de la confiance renaissante1.

En même temps, Bonaparte s'appliquait à compléter, à l'aide de l'octroi obligatoire, les revenus insuffisants des hospices. Pour remédier au déplorable état des routes, il doublait, triplait par des prélèvements sur le budget général, le produit de la taxe2. Il ordonnait de reprendre les travaux de canalisation et allait lui-même sur les lieux fixer le tracé du canal de Saint-Quentin. Pour purger les grands chemins, il envoyait dans les cantons suspects des colonnes. mobiles; il faisait monter des gendarmes dans les diligences, et livrait les malfaiteurs à des tribunaux spéciaux. Lorsque Brune eut contraint la Vendée à déposer les armes, et que

1. On sait que la rente était même un moment tombée à 6 francs. 2. La taxe des routes produisait 13 à 14 millions; Bonaparte ajouta 12 millions sur les recettes de l'an ix, 28 millions sur les recettes de l'an X.

les restes de la chouannerie eurent été écrasés, les dernières traces du brigandage disparurent.

En moins de deux ans, cette œuvre de réorganisation fut accomplie. Les projets, élaborés par les travaux incessants du conseil d'État, auxquels Bonaparte prenait lui-même la plus grande part, étaient portés, coup sur coup, au Tribunat d'où ils passaient au Corps législatif pour devenir lois de l'État.... « Nous sommes, disait le tribun Sedillez, entraînés dans un tourbillon d'urgence, dont le mouvement rapide se dirige vers le but de nos vœux. Ne vaut-il pas mieux céder à l'impétuosité de ce mouvement, que de s'exposer à en entraver la marche'?» La majorité pensait et votait comme lui. Mais il suffisait qu'une opposition, quelquefois tracassière, quelquefois aussi sincèrement soucieuse du bien, se manifestât dans la minorité, pour irriter Bonaparte. A chaque remaniement de la Constitution, il amoindrit le rôle du Tribunat et finit par le détruire tout à fait. Une de ses premières mesures avait été la suppression de tous les journaux, moins treize, et, durant tout son règne, la presse, étroitement bridée, ne put être considérée, ni comme la voix de l'opinion, ni même comme une industrie.

Quoiqu'il n'eût que trente ans, Bonaparte avait déjà remporté assez de victoires pour pouvoir le premier demander la paix à ses ennemis. Il le fit dans un langage plein de noblesse et avec des arguments dont l'Angleterre et lui-même auraient dû se pénétrer davantage. « Comment, disait-il, dans sa lettre à Georges III, les deux nations les plus éclairées de l'Europe, puissantes et fortes, plus que ne l'exigent leur sûreté et leur indépendance, peuvent-elles sacrifier à des idées de vaine grandeur le bien du commerce, la prospérité intérieure, le bonheur des familles? Comment ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins, comme la première des gloires? »

Il fallut la conquérir par de nouveaux combats. Marengo et Hohenlinden forcèrent les Autrichiens à mettre bas les

1. M. Thiers, Hist. de la Révolution française. Ed. grand in-8, tome I, page 110.

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