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Il explique d'ailleurs parfaitement la hausse de 20 pour 100 sur les salaires en général. Arthur Young n'a-t-il pas écrit lui-même : « Je prends cette hausse de 20 pour 100 l'un dans l'autre comme la vérité approchée; les provinces où il y a du commerce et des manufactures l'ayant passée de beaucoup, les autres au contraire, étant restées fort au-dessous1. »

Tout n'était pas profit pour le salarié dans cette hausse. S'il recevait plus d'argent, il payait les denrées plus cher. Le blé, qui avait valu en moyenne 18 livres le setier dans la première moitié du siècle, en valait à peu près 24 depuis 1766 (environ 17 francs l'hectolitre). « Le prix des journées et de toutes les mains-d'œuvre ont à la vérité augmenté, disait au début de la cherté l'ingénieur de Tours, mais sans aucun avantage pour les malheureux, puisque la plus value des denrées a absorbé cette augmentation de prix 2. » Et à la fin de cette période Arthur Young tenait exactement le même langage3. Il s'exprimait même à cet égard avec une sévérité injuste, parce qu'il ne considérait que la valeur des produits de la terre dont l'augmentation dépassait en effet celle des salaires. Il ne voulait pas reconnaître que cette augmentation avait pour cause première une demande plus grande, qu'elle était par conséquent un signe de richesse, et qu'en répandant un peu plus de bien-être parmi les cultivateurs et les propriétaires, elle contribuait à son tour à augmenter le nombre des consommateurs. Si la hausse avait été uniforme sur toutes les choses vénales, elle aurait seulement témoigné d'un avilissement de la monnaie; mais elle avait porté principalement sur les biens de la terre; les salaires avaient suivi en seconde ligne, à quelque distance; les objets manufacturés échappaient au mouvement ou ne le subissaient que dans une mesure très-restreinte* : nouvelle preuve du perfectionnement industrie.. Ce bon

1. Arthur Young, t. II, p. 263.—Dans l'île de France en particulier, i estime la hausse à près de 50 p. 100, p. 271.

2. Annuaire de la Soc.. etc. année 1862, p. 254.

3. Art. Young, t. II, p. 272.

4. Voir les tableaux des prix du maximum qui donnent pour toutes les choses vénales les prix de 1790 augmentés d'un tiers.

marché relatif était un bénéfice net pour les propriétaires et une compensation pour les salariés.

La propriété féodale.

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II. LES PRIVILÉGES.

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Le privilége. - Le morcellement du sol. - Obstacle à la vente des terres. Complexité des redevances féodales. - Lourdeur des charges foncières. - Le champart et la dime. - Fermage et métayage. - Droits divers du seigneur. Mauvais état des chemins. Passage des troupeaux. - Droit de chasse. - Capitaineries royales. - Droit de colombier. - La taille. Confection des listes. Les collecteurs. Surcharge des petits contribuables. Les autres impôts. Les corvées royales. La milice. Douanes intérieures. L'industrie interdite aux nobles. Arrêts de surséance. Le tiers état demande la suppression des privi

léges.

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Vers la fin de l'ancienne monarchie, nos pères n'étaient donc pas ensevelis dans une torpeur séculaire comme se l'imaginent parfois ceux qui apportent encore aujourd'hui dans l'étude du passé les rancunes d'un autre temps. Ce qui était arriéré, ce n'étaient pas les hommes, c'étaient les institutions. La féodalité avait depuis longtemps perdu son importance politique et s'était courbée sous la main de la royauté; la souveraineté n'était plus liée à la possession de la terre, mais la terre conservait encore les distinctions honorifiques et la plupart des avantages pécuniaires qui avaient été la conséquence de cette souveraineté. La royauté, en abattant tout ce qui encombrait la route du pouvoir, avait respecté, consacré, fortifié même quelquefois les priviléges qui, au-dessous d'elle, marquaient la distinction des classes et faisaient vivre sa noblesse; elle ne s'était nullement préoccupée, comme devait le faire plus tard l'Assemblée constituante, de discerner entre les droits légitimes qui provenaient d'une propriété, et les droits caducs d'une domination évanouie. La propriété était encore en grande partie féodale et restait grevée de la plupart des servitudes et des inégalités du moyen âge auxquelles s'étaient ajoutées les servitudes et les inégalités royales.

Le privilége primait le droit, je pourrais presque dire était la forme ordinaire du droit dans une société qui, en

matière administrative, financière, civile, faisait partout acception de personnes. C'était là le vice radical de l'ancien régime; le tiers état qui en souffrait particulièrement et qui le sentait, demandait à grands cris l'égalité, ou tout au moins réclamait en détail contre chacune des inégalités qui le froissaient. Ce vice corrompait tout; il affectait la propriété foncière et la culture; il gênait la répartition des charges publiques et nuisait ainsi au développement général de la richesse du pays. L'industrie en était infectée; elle subissait ses lois par les communautés d'arts et métiers et par les manufactures royales. Les sociétés s'enrichissent par la production, c'est-à-dire par l'application utile du plus grand nombre possible de bras, d'intelligences et de capitaux. Créer des priviléges, c'est arrêter les uns pour laisser passer les autres; c'est diminuer la somme des efforts capables de donner des produits, et par conséquent appauvrir une société.

Ce serait nous écarter de notre sujet qu'étudier en détail l'esprit de notre ancienne organisation dans les deux branches où ces vices étaient le plus frappants: la terre et l'impôt. Toutefois cette organisation avait des conséquences trop graves et des effets trop immédiats sur la consommation industrielle pour ne pas en montrer ici les principaux résultats « Pauvres paysans, pauvre agriculture; pauvre agriculture, pauvre souverain, avait dit Quesnay quarante ans avant les voyages d'Arthur Young, et nous avons vu que, malgré les progrès accomplis dans la seconde moitié du dixhuitième siècle, les paysans français étaient généralement pauvres.

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Le roi, le clergé et la noblesse possédaient la majeure partie des terres, les trois quarts environ, les roturiers un quart à peine. Ce n'est pas que la propriété ne fût très-divisée sur certains points; à côté des vastes domaines de quelques grands seigneurs, il y avait de petites et de très-petites propriétés possédées par des paysans ou par des gentilshommes campagnards qui tenaient de leurs propres mains la charrue; et sous les propriétaires, grands ou petits, des colons à différents titres faisaient valoir de petites

parcelles. Le morcellement de la culture avant 1789 était plus ordinaire qu'on ne l'a longtemps cru, et datait de plus loin qu'on ne le pense. Dans un acte de vente faite en Auvergne, au seizième siècle, par une de ces communautés de serfs si nombreuses au moyen âge, je ne compte pas moins de trente-trois parcelles de terres, champs de labour, prés, paquis, bruyères, bois, chènevières, qu'exploitait cette communauté, sous l'autorité de son chef de chanteau, et qui se trouvaient enchevêtrées au milieu d'autres parcelles louées à divers censitaires. Au dix-huitième siècle, les preuves de cette division abondent; voici entre autres témoignages celui de l'Assemblée provinciale de Nancy: Le cultivateur qui possède vingt jours de terre dans une saison est souvent obligé de conduire à trente endroits différents sa charrue, et de parcourir tout un canton. De cette division, résulte, outre la perte de temps, celle du terrain et de la semence qui pourrit dans les raies séparatrices de ces propriétés morcelées. La facilité des anticipations de la part de tant de voisins, donne lieu à une infinité de procès. De là aussi la difficulté de clore 1. »

Nous constatons en passant ce morcellement, que l'on a nié, comme un fait, et non comme un mal que nous déplorions. Quoi qu'il en soit, le morcellement paraît avoir été un peu moindre que de nos jours; mais, d'un autre côté, la transmission de la propriété était moins fréquente et moins facile, ce qui évidemment était un mal. Les capitaux, moins abondants que de nos jours, ne se portaient peut-être pas autant vers les acquisitions foncières pour estimer la valeur d'une seigneurie, on en capitalisait ordinairement, au dix-huitième siècle, le revenu à raison de 5 pour 100; l'estimation se ferait aujourd'hui à 3 ou à 2 et demi pour 100. Les roturiers qui alimentaient par les épargnes du travail industriel la principale source des capitaux, étaient souvent. arrêtés dès le début par une inégalité de la loi ; ils ne pouvaient acquérir un bien noble sans acquitter le franc-fiet, c'est-à-dire un droit de 7 et demi pour 100 sur le capital,

1. M. de Lavergne, Les ass. prov. sous Louis XVI, p. 280.

payable régulièrement tous les vingt ans et accidentellement à chaque transmission. C'était une lourde charge dont le tiers état se plaignait avec amertume 1.

Les nobles eux-mêmes n'étaient pas moins gênés par la complexité des redevances qu'ils ne gênaient leurs censitaires. Que d'embarras pour le titulaire et que de trascasseries pour les débiteurs laisse supposer, par exemple, un fief de 200 pièces de vin à prélever sur la récolte de 3000 propriétés particulières, comme celui que Richier déclarait posséder 2! Le fief le plus compact se composait de perceptions d'origine et d'espèces diverses, pesant d'un poids inégal sur les terres et les personnes, ici des censives partie en argent, partie en nature, puis la taille seigneuriale abonnée ou non abonnée; là, les banalités, le banvin, les dîmes inféodées, les droits de greffe, les lods et ventes, reliefs, amendes, confiscations, etc. Les revenus du seigneur étaient loin d'être au niveau des charges qui pesaient sur les contribuables.

Le seigneur recevait-il le fief comme héritier de son père? Il devait au moins l'hommage et le chambellage; comme collatéral, il fallait payer le relief qui était d'une année de

revenu.

L'achetait-il? C'était le quint et requint, à moins que le fief ne fût abonné. Il devait présenter à son suzerain l'aveu ou dénombrement exact de ses terres et revenus, et s'il venait à faillir à quelqu'une de ces formalités et à bien d'autres encore, il s'exposait à perdre son fief. L'inégalité régnait mème entre les privilégiés, et la coutume mettait tous les avantages du côté du suzerain. C'est ce que Loysel exprimait si énergiquement dans ses Institutes coutumières, en disant « Un seigneur de paille, feurre ou beurre vainc et mange un vassal d'acier 3. »

:

Voulait-il vendre? La menace du retrait lignager, si le fief était un patrimoine de famille, ou du retrait féodal, s'il relevait d'un suzerain, inquiétait les acheteurs.

Voulait-il améliorer la culture? Les censives l'entravaient

1. Tocqueville, L'anc. rég. et la Rév., p. 181.

2. Voir M. P. Boiteau, État de la France en 1789, p. 25.

3. Edition Dupin et Laboulaye, t. II, p. 89.

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