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armes. Le traité de Lunéville, (9 juin 1801), et le traité d'Amiens qui le suivit de près, (25 mars 1802), rétablirent, sur le continent et sur les mers, cette paix si désirable, et l'on put croire quelque temps que les destinées de la France. et de l'Europe venaient enfin d'être fixées par le génie d'un homme. Obéi à l'intérieur, victorieux au dehors, bientôt rassuré sur l'avenir par le Consulat à vie (2 août 1802), Bonaparte était alors à l'apogée de sa gloire.

Il voulut davantage. Mais les obstacles s'accumulèrent à mesure que son ambition tentait de pousser plus loin. A l'extérieur, les coalitions se succédèrent, et le poids de l'Empire démesurément agrandi, entouré d'alliés sourdement malveillants, finit par devenir trop lourd pour le bras d'un seul homme. En France, la nation se fatigua des immenses sacrifices d'hommes que coûtaient des guerres continuelles, et, perdant peu à peu l'affection qu'elle avait vouée à son héros, elle se prit à regretter sa liberté. Toutefois la lassitude ne se fit sentir que pendant les derniers temps, et, durant huit années encore, continua, avec le silence des esprits et la prospérité de l'industrie, le travail de l'organisation administrative.

Le 19 brumaire, le Conseil des anciens, dans la proclamation par laquelle il annonçait au peuple la chute du Directoire, déclarait que la commission chargée de reviser la Constitution politique devait aussi « préparer un code civil. » Tant on savait flatter par là un des vœux les plus ardents de la population! Une commission de jurisconsultes éminents prépara ce code auquel la Convention avait déjà songé, mais que le Consulat s'inspirant.« de la connaissance des droits de l'homme, sagement combinés avec les besoins de la société, eut la gloire de composer. Publié par parties depuis 1802, promulgué, sous sa forme complète, le 21 mars 1804, il fut rédigé sur les principes qui avaient triomphé avec la Révolution liberté des personnes et des choses, égalité des citoyens, plénitude de la propriété. Mais il emprunta au droit coutumier les anciens usages qui étaient compatibles avec l'ordre nouveau. Il rétablit surtout l'autorité de la famille et resserra les noeuds du mariage qu'avaient affaiblis les lois

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des Conventionnels. D'autres codes furent successivement promulgués code de procédure civile (1806), code de commerce (1807), code d'instruction criminelle (1808), code pénal (1810). « Le bonheur du peuple, avait dit Boulay de la Meurthe, consiste dans la liberté civile, pour laquelle seule les hommes se réunissent et restent en société. » De ce côté du moins, le peuple recevait une entière satisfaction, et depuis ce temps, la société française est demeurée, malgré ses révolutions politiques, assise sur le fondement des codes de l'Empire.

Le Directoire avait timidement glissé dans son budget quelques taxes indirectes. Napoléon osa rompre en face avec la théorie physiocratique1, et il avait cette fois raison contre les théoriciens. L'impôt unique prélevé sur le revenu de la terre est une erreur et une impossibilité. Les impôts directs sont les plus dignes d'un peuple libre. Mais l'impôt de consommation, sagement équilibré, n'a rien d'illégitime en principe et est commode dans la pratique. Les propriétaires se plaignaient. L'impôt foncier était fort lourd; depuis qu'il fallait donner au percepteur, au lieu d'assignats ou de man. dats dépréciés, des espèces sonnantes, et payer exactement, ils en sentaient tout le poids. Napoléon les dégreva dans une large mesure. Mais, en empruntant trop aux règlements de l'ancien régime, dans ses créations nouvelles ou restaurations fiscales, il froissa les intérêts et les personnes; en constituant des monopoles, il prêta à de graves objections.

L'impôt des boissons fut rétabli le premier", plusieurs

1. Il déclara même, à l'ouverture de la session de 1806, «vouloir diminuer les impositions directes qui pèsent uniquement sur le territoire, en remplaçant une partie de ces charges par des perceptions indirectes. » (Voir M. de Parieu, Traité des impôts, t. II, p. 365.)

2. Dans la session des Conseils généraux de l'an IX, 78 départements demandèrent le dégrèvement de la contribution foncière, comme nuisible à l'agriculture; 60 réclamèrent une meilleure répartition; 17 un cadastre. 3. L'impôt foncier fut réduit de 240 millions (chiffre de 1791) à 172 millions (chiffre de 1808) et les contributions personnelle, mobilière et somptuaire de 60 à 27 millions.

4. Loi du 5 ventôse an XII (25 fév. 1804), chap. II.

fois remanié et aggravé1. Les bières et les eaux-de-vie furent assujetties à un droit de fabrication, payable par le brasseur ou le distillateur. Les vins, cidres, poirés et eaux-de-vie, sauf certains cas, tels que celui de l'envoi à un destinataire soumis à l'exercice de la régie, furent assujettis à un droit de circulation, payable à chaque déplacement de la marchandise. Toutes les boissons fermentées eurent à acquitter, dans les villes de quatre mille âmes et plus, un droit d'entrée variable selon le chiffre de la population et indépendant du droit d'octroi. Enfin ces mêmes boissons furent frappées, les eaux-de-vie et les liqueurs, du droit de consommation perçu au moment de la vente; les vins et les cidres du droit de détail perçu chez le débitant. L'exercice, c'est-à-dire la constatation sur place et la vérification par la régie des quantités entrées dans les caves et successivement vendues, fut la conséquence de cette législation, qui devint, par la complexité de ses règlements et par son caractère inquisitorial, une cause de mécontentement et un des griefs de la population contre l'Empire.

La loi de 1808 chercha à atténuer les inconvénients de cet impôt impopulaire en fondant dans le droit de circulation plusieurs taxes gênantes et improductives de la loi de 1806; mais elle ne réussit pas à calmer les consommateurs, et la surchage des droits, en 1813, les disposa mal à soutenir l'Empire chancelant.

La taxe des routes était insuffisante et désagréable au public. Napoléon, ne voulut pas qu'on l'étendît aux départements situés au delà des Alpes, et par la même loi de finances qui créait l'impôt des boissons, il la remplaça pour ces contrées par une taxe sur le sel. Ce n'était que le prélude d'une réforme radicale. En 1806, l'impôt du sel fut rétabli en France et la taxe des routes supprimée. Il n'y avait pas d'impôts qui eussent laissé dans les mémoires des

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1. Lois du 1 germ. an xã (22 mars 1805), du 24 avril-4 mai 1806, déc. du 5 mai 1806, loi du 25 nov.-5 déc. 1808, déc. du 5 janv. 1813. 2. En l'an Ix, 58 départements en demandèrent la suppression, 27 la modification.

3. 2 décimes par kilogramme; Loi du 24 avril-4 mai 1806.

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souvenirs aussi exécrés que la gabelle. Napoléon le savait, et il brava l'opinion. « Ce système fera craindre, dit-on, le retour de la gabelle; je ne sais qu'y faire; on ne guérit personne de la peur1. » Ses conseillers s'appliquèrent à prévenir tout malentendu à cet égard. « Cet impôt sur le sel n'aurait, au surplus, aucun des inconvénients du régime odieux de la gabelle; il devait être perçu à l'extraction des marais salants, et la vente du sel rester libre comme précédemment. » Mais ils ne parvinrent pas à calmer les défiances, et l'aggravation qui eut lieu aussi pour cet impôt en 18132, acheva de le rendre désagréable.

Le tabac, consommation de luxe essentiellement imposable, était frappé d'un léger droit de fabrication et d'un droit de douane assez élevé. Napoléon l'éleva davantage, prit des mesures pour en assurer la perception 3; puis touché des profits que promettait le monopole de cette marchandise entre les mains de l'État, tel qu'il existait avant 1789, il se décida, sans même consulter le Corps législatif sur cette grave question de finances et de liberté, à rendre le décret du 29 décembre 1810, par lequel il attribuait exclusivement à l'administration l'achat, la fabrication et la vente des tabacs".

En 1804, avait été créée l'administration des droits réunis, à l'image de l'ancienne régie des aides, et la perception de ce triple impôt de consommation lui avait été successivement confiée. Aussi, les deux noms que le peuple avait le plus en horreur, en 1814, étaient-ils ceux de conscription et de droits réunis. Mais le peuple est souvent exagéré dans ses

1. Opinions de Napoléon au conseil d'État, par le baron Pelet de la Lozère, p. 241.

2. Le droit fut porté à 4 deniers par déc. du 11 nov. 1813. Voir M. de Parieu, Traité des impôts, t. II, p. 206 et suiv.

3. Loi du 5 ventôse an XII, déc. du 22 mars 1805, loi du 25 mai 1806, déc. du 16 juin 1808.

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4. Chaptal déplore ce monopole et dit qu'au moment où il fut créé, s'était formé en France 450 fabriques qui fournissaient le tabac au tiers du prix qu'il coûte aujourd'hui et toutes prospéraient et occupaient un nombre infini de bras. » (De l'indust. franç., t. I, p. 167.) Il est juste d'ajouter que la régie fournit aujourd'hui des cigares généralement plus estimés des amateurs que les cigares étrangers d'un prix égal.

sentiments, et, en déplorant les lamentables abus de la conscription qui avait dépouillé la France de sa jeunesse et les gênes que les règlements des droits réunis mettaient à certains genres de commerce, il faut reconnaître qu'une armée de citoyens payant tour à tour leur tribut à la patrie est la plus digne d'un État libre et que des impôts sur la consommation peuvent être en parfaite harmonie avec les principes de la science économique.

Dans toutes les parties de l'administration, Napoléon a laissé une empreinte profonde. Plusieurs de ses institutions excitèrent à leur naissance de sourds murmures; presque toutes lui ont survécu. Administration départementale, organisation judiciaire, religieuse, financière, codes, impôts, datent de lui. Si dans ces créations, dont quelquesunes sont restées des modèles, il s'est glissé des erreurs; si la liberté y a été souvent traitée avec peu de ménagement, il est juste de dire que ce sont d'ordinaire les erreurs du sens commun, qui voit la difficulté présente et la résout pour le présent sans porter sa vue jusque sur les conséquences éloignées. Restaurant une monarchie, il l'entoura d'institutions monarchiques; il les fit d'autant plus fortes qu'il était lui-même absolu par caractère et par position et qu'il ne rencontrait plus, comme les anciens rois, l'obstacle des priviléges. Ainsi que le rappelait, en 1852, l'héritier de son nom, au moment où il prenait possession de sa puissance, « notre société actuelle n'est pas autre chose que la France régénérée par la Révolution de 89 et organisée par l'Empereur1. »

1. Préambule de la Constitution de 1852.

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