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mait le rapporteur du Conseil d'État, Regnault de Saint-Jeand'Angely, tout en laissant percer un certain goût personnel pour les institutions de l'ancien régime1.

Le projet fut voté presque à l'unanimité et devint la loi du 22 germinal an x12. Cette loi créait les chambres consultatives, déterminait les rapports des maîtres avec leurs ouvriers, et donnait une garantie aux marques de fabrique, trois points importants de la législation industrielle.

Des chambres consultatives des manufactures, fabriques, arts et métiers, purent être créées, par règlement d'administration publique, dans les grandes villes et furent appelées à faire connaître les besoins et moyens d'amélioration des manufactures,» et à provoquer des règlements relatifs à l'exportation. Composées de six manufacturiers, exerçant depuis cinq ans au moins leur profession, et présidées par le maire, elles formèrent des comités permanents d'enquête et de surveillance et servirent de lien entre l'industrie et les pouvoirs publics, sans avoir sur l'industrie elle-même aucun des droits de tutelle et de juridiction dont les jurandes et les syndicats avaient abusé au profit du monopole.

Le Conseil d'État ne faisait du reste qu'appliquer à l'industrie une mesure, qui avait été prise quelques mois plus tôt à l'égard du commerce, lorsqu'un arrêté consulaire avait créé dans les principales villes de la République vingt-deux chambres de commerce, dont les membres, nommés par cooptation, devaient présenter au gouvernement leurs vues

sur les moyens d'accroître la prospérité du commerce *. »

Conseil consulté, ajoute Thibaudeau, rejeta à une grande majorité le rétablissement des jurandes. Mém. sur le Cons., p. 346.

1. Il blåmait la réforme de Turgot et approuvait les règlements de 1779 comme portant « un grand caractère de sagesse. »

2. Loi du 22 germinal-2 floréal an xi (12 avril 1803), relative aux manufactures, fabriques et ateliers. Le projet fut présenté le 10 germinal au Corps législatif, voté à l'unanimité le 19 germinal par le Tribunat, et adopté par 199 boules blanches sur 6 noires par le Corps législatif, le 22 germinal

an XI.

3. Arrêté du 10 thermidor an XI (10 juillet 1803).

4. Elles avaient été établies par arrêt du 24 septembre 1724; elles furent rétablies par la loi du 3 nivôse an XI (24 décembre 1802).

Les bourses de commerce avaient été déjà rétablies et s'étaient multipliées. Le commerce se trouvait à peu près organisé; le privilége s'y était glissé avec les agents de change et les courtiers, la restriction avec la prohibition des ventes à la criée; mais les principaux rouages en étaient réparés2.

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L'apprentissage et l'engagement de l'ouvrier sont des contrats d'une nature particulière, qu'il importait de couvrir de l'autorité de la loi aussi bien que les autres transactions. Beaucoup d'industriels voulaient qu'on remit en vigueur les anciens statuts et les coutumes qui obligeaient les ouvriers à se rendre à l'atelier dès cinq et six heures; ils supputaient complaisamment les millions que la seule ville de Paris perdait, depuis que les ouvriers, livrés à euxmêmes, travaillaient environ deux heures de moins par jour. Regnault de Saint-Jean-d'Angely se faisait l'écho de ces plaintes égoïstes. C'est ainsi, disait-il, que les calculs mal entendus de la paresse et de l'ignorance ont en même temps enchéri le prix et diminué le temps du travail, dérobant à eux-mêmes, à leur famille et à l'État, la valeur de ce qu'ils auraient pu produire. » Singulier argument qu'un demi-siècle après, les ouvriers devaient, avec aussi peu de respect pour la liberté, retourner contre les patrons en fixant non plus un minimum, mais un maximum des heures de travail. Le Conseil d'État, plus sage, avait écarté ces prétentions d'un autre âge. « Les conventions, faites de bonne foi entre les ouvriers et ceux qui les emploient seront exécutées,» dit-il. Toutefois, il garantit la liberté individuelle contre ses propres entraînements en refusant de valider au delà d'une année les engagements des simples ouvriers; il mit obstacle aux détournements frauduleux et au vagabon

1. Il y en eut 59 fondées en 1801, 10 en 1802, 2 en 1803, 1 en 1804, 2 en 1806.

2. Le décret du 3 nivôse an XI institua, sur le papier du moins, un Conseil général de commerce. Un décret du 22 juin 1811 créa un ministère des manufactures et du commerce. (Voir aussi le décret d'organisation du 19 janvier 1812.)

3. Rapport, p. 383. Monit. de l'an xi, p. 870.

4. Loi du 22 germinal an x1, art. 14.

dage en stipulant que nul ne pourrait employer un apprenti ou un ouvrier qui ne serait pas muni d'un congé ou d'un certificat d'acquit délivré par son ancien maître il posa les règles générales de la résolution des contrats d'apprentissage, pour prévenir les ruptures arbitraires : c'étaient de louables mesures.

Il se départit de ce sentiment d'équitable réserve, lorsqu'il édicta des peines contre les coalitions. Où il aurait dû seulement réprimer les violences de la foule, parce qu'elles portent atteinte au droit individuel, il porta lui-même atteinte à ce droit en défendant, comme la Constituante, toute union, toute action commune, toute entente, même tacite, en taxant de délit le simple fait de cesser le travail en même temps que plusieurs autres, et il montra une fâcheuse partialité, en faisant peser sur les ouvriers seuls tout le poids de ses peines 1.

Plus tard, les rédacteurs du Code pénal comprirent qu'on avait trop fait pencher la balance en faveur des patrons. Ils adoucirent quelque peu les châtiments, ne punirent plus les ouvriers « pour cesser, » mais « pour faire cesser » le travail, et retournèrent l'un des articles, de manière à ce que la loi parût frapper la coalition des maîtres, comme elle frappait celles des ouvriers 2. La coalition des maîtres qui ne se traduit pas par de bruyantes clameurs et n'encombre pas la voie publique, échappe presque toujours à la vigilance de la police: il était superflu de désarmer encore le magistrat impuissant en ne lui donnant action que

1. Art. 6. Toute coalition contre ceux qui font travailler des ouvriers, tendante à forcer injustement et abusivement l'abaissement des salaires....» amende de 100 fr. à 3000 fr. Au besoin, prison d'un mois.

<< Art. 7. Toute coalition de la part des ouvriers pour cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans certains ateliers, empêcher de s'y rendre, ou d'y rester avant ou après certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux...,» emprisonnement de six mois. L'art. 8 porte qu'en cas de violence, les coupables seront déférés à la police correctionnelle.

2. « Art. 414. Toute coalition entre ceux qui font travailler..........

« Art. 415. Toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler.... » La pénalité n'est plus que de trois mois au plus.

contre les coalitions injustes et abusives des maîtres, tandis que la défense ne souffrait pas d'exception à l'égard de l'ouvrier. L'équilibre ne fut pas rétabli.

C'est que la loi du 22 germinal an xi n'était pas, à cet égard, l'effet passager d'une réaction soudaine contre dix années de désordres. C'était la conséquence du système qui se proposait le rétablissement de l'ordre et le respect de l'autorité. Faire prospérer l'industrie, mais en maintenant chacun à sa place, et surtout à son atelier, fut la pensée de Napoléon. Jusqu'au jour des revers, celui-ci chercha de propos délibéré son point d'appui dans la classe des manufacturiers beaucoup plus que dans la classe des ouvriers dont il appréhendait la turbulence.

Cette préférence se marqua jusque dans le Code civil, qui établit que lorsqu'une contestation s'élèverait au sujet des salaires, le maître serait cru sur parole1. On tenait à accuser nettement le rapport de subordination et à mettre l'ouvrier dans une situation analogue sur quelques points à celle du fils à l'égard du père de famille. L'esprit nouveau devait rendre impuissantes ces petites ruses de la loi et ne pas permettre qu'on pût édifier rien de solide sur des fondements ruinés par la Révolution.

Le livret, quoique inspiré par un sentiment semblable, procédait d'une pensée plus juste. Dans une société libre, il ne doit pas y avoir de place pour le vagabondage. La plupart des citoyens ont pour garantie la fixité de leur domicile; l'industriel a de plus sa patente. Il était bon que l'ouvrier eût un titre qui attestât son identité et marquât les étapes de sa vie errante. Mais là devait se borner l'action de la police. Le principe posé dans la loi de germinal, fut développé et exagéré dans deux arrêtés que commentèrent à leur tour et qu'exagérèrent encore les ordonnances de police. Le livret fut assujetti aux mêmes formalités que le passe-port, sans pouvoir toutefois tenir lieu de passe-port. Le maître eut le droit d'en exiger le dépôt entre ses mains, comme garantie

1. Code Nap., art. 1781. — « Le maître est cru sur son affirmation, pour la quotité des gages, pour le payement du salaire de l'année échue, et pour les à-comptes donnés pour l'année courante. »

de la fidélité et de l'exactitude de l'ouvrier, d'y inscrire toutes les avances d'argent qu'il lui faisait, de ne le rendre que lorsque les avances lui auraient été remboursées en journées de travail, ou de renvoyer, à son gré, l'ouvrier encore débiteur qu'un autre patron ne pouvait dès lors employer-sans se porter caution de la dette inscrite, et sans l'acquitter par la retenue d'un cinquième sur le salaire journalier. Ainsi compris, le livret était pour l'ouvrier une gêne sans profit et pouvait devenir un instrument de servitude1.

La préfecture de police, pleine des souvenirs de l'ancien régime, et toujours disposée à accroître les attributions du pouvoir, n'avait pas les mêmes scrupules que le Conseil d'État, et ses mesures les moins compatibles avec la liberté trouvaient souvent grâce auprès des Consuls, parce qu'elle pouvait invoquer auprès d'eux l'irrésistible argument de la sécurité de Paris. Cet argument l'induisit non-seulement à exiger que tout ouvrier fût tenu de se pourvoir « dans trois jours » d'un livret qu'on lui faisait payer soixantequinze centimes, et qu'il devait faire viser par le commissaire à chaque mutation, mais à aggraver cette charge pour les garçons bouchers et boulangers en instituant le commissaire de police seul dépositaire du livret3, et à créer, pour la plupart des professions, des bureaux de placement jouissant du monopole et prélevant une rétribution fixe. La police avait l'avantage d'empêcher ainsi les ouvriers de devenir victimes de la mauvaise foi de certains logeurs

1. Arrêté relatif aux livrets du 9 frimaire an XII (1er décembre 1803); arrêté additionnel aux livrets du 10 ventôse an XII (1er mars 1804). 2. Ord. de police du 10 février 1804. La préfecture de police avait déjà imposé l'obligation du livret aux garçons boulangers plus d'un mois avant la promulgation de la loi de germinal. (Voir l'ordonnance du 14 mars 1803, dans la Collection officielle des ordonnances de police, imprimée par ordre de M. G. Delessert.)

3. Ord. du 14 mars et du 17 nov. 1803.

4. Bureau de placement pour les garçons boulangers (14 mars 1803); pour les garçons marchands de vin (26 avril 1804); pour les imprimeurs, graveurs, relieurs, papetiers, etc.; pour les orfévres, fourbisseurs, armuriers, etc.; pour les cordonniers, mégissiers, etc.; pour les ferblantiers, serruriers, potiers d'étain, mécaniciens, etc.; pour les tailleurs, fripiers, gantiers, etc., pour les tapissiers, layetiers, boursiers, ébénistes; pour les selliers, bourreliers, carrossiers, etc.; pour les chapeliers, fouleurs, bon

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