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et surtout de tenir les uns et les autres dans sa main. Mais lorsqu'en établissant un bureau, elle faisait chaque fois

défense à tout autre de s'immiscer dans le placement de ces ouvriers,» sa conduite n'était-elle pas une violation des principes proclamés en 1791 et reconnus par le Consulat? Sous prétexte de mettre l'ignorance à l'abri de la fraude, elle ne se contentait pas de proposer une tutelle officieuse, elle imposait sa tutelle officielle, qui, exercée au-dessous d'elle par des agents de bas étage, pouvait dégénérer en vexations.

En s'introduisant jusque dans le détail des industries, elle ne tarda pas, pour divers motifs d'ordre, à substituer, dans un assez grand nombre de cas, la réglementation à la liberté des contrats. Elle décida que lorsqu'un étalier serait resté deux mois au service d'un boucher, il ne pourrait entrer chez un autre boucher que si son établissement était séparé du précédent par trois étaux au moins1: singulier règlement qui opprimait l'employé pour protéger le patron contre une concurrence n'ayant par elle-même aucun caractère déloyal. Sous prétexte de prévenir les accidents, elle mit en quelque sorte la Seine en interdit; défense d'avoir des gondoles, des pirogues, c'est-à-dire ces embarcations de fantaisie qui, depuis que l'ordonnance est tombée en désuétude, se sont multipliées rapidement et servent aujourd'hui à une des distractions les plus hygiéniques de la jeunesse parisienne; rien que des « bachots >> plats, de huit mètres de longueur au moins; les « bachoteurs » nommés par la préfecture,« sur certificat de quatre anciens mariniers conductours, constatant leur capacité; » enfin, un tarif du passage et des courses 2.

Plusieurs industries ambulantes, entre autres celles de colporteur, de commissionnaire, de porteur de charbon, furent assujetties à l'obtention d'une médaille délivrée par

netiers, etc.; pour les peintres, doreurs, marbriers, plombiers, fumistes, graveurs; pour les charpentiers et menuisiers en bâtiment (18 juillet 1804); pour les chandeliers, bouchers, charcutiers (21 août 1804). La rétribution variait, selon les métiers, de 50 centimes à 1 fr. 50 c.

1. Ord. du 17 nov. 1803. 2. Ord. du 7 juin 1803.

la préfecture mesure plausible, comme celle du livret, si elle n'eut servi qu'à constater l'identité de l'individu. Mais l'administration autorisée à la délivrer, crut de même être autorisée à la refuser, limita le nombre de ses élus pour diminuer la concurrence et dicta ses conditions1.

Quelques difficultés s'étaient élevées entre les entrepreneurs et les ouvriers de bâtiment. L'administration intervint et fixa par ordonnance la durée du travail, les heures de repas, le commencement et la fin de la journée dans les diverses saisons. Bientôt, prétextant que « les outils dont se servent les charpentiers, peuvent devenir dangereux dans les mains de personnes malintentionnées, » elle ordonna aux maîtres de poinçonner leurs outils d'une marque particulière, sans songer que le compagnon possède une partie des outils dont il se sert, et elle défendit aux particuliers d'employer plus de deux jours un compagnon sans faire leur déclaration. La véritable raison est qu'elle voulait s'assurer des charpentiers dont elle redoutait la turbulence.

Elle agit de même avec les chapeliers. Sous prétexte que des incendies pouvaient éclater dans les ateliers de foulage, elle défendit d'en établir sans permission spéciale; sous pré texte que des vols étaient « favorisés par l'usage dans lequel sont les maîtres chapeliers, d'abandonner aux ouvriers les chapeaux mal confectionnés, à la charge par les ouvriers de leur en payer la valeur, elle s'immisça dans un contrat parfaitement légitime et fit « défense de donner aux ouvriers des chapeaux en payement, ou de leur laisser pour compte, » ce qui la conduisit à défendre « aux revendeurs de vendre des chapeaux neufs ou remis à neuf. »

Des ouvriers, la vigilance de la police s'étendit sur les domestiques. Défense fut faite aux maîtres de les recevoir

1. Ord. du 24 janvier 1801, du 2 mars 1810, du 29 juillet 1811. 2. Ord. du 26 sept. 1806. Du 1er avril au 30 septembre, la journée des maçons, couvreurs, charpentiers, paveurs, terrassiers est de six à sept heures. Repas, de neuf à dix, de deux à trois. Du 1er octobre au 31 mars, de sept heures au jour défaillant. Repas de dix à onze heures. Menuisiers, de six à huit heures, toute l'année à la boutique ; à sept heures en ville. Serruriers, de six à huit.

3. Ord. du 7 déc. 1808.

4. Ord. du 28 nov. 1809.

sans un bulletin d'inscription délivré par le commissaire; défense aux domestiques de louer des chambres à l'insu de leur maître et de séjourner à Paris, quand ils seraient depuis un mois sans place. Trois ans après, ces prescriptions furent étendues à toutes les grandes villes1.

La liberté souffrit de tant de gênes, que la classe ouvrière n'avait même plus la consolation de s'être imposées à ellemême et de faire tourner à l'honneur de quelques-uns de ses membres. Les maîtrises avaient fait place aux autorisations administratives, les jurés au commissaire; la police seule y gagna.

La loi de germinal avait attribué au préfet de police et aux maires la connaissance des différends qui pourraient s'élever entre ouvriers, apprentis et manufacturiers : c'étaient des juges peu compétents sur le détail de ces métiers, plus faits pour réprimer des désordres que pour concilier des intérêts. L'Empereur, passant à Lyon, entendit à ce sujet les réclamations de la chambre de commerce et les vœux qu'elle formait pour l'établissement d'une espèce de tribunal de famille, » semblable au « tribunal commun» que la ville possédait avant la Révolution. Le projet fut goûté et la loi promulguée le 18 mars 1806. « La loi que je vous présente, disait Regnault de Saint-Jean-d'Angely, nommé encore rapporteur, crée une institution nouvelle, mieux conçue que celle des juges-gardes et des syndics, aussi avantageuse que fut celle-ci et n'offrant aucun de ses inconvénients3. »

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Cette fois, il avait pleinement raison. Les conseils de prud'hommes furent une des institutions les plus sages dont l'Empire ait doté l'industrie. En remettant à un tribunal composé de fabricants et de chefs d'atelier, la connaissance des contestations relatives à leur travail et soulevées dans l'exercice de leur profession, en laissant aux justiciables le soin d'élire leurs propres juges, en exigeant que toute affaire, avant d'être soumise à ce tribunal de famille, fut préalable

1. Déc. du 3 oct. 1810 et du 25 sept. 1813. 2. Loi du 22 germinal an xi, tit. V.

3. Exposé des motifs, par Regnault de Saint-Jean d'Angély. Voir Mollot, les Conseils de prud'hommes, p. 398.

ment examinée en bureau particulier par deux membres du conseil qui tenteraient de concilier les parties, le législateur créait la véritable justice de paix de l'industrie, justice rendue à chacun par ses pairs; sans entraver la liberté, sans gêner la concurrence, il procurait aux fabricants les seuls avantages solides qu'on pût regretter d'avoir perdu avec la défectueuse institution des jurandes. Les conseils de prud'hommes eurent en outre une juridiction de police et purent, mais seulement sur la demande de la partie lésée, prononcer jusqu'à trois jours de prison, pour délit tendant à troubler l'ordre de l'atelier ou manquement grave des apprentis envers leur maître. Ils durent communiquer à l'administration les renseignements qui leur étaient demandés sur le nombre des ouvriers et des métiers; mais il ne leur fut permis d'entrer dans un atelier qu'après avoir prévenu le maître deux jours à l'avance et sans pouvoir, sous aucun prétexte, prendre connaissance des livres ni s'immiscer dans les secrets de l'établissement. D'ailleurs, l'organisation était d'une grande simplicité et telle qu'il convenait à un pareil tribunal : peu de frais, peu de formalités.

Sur un point cependant, l'institution nouvelle trahissait les préoccupations dont toutes les mesures du temps portaient la trace. Non-seulement les fabricants, ceux qui payent le salaire, formèrent la moitié plus un des membres du conseil, ce qui paraissait légitime; mais, ce qui l'était beaucoup moins, les salariés furent représentés par des chefs d'atelier, pardes ouvriers patentés, c'est-à-dire par de petits fabricants, par des teinturiers, qui, bien que travaillant à façon pour les fabricants de tissus, sont souvent euxmêmes de riches industriels; les ouvriers n'y figurèrent pas. Ces conseils, organisés et perfectionnés par plusieurs décrets successifs eurent le succès qu'ils méritaient; un

1. Décret du 3 juillet 1806, contenant règlement sur le mode de nomination des membres destinés à composer le conseil des prud'hommes de la ville de Lyon. —Décret du 11 juin 1809, contenant règlement sur le conseil des prud'hommes, modifié par un avis du Conseil d'Etat du 20 février 1810.

Décret du 3 août 1810, concernant la juridiction des prud'hommes.-Décret du novembre 1810, qui fixe le nombre des membres et l'étendue de la juridiction du conseil des prud'hommes établi à Lyon.

grand nombre de chambres de commerce en demandèrent; et, de Lyon, ils se propagèrent dans la plupart des grandes villes manufacturières de province'. Ils prévinrent chaque année par des conciliations un grand nombre de procès; ils jugèrent avec une connaissance plus intime du sujet, d'une manière plus expéditive et moins coûteuse que tout autre tribunal, ceux qu'ils ne purent prévenir et ils formèrent entre les industriels de la même profession un lien qui ne fut pas une chaîne.

L'industrie réclamait à la fin de la Révolution une garantie importante que le Consulat s'empressa de lui accorder, c'était d'assurer la propriété des marques de fabrique que les règlements n'imposaient et ne protégeaient plus et qui, scandaleusement contrefaites, avaient perdu leur valeur et leur moralité. La loi du 22 germinal reconnut cette propriété, à condition que le dépôt de la marque eut été fait au greffe du tribunal de commerce; elle punit les contrefacteurs, non-seulement de dommages-intérêts, mais de la peine de faux en écriture privée. La même protection s'étendit bientôt aux dessins et modèles de fabrique. A Lyon, puis dans les villes où furent institués des conseils de prud'hommes,

1. Des conseils de prudhommes furent établis dans vingt-six villes sous l'Empire, à Lyon, à Clermont (Hérault) en 1806, à Nîmes en 1807, à Troyes, à Thiers, à Sédan, à Saint-Quentin, à Mulhouse, à Carcassonne, à Avignon en 1807, à Tarare, à Reims, à Limoux en 1809, à Saint-Etienne, à Roubaix à Marseille, à Louviers, à Lodève, à Lille en 1810, à Saint-Chamont, à Orléans, à Amplepuis, à Alais en 1811, à Strasbourg, à Bolbec, à Alençon en 1813.

2. En 1847, les soixante-neuf conseils des prud'hommes de France furent saisis de 19271 affaires, dont 17 851 furent conclues en bureau particulier, 891 en bureau général, et 259 seulement donnèrent lieu à un jugement. 3. Loi du 2-17 mars 1791.

4. Loi du 22 germinal an xã, tit. IV. Avant la promulgation de cette loi, le Directoire avait, dans un message aux Cinq-Cents (28 messidor an vii), recommandé une pétition des quincailliers et couteliers qui réclamait la garantie de leur marque; les Conseils avaient accordé cette garantie, mais sans disposition pénale particulière (arrêté du 23 nivôse an Ix); un arrêté du 7 germinal an x avait autorisé un manufacturier d'Orléans à mettre une marque particulière sur sa bonneterie d'exportation et déclaré que les contrefacteurs seraient punis. Le Code pénal (art. 418) punit les employés qui livraient les secrets de fabrique de leur patron. 5. Loi du 18 mars 1806.

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