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et enchaînaient sa liberté d'action non moins que celle des détenteurs du sol. Les censitaires eux-mêmes baillaient leurs terres à surcens ou à rente foncière, les divisaient, et ces divisions, subdivisions, faites à titre perpétuel et datant souvent de plusieurs siècles, formaient une inextricable complication qui enlaçait à la fois la terre et l'homme; et, quand il fallait acquitter les lods et ventes, on ne parvenait pas toujours à discerner à qui ils étaient dus.

Le fisc s'était superposé à cet échafaudage et exigeait le droit de contrôle, celui d'insinuation laïque ou d'amortissement, s'il s'agissait d'un bien tombant en mainmorte, et le centième denier. Il était nécessaire que l'État eût un revenu, et il pouvait justement en demander une partie à la transmission des propriétés; mais ce qui était inutile et injuste, c'est que la propriété supportât à la fois les charges de la société féodale et les charges de la société moderne; qu'elle eût à compter avec deux souverains, et à payer, sans plus grand profit pour l'ordre public, double, quelquefois, à cause des empiétements et des morcellements féodaux, triple et quadruple droit. Ce qui n'était pas moins nuisible, c'est que ces droits fussent inégaux, variables comme les coutumes, et qu'on ne pût pas savoir d'avance avec précision quels engagements on prenait en achetant une terre. L'impôt royal lui-même n'était pas fixe : il y avait certaines provinces qui ne payaient pas le centième denier, s'étant abonnées à l'époque de la création de la taxe. La société royale d'agriculture se plaignit à la Constituante de la multiplicité de ces droits qui empêchaient les transactions, et elle présenta à l'appui le compte de l'échange d'une terre valant 26 000 livres les frais à payer dans l'année s'élevaient à 8740 livres, c'est-à-dire au tiers de la valeur du fonds 1.

La culture portait des chaînes plus lourdes encore que la propriété. On désignait sous le nom de champart (partie du champ) la portion de la récolte que le seigneur s'était réservée en baillant la terre à cens. Le champart variait à peu près du cinquième au vingtième du produit brut; la récolte

1. M. P. Boiteau, État de la France en 1789, p. 374, en note.

ne pouvait être rentrée sous peine d'amende, avant que le seigneur ne l'eût prélevé1; mais le seigneur n'était pas tenu de se hâter, et ses intendants, appelés de divers côtés à la fois, laissaient des semaines entières sur champ le blé exposé à l'inclémerce du ciel; puis, quand il avait enlevé grain et paille, la terre manquait de fumier double sujet de réclamations aux états généraux.

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La dîme, inféodée ou non, avait les mêmes inconvénients". Elle en avait encore un autre fort grave; comme elle se prélevait principalement sur les céréales, le clergé ne permettait pas qu'on dénaturât son fonds productif en introduisant. les nouvelles cultures qui n'y étaient pas sujettes, comme la luzerne, et il contribuait à immobiliser dans la routine. l'agriculture déjà paralysée par tant d'autres causes. D'ailleurs, ces prélèvements en nature, la coutume ne s'y fût-elle pas formellement opposée, auraient par eux-mêmes empêché les paysans de songer aux cultures coûteuses et les auraient réduits à ne chercher que la plus grande somme de produits bruts obtenus avec la moindre avance.

Dans les provinces riches, le fermage avait pris la place du métayage; mais les baux étaient de peu de durée : au delà de neuf ans, ils étaient frappés de surtaxes que nul ne se souciait de payer. C'était un dommage pour la terre à laquelle le fermier n'osait faire de grosses avances : il faut en croire nos aïeux qui se sont plaints de cette inégalité 3. Ils se plaignaient vivement aussi du droit de résiliation dont jouissaient les gens de mainmorte. Un bénéficier venait-il à

1. Institutes coutumières, art. 44.

2. «En attendant le remboursement du champart et de la dîme, disaient les gens d'Etampes, on pourrait convertir les droits en une prestation en argent. Le propriétaire et le cultivateur y gagneraient. La récolte de ce dernier ne serait plus exposée à l'intempérie des saisons, comme elle l'est aujourd'hui, le cultivateur ne pouvant enlever ses grains avant que le receveur n'ait compté les gerbes, et il conserverait en outre les pailles et fourrages qui lui sont nécessaires pour l'engrais de ces terres. » — -Canier du tiers état, baillage d'Etampes, ch. 1, art. 3. Voir aussi le cahier de Mantes et Meulan, celui de Senlis, etc., dans la Collection générale des procès-verbaux, mémoires, lettres et autres pièces concernant les dép. à l'Ass. nat. de 1789, aux Archives de l'Empire.

3. Voir entre autres le Cahier d'Étampes, chap. de l'agr., art. 5; celui de Rennes, ch. Iv, art. 150.

mourir, son successeur pouvait casser sans indemnité tous les baux, quelle que fût d'ailleurs leur durée, et souvent il le faisait, dans son propre intérêt ou à l'instigation de son intendant; car le renouvellement était accompagné de pots de vin, de deniers d'entrée et autres présents: c'était une sorte de don de joyeux avénement, fort préjudiciable à la richesse nationale, puisqu'il pesait sur le cinquième environ des terres du royaume1. En Bretagne, un privilége du même genre, sous le nom de domaine congéable, permettait au propriétaire laïque de renvoyer son fermier en l'indemnisant seulement de ses frais 2.

Si le moindre suzerain pouvait manger un vassal d'acier, qu'était-ce du colon vis-à-vis de son seigneur? Le seigneur percevait des droits de péage sur les routes, qu'il n'entretenait pas, de bac sur les rivières, de leyde sur les marchés; s'il avait des vignes, il ne publiait le ban des vendanges qu'après avoir fait lui-même sa récolte, et il jouissait ensuite du banvin, c'est-à-dire du privilége de débiter seul pendant trente ou quarante jours son vin avant que les paysans pussent vendre le leur. Il avait le droit de corvée, et le plus souvent, comme les travaux agricoles se font à la même époque dans un même canton, il enlevait, à son profit, les paysans à leur champ au moment où leur présence y eût été le plus nécessaire 3. Il avait le droit de banalité et il obligeait ses hommes à venir cuire leur pain à son four ou presser leurs pommes à son pressoir; mais lui-même s'inquiétait peu du four et du pressoir qu'il avait inféodés ou affermés; le service que le cultivateur payait cher, était souvent mal fait, tardivement rendu, et cette chaîne n'était pas une des moins pesantes de l'agriculture. Le parlement avait bien posé comme règle de jurisprudence qu'une banalité n'était valable qu'autant qu'il y avait suftisance. Mais comment de pauvres hères auraient-ils réclamé? Les gens de la Fertésous-Jouarre faisaient connaître, dans le cahier de Paris,

1. Voir les cahiers d'Etampes, de Reims, de Saint-Quentin, de Senlis, etc.

Voir aussi Tocqueville, L'anc. rég. et la Rév., p. 384.

2. Voir les réclamations du cahier de Vannes.

3. Voir surtout le cahier de Rennes, ch. de l'agriculture.

qu'ils étaient depuis très-longtemps astreints à la banalité de trois moulins appartenant aux bénédictins de Reuillé, bien que ces religieux ne fussent pas seigneurs de la Ferté, que ces moulins situés en aval de la ville, embarrassaient le cours de la Marne, qu'ils faisaient de mauvaise farine, que le droit de mouture avec ses accessoires s'élevait au septième de la valeur du blé, somme énorme, que souvent les eaux trop hautes ou trop basses ne permettaient pas de travailler et que pourtant, si les habitants allaient porter leurs grains ailleurs, ils s'exposeraient à des tracasseries et à des procès. Le mal que signalait la Ferté-sous-Jouarre dans la grande enquête de 1789, que de hameaux et de cantons le subissaient depuis des siècles!

Les seigneurs ne se faisaient pas faute de contraindre les vilains et d'empiéter sur leurs propriétés. C'était la loi du plus fort. A Rennes on se plaignait que, depuis vingt ans surtout, les vassaux eussent été dépouillés de leurs droits les plus certains aux terres vaguès et communes, qu'on eût envahi jusqu'aux déports et issues des maisons, qu'on eût encombré et empêché le cours naturel des fleuves, formé des marécages artificiels, envahi ou intercepté les chemins, et on suppliait l'Assemblée de « prendre dans la plus sérieuse considération ce mauvais état des chemins de traverse dans les campagnes comme un des plus grands obstacles à la communication intérieure, à la circulation de toutes les denrées et productions et à l'activité du commerce. »Tous protestaient à l'envi contre l'abus par lequel les seigneurs agissant en propriétaires des chemins, bien qu'ils ne les entretinssent pas, plantaient, sur le bord, des arbres de grosse espèce, comme des ormes et des noyers, et se faisaient ainsi presque gratuitement une forêt productive pour eux-mêmes, mais empiétant sur les champs voisins et nuisant aux récoltes par les longues racines et les ombrages épais.

S'il n'y avait pas de chemins, il y avait un usage pernicieux qui permettait aux troupeaux de passer dans certaines saisons à travers champs, pâturant les chaumes, foulant et

1. Voir les vœux particuliers, à la suite du cahier de Paris, extra muros.

broutant les jeunes herbes: on l'appelait le droit de parcours. Comment ne pas s'enfermer dans la culture routinière et ne pas vider sa terre à la même époque que ses voisins devant une pareille menace d'invasion. « Pourquoi ne faites-vous pas plus de luzernes?» demandait Arthur Young en passant à Lunéville. « A cause du droit de parcours, lui répondait-on'.

De toutes les servitudes de la terre, la plus vexatoire était sans contredit le droit de chasse, plaisir exclusif de la noblesse dont les paysans payaient les frais. Le seigneur chassait sans scrupule à cheval sur les terres ensemencées 2; il franchissait les clôtures, pénétrait dans les vergers et les jardins, et, dans l'ardeur de la poursuite, ne respectait rien, n'ayant rien à redouter. Souvent en baillant un domaine à cens ou à ferme, il stipulait que les terres seraient ensemencées de manière à ce que le gibier trouvât partout sa pâture; il défendait d'arracher le chaume'; il plantait des remises sur les héritages de ses censitaires, même sans leur consentement. Le gibier était devenu le fléau de l'agriculture, rongeant les vignes jusqu'à la racine, » disait-on aux environs de Paris, comme le garde-chasse était la terreur des paysans 5.

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Le roi était le plus grand chasseur du royaume ou du moins le plus grand propriétaire de chasses. Partout où il y avait des capitaineries, le tiers état fut unanime pour en demander la suppression, comme « portant atteinte à la propriété, à la liberté, à la sûreté individuelle, et comme nuisible à la culture des terres, à la rénovation des bois . » En effet, dans la capitainerie, qui comprenait parfois plus de 100 000 arpents, se trouvaient englobés des champs, des bois particuliers, des villages entiers, asservis non plus à la glèbe, maix aux gardes-chasse et au gibier: « il y a des paroisses, disent les gens de Senlis, où il faut laisser jusqu'à 200 arpents sans culture à cause des dégâts. » C'est pourquoi ils réclament, et la modestie de leurs prétentions montre

1. Art. Young, t. II, p. 193. 2. Voir le Cahier de Calais.

3. Cahier de Péronne, art. 24. 4. Voir le cahier de Paris.

5. Cahier de Senlis. 6. Cahier de Paris.

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