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portiques furent construits entre les Invalides et la Seine, et 1422 exposants y apportèrent leurs produits. Cette solennité de l'année 1806, la seule de ce genre qui ait eu lieu sous l'Empire, éclipsa les précédentes et fournit justement à l'industrie l'occasion d'étaler ses richesses. Elles étaient nombreuses et variées, et Napoléon, à la pensée des progrès accomplis, put s'écrier avec une confiance qui était sincère : Le moment de la prospérité est venu, qui oserait en fixer les limites!? »

L'industrie puise ses inspirations à deux sources trèsdiverses, la science et l'art; l'une servant la production économique qu'elle rend plus rapide et plus variée; l'autre la production de luxe qui tire de lui, avec l'élégance et le bon goût, sa principale valeur.

La science, si l'on pouvait dans les temps passés l'appeler de ce nom, avait longtemps consisté dans la routine, dans la dextérité de l'ouvrier ou dans la tradition de certains procédés. C'était seulement, comme nous l'avons vu, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, que la science véritable, fortifiée elle-même et transformée par des méthodes plus rigoureuses, s'était hasardée sur le terrain de la manufacture. Mais, avant la Révolution, les corps de métiers, depuis la Révolution, les troubles politiques avaient paralysé sa bienfaisante influence. En 1791, Leblanc avait créé la première fabrique de soude artificielle; mais il avait été ruiné. En 1799, un ouvrier d'Essonne avait fait des essais pour fabriquer le papier à la mécanique; mais il avait dû porter sa découverte en Angleterre; et à cette même époque, il n'y avait encore en France qu'un fort petit nombre de métiers filant le coton à l'instar des mull-jenny de nos voisins. La paix intérieure, premier bienfait du Consulat, rendait possible cette pacifique révolution du travail, et allait enfin sceller l'union féconde de la science et de l'industrie, qui avait eu pour parrains Watt, en Angleterre, et Lavoisier, en France. C'est la pensée qui avait donné naissance à la Société d'encouragement.

1. Exposé de la situation de l'Empire en 1806.

En 1806, elle pouvait déjà s'applaudir des résultats obtenus; la chimie et la mécanique commençaient à opérer des prodiges.

La carrière avait été, comme nous venons de le dire, ouverte à la veille de la Révolution, par Leblanc, qui avait trouvé le moyen de fabriquer de toutes pièces la soude1, et avait fondé une usine. La difficulté des temps l'avait ruinée2; mais Leblanc, n'en doit pas moins être considéré comme le créateur de la grande industrie des produits chimiques 3.

Pendant la période consulaire et impériale, la chimie améliora la fabrication de l'acide nitrique et créa en quelque sorte celle des acides chlorhydrique et sulfurique, les trois principaux agents de l'industrie. Elle avait, en face de la guerre et sous l'aiguillon de la nécessité, repris avec quelque succès la préparation de la soude artificielle', imaginé celle du sel ammoniac, et, grâce à Thénard, celle du blanc de céruse; elle épurait l'alun, préparait le sulfate de fer et le sulfate de magnésie pour remplacer ces produits importés jadis par l'Espagne, la Sicile, l'Egypte, et l'Angleterre.

Seguin était parvenu, à l'aide d'une analyse méthodique, à abréger les procédés de la tannerie, qui alors pouvait à peine suffire à la fourniture des armées. Le maroquin était maintenant apprêté en France, et mieux apprêté, disait-on déjà, que dans le Levant. Le vinaigre de bois était fabriqué par Mollerat, à la suite des recherches de Vauquelin et de Fourcroy; l'alcool distillé par Édouard Adam avec une perfec

1. Par la décomposition, à l'aide de la craie et du charbon, du sulfate de soude que Leblanc obtenait en traitant le sel marin par l'acide sulfurique. 2. L'usine avait été fondée en 1787, à Saint-Denis, avec l'appui du duc d'Orléans. Elle fut mise sous séquestre à l'époque de la mort du duc; Leblanc ne la recouvra que plus tard et ne fit que languir jusqu'à sa mort (1806).

3. Chaptal avait déjà créé, avant la Révolution, à Montpellier, une grande fabrique de produits chimiques.

4. Fn 1806, cette fabrication commençait à reprendre; mais la plus grande quantité de soude nous venait encore par l'Espagne.

5. Voir le Moniteur de 1806, p. 1436, rapport sur l'exposition de 1806. 11 y avait à cette exposition les produits de deux fabriques de maroquin, celle de Choisi-le-Roi, établie la première, en 1797, et celle de Paris.

tion dont les anciennes méthodes étaient bien éloignées. La gélatine, extraite des os par Darcet, fournissait une colle de qualité supérieure. L'huile, épurée à l'aide de l'acide sulfurique, rendait possible l'emploi des lampes brillantes, mais délicates, de Carcel1. Le blanchiment au chlore, par la méthode Bertholléenne, selon l'expression du temps, allait permettre au manufacturier de ne plus laisser des mois entiers ses toiles exposées sur le pré; le même procédé était appliqué par Chaptal aux chiffons destinés à la fabrication du papier. Le charbon animal était utilisé pour épurer et pour blanchir.

La teinture, industrie toute chimique, avait fait de notables progrès. On s'était ingénié à remplacer les bois et les drogues exotiques que leur cherté rendait presque inabordables. On revenait au pastel et à la garance qu'on avait, après la découverte des Indes, presque entièrement abandonnés pour l'indigo et la cochenille, et une préparation plus habile en tirait de meilleurs produits. On faisait dans plusieurs fabriques du minium de qualité assez bonne et, en 1806, on espérait être bientôt affranchi pour cet objet du tribut payé à la Hollande et à l'Angleterre. On essayait de tout, même du camphre artificiel, pour échapper à la dépendance de l'étranger : l'industrie, à l'exemple de la politique, s'armait en guerre.

Si la mécanique avait eu de moins éclatants succès, c'est qu'elle ne s'était pas encore associé la vapeur qui devait lui communiquer la vie et en faire bientôt la souveraine de la grande industrie. On connaissait la machine à vapeur, mais elle n'avait pour ainsi dire pas encore pénétré dans les manufactures. Quand on introduisait des machines, il fallait des bras d'hommes ou des manéges pour les faire mouvoir: de là leur emploi très-limité. Cependant, un Anglais, que

1. A la même époque, Quinquet et Girard inventaient leurs lampes fondées sur les lois de l'hydrostatique.

2. Moniteur de 1806, p. 1511.

3. En 1810, il n'existait encore qu'une machine à haute pression et une quinzaine au plus de machines à basse pression, employées pour élever l'eau, etc. Le premier emploi d'un moteur à vapeur pour filature, à Mulhouse, date de 1812.

Chaptal était parvenu à fixer en France et qui avait établi son usine dans l'île des Cygnes, à proximité de Paris, Douglass avait exposé une série de machines à travailler la laine, carde brisoir, carde finissoir, métier de trente à soixante broches, etc., et le rapporteur rappelait qu'en l'espace de deux ans, Douglass en avait déjà vendu 340 à des drapiers français. Il avait même des imitateurs; l'un montrait une machine à tondre dont les forces1 étaient mues par une manivelle; l'autre une machine à lainer dont la rotation était continue. Dix-neuf fabricants en somme s'étaient présentés au concours de mécanique appliquée à la filature et au tissage. Les efforts étaient significatifs. Ici c'était un métier qu'on mettait en jeu en tournant simplement une roue; là un banc à broches qu'une femme et un enfant suffisaient à conduire; ailleurs une machine à lainer qui, avec deux ouvriers, faisaient le même travail que vingt ouvriers dans l'ancien système. Mais, ni les patrons ni les ouvriers n'étaient façonnés à ce genre de travail. Les machines ellesmêmes, encore grossières, se détraquaient facilement, et, toujours mues par des manoeuvres ou par des chevaux, étaient plutôt des outils compliqués que de véritables machines automatiques; la mécanique n'avait pas encore des avantages assez évidents pour s'imposer à la routine comme une nécessité.

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La plus belle invention de ce temps, en matière de tissage, celle de Jacquart, se heurta longtemps contre des difficultés de ce genre. C'était pourtant une amélioration considérable qui ouvrait un champ illimité aux fabrications de luxe. Jusque-là, on tissait les façonnés avec le métier å la tire, lá petite tire ou la grande tire, suivant la nature du dessin. Le métier à la grande tire, machine compliquée, nécessitiit, indépendamment des marches, tout un équipage de cordés ou semples, destinées à régler l'élévation et l'abaissement

1. Espèces de cisailles avec lesquelles on tondait le drap.

2. Parmi les mécaniciens récompensés figurent Leblanc, de Reims, pour la machine à tondre (il en avait déjà vendu 86); Mazeline, de Louviers pour une machine à lainer; Pouchet, de Rouen, pour un filoir continu; Albert, de Paris, pour une série de machines à filer; Calla, de Paris, item ; Scrive, de Lille, pour des cardes.

successif des divers groupes de fils de la chaîne ; à côté du tisserand qui dirigeait la navette, il fallait une ou plusieurs femmes qui, courbées sous le métier et suivant attentivement le travail de l'ouvrier, fissent mouvoir ces cordes, afin de soulever à propos les lames de lisses on les nommait les tireuses de lacs. Leur travail était pénible; il faisait obstacle à la rapidité du tissage, et la multitude des semples, qui augmentait à mesure que l'étoffe était plus façonnée, limitait les combinaisons du dessinateur.

Des perfectionnements avaient déjà été apportés à cette machine. Bouchon, Falcon, Vaucanson, Verzier s'y étaient appliqués1. Jacquart suivait leurs traces, et, s'inspirant d'abord de Verzier, il présenta à l'Exposition de 1801, un métier à huit marches, qui lui valut une médaille de bronze. Quelque temps après, l'invention d'une machine, très-imparfaite d'ailleurs, à fabriquer les filets, le désigna à l'attention de la Société d'encouragement et du ministre Carnot, qui le fit venir à Paris. Au Conservatoire des arts et métiers, où il fut établi, il vit le métier imaginé par Vaucanson, dont le modèle pourrissait dans un coin. Il l'étudia, comprit le parti qu'on pouvait tirer du tambour percé de trous par lequel l'ingénieux mécanicien avait eu la pensée de faire mouvoir les armatures des lisses 2, et, dès lors renonçant

1. Comme la plupart des inventions, celle de Jacquart s'est faite à la suite de découvertes successives qui lui avaient préparé la voie. Basile Bouchon, en 1725, avait imaginé les aiguilles à crochets et la griffe, et se servait de cartons qu'un ouvrier manoeuvrait avec la main à chaque duite. Falcon, en 1728, avait su placer les cartons sur un prisme quadrangulaire percé d'autant de trous que l'armure comprenait d'aiguilles. Vaucanson inventa le tambour percé de trous et muni d'un engrenage qui le faisait tourner automatiquement d'un cran à chaque coup de battant; mais il n'employait pas les cartons, et ses combinaisous étaient par là même très-bornées. Voir sur cette question le remarquable rapport de M. le général Poncelet sur l'Exposition universelle de 1851. Machines et outils appropriés aux arts textiles, p. 346 et suiv.

2. Le génie de M. Jacquart, disait le rapporteur de la Société d'encouragement, a saisi le point utile et a su l'employer avec avantage; ce qui est une preuve évidente qu'une machine abandonnée peut faire naître des idées neuves, lorsque les regards d'un véritable artiste savent y découvrir ce qui est bon et le metre à profit. » C'est la plus belle justification des dépenses qu'on a fait et qu'on fera encore pour le musée du Conservatoire. On peut voir dans ce musée les modèles en petit, exécutés par M. Marin, des métiers de Verzier, de Vaucanson et de Jacquart (en 1804).

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