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guerre éclata en effet, interrompant de nouveau le commerce et brisant l'espérance d'une durable prospérité qu'avaient fait concevoir les heureux débuts du Consulat, couronnés par la paix universelle.

Cette guerre fut plus longue et plus terrible que la première. Elle dura onze ans, sans trève ni relâche. De part et d'autre l'acharnement fut égal; il semblait que la lutte ne pût se terminer que par l'entière destruction de l'un des deux adversaires. L'Angleterre se fit le tyran des mers et prétendit interdire à toutes les nations le commerce maritime avec la France. Elle prodigua les millions pour nous susciter des ennemis sur le continent; pendant onze ans, elle imposa les plus lourds sacrifices à ses propriétaires, qu'elle surchargeait d'impôts, et à ses négociants, dont les marchandises invendues pourrissaient dans les ports d'Angleterre, et dont le crédit n'était soutenu que par des billets de banque avilis. Napoléon répondit à ces attaques avec l'énergie de son caractère, et usa de toute l'étendue de sa puissance pour mettre l'Angleterre au ban des nations, comme l'Angleterre cherchait à y meltre la France. Il voulut d'abord l'écraser sous les pieds de ses soldats et fit d'immenses préparatifs pour passer le détroit: le désastre de Trafalgar lui ferma à jamais la route des mers. C'est alors qu'il conçut la pensée de bloquer au milieu de l'océan les vaisseaux d'un ennemi qu'il ne pouvait saisir corps à corps, et de ruiner l'Angleterrre en fermant à ses négociants tous les marchés du continent. De traité de commerce, il n'en était plus question. Napoléon n'avait plus à cet égard les mêmes idées; eût-il signé la paix, il eût encore continué à proscrire les marchandises anglaises, pour arracher des mains de ces rivaux détestés le sceptre des mers1; c'est

heureuse qu'elle puisse être, ne réduira jamais le peuple français à fléchir devant ce peuple orgueilleux qui se fait un jeu de tout ce qui est sacré sur la terre, et qui, surtout depuis vingt ans, a pris en Europe un ascendant et une audace qui menacent l'existence de toutes les nations dans leur industrie et leur commerce, sources de la vie des États.» (Note écrite en 1803. - Corresp. de Napoléon, t. VIII, p. 619.)

1. « Quarante-huit heures après la paix avec l'Angleterre, je proscrirai los denrées étrangères et je promulguerai un acte de navigation qui ne per

justement ce qui eût rendu toute paix impossible. It voulait entraîner ses alliés et l'Europe entière dans ce système que sa vive imagination lui représentait comme le seul convenable à la dignité des puissances continentales, parce qu'il flattait mieux que tout autre ses propres passions.

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Quelque temps après la déclaration de guerre, il avait élevé les droits d'entrée sur les denrées coloniales, les toiles de fil et de coton, les mousselines et la mercerie. Après Austerlitz, débarrassé de ses ennemis du continent, il s'attacha tout entier à la ruine de ceux d'outre-mer. Le 22 février 1806, décret qui prohibe les toiles de coton et qui frappe les cotons en laine d'un droit de 60 francs par quintal; le mars, autre décret qui impose sur les denrées coloniales des taxes prohibitives: 200 francs sur le cacao, (les 100 kil.), 150 francs sur le café, 600 et même 800 francs sur le coton. Les exigences de la politique faisaient violence à tous les intérêts industriels. Tant que le législateur n'avait atteint que les produits manufacturés, il avait eu du moins l'approbation des fabricants de produits analogues en France; en frappant les matières premières, il ne faisait que des mécontents. Colbert, qui se proposait pour objet le commerce et non la guerre, avait, au contraire, toujours ouvert la frontière aux instruments de travail capables d'alimenter les fabriques.

Le décret du 4 mars fut converti en loi 2. Devant le Tribunat, les orateurs du Gouvernement alléguèrent l'intérêt du commerce, en faisant toutefois de singuliers aveux : « Il importe au gouvernement, disait l'un deux, de donner à ses alliés et à ses voisins l'exemple de la prohibition des mar

mettra l'entrée de nos ports qu'aux bâtiments français, construits avec du bois français, montés par un équipage aux deux tiers français. Le charbon même et les milords anglais ne pourront aborder que sous pavillon français. On criera beaucoup, parce que le commerce, en France, a un mauvais esprit, mais six ans après on sera dans la plus grande prospérité. » (4 mars 1806. (Opinions et discours de Napoléon au Conseil d'État, par le baron Pelet de la Lozère, p. 239.)

1. 21 juillet 1806. Au roi de Naples. «.... J'espère que.... vous m'aiderez puissamment à être maître de la Méditerranée, but principal et constant de ma politique. Mais il faut pour cela que les peuples payent beaucoup.... » (Corr. de Nap., t. XIII, p. 700.)

2. Loi du 30 avril 1806.

chandises anglaises. Ici, la politique a fait son devoir. Celui de la sollicitude de l'Empereur était plus difficile à remplir. Il fallait contrarier de longues habitudes, froisser des intérêts particuliers, conquérir l'opinion publique par la force de la nécessité. Ce n'est qu'après de profondes discussions au Conseil d'État, où ont été appelés des négociants, que Sa Majesté s'est déterminée pour l'essai de la prohibition et pour une élévation de tarif équivalent à la prohibition.

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Le Conseil d'État, en effet, avait été entendu; mais l'Empereur nous apprend que quand il parla de prohiber le coton manufacturé, on y pâlit. » Il n'en lança pas moins son décret, préludes de mesures bien autrement rigoureuses.

L'Angleterre venait de susciter à la France un nouvel ennemi. Napoléon l'écrasa à Iéna, et, de la capitale du vaincu, il répondit par le décret de Berlin (21 novembre 1806)1 au

1. Préambule du décret de Berlin:

Nous, empereur des Français, roi d'Italie, etc., considérant :

1° Que l'Angleterre n'admet point le droit des gens suivi universellement par tous les peupies civilisés;

2° Qu'elle répute ennemi tout individu appartenant à l'État ennemi et fait en conséquence prisonniers de guerre, non-seulement les équipages des vaisseaux armés en guerre, mais encore les équipages des vaisseaux de commerce et des navires marchands, et même les facteurs du commerce et les négociants qui voyagent pour les affaires de leur négoce;

3° Qu'elle étend aux bâtiments et marchandises du commerce et aux propriétés des particuliers le droit de conquête, qui ne peut s'appliquer qu'à ce qui appartient à l'état ennemi;

4° Qu'elle étend aux villes et aux ports de commerce non fortifiés, aux havres et aux embouchures des rivières, le droit de blocus qui, d'après la raison et l'usage de tous les peuples policés, n'est applicable qu'aux places fortes; qu'elle déclare bloquées des places devant lesquelles elle n'a pas même un seul bâtiment de guerre, quoique une place ne soit bloquée que quand elle est tellement investie qu'on ne puisse tenter de s'en approcher sans un danger imminent;

Qu'elle déclare même en état de blocus des lieux que toutes ses forces réunies seraient incapables de bloquer, des côtes entières et tout un empire;

5° Que cet abus monstrueux du droit de blocus n'a d'autre but que d'empêcher les communications entre les peuples, et d'élever le commerce et l'industrie de l'Angleterre sur la ruine de l'industrie et du commerce du continent;

6° Que tel étant le but évident de l'Angleterre, quiconque fait sur le continent le commerce des marchandises anglaises favorise par là ses desseins et s'en rend le complice;

7° Que cette conduite de l'Angleterre, digne en tout des premiers âges

blocus fictif des côtes de France. Ce décret mettait à leur tour les Iles britanniques en état de blocus, et en conséquence déclarait que tout commerce avec l'Angleterre était interdit, que toute marchandise provenant de fabriques anglaises ou de colonies anglaises serait confisquée, en quelque lieu qu'on pût la saisir, que toute lettre venue d'Angleterre ou destinée à l'Angleterre serait détruite, que tout anglais arrêté serait traité comme prisonnier de guerre, que tout bâtiment convaincu d'avoir touché aux côtes d'Angleterre ou aux colonies anglaises, ne serait, quelle que fût sa nationalité, reçu dans aucun port, et que, s'il y entrait sur une fausse déclaration, il serait considéré comme étant de bonne prise. Il devait être exécuté, non-seulement en France, mais dans les royaumes alliés de la France et dans les pays occupés par ses armes, c'est-à-dire dans toute la partie occidentale et centrale du continent européen. Car indépendamment de son vaste empire et de son royanme d'Italie, Napoléon tenait soumis à sa volonté par la crainte, la reconnaissance ou les liens de famille, l'Espagne, la Toscane, Rome, Naples, la Hollande, la haute Allemagne ; il avait le Danemark pour allié, et il venait de conquérir en six semaines toute la basse Allemagne.

Le décret de Berlin était donc une arme terrible, mais une arme à double tranchant qui n'atteignait l'Angleterre qu'en faisant de profondes blessures aux intérêts commerciaux du continent. Napoléon le sentait; mais il vou

de la barbarie, a profité à cette puissance au détriment de toutes les autres; 8° Qu'il est de droit naturel d'opposer à l'ennemi les armes dont il se sert et de le combattre de la même manière qu'il combat, lorsqu'il méconnaît toutes les idées de justice et tous les sentiments libéraux, résultat de la civilisation parmi les hommes :

Nous avons résolu d'appliquer à l'Angleterre les usages qu'elle a consacrés dans sa législation maritime.

Les dispositions du présent décret seront constamment considérées comme principe fondamental de l'Empire jusqu'à ce que l'Angleterre ait reconnu que le droit de la guerre est un et le même sur terre que sur mer; qu'il ne peut s'étendre ni aux propriétés privées, quelles qu'elles soient, ni à la personne des individus étrangers à la profession des armes, et que le droit de blocus doit être restreint aux places fortes réellement investies par des forces suffisantes.

Corresp. de Napoléon, t. XIII, p. 682 et 683.

lait à tout prix frapper son adversaire; et pour éviter les objections importunes de ses conseillers, il n'avait consulté personne. Nous avons mis les Iles britanniques en état de blocus, disait-il dans le message au Sénat qui accompagnait l'envoi du décret, et nous avons ordonné contre elles des dispositions qui répugnaient à notre cœur. Il nous en a coûté de faire dépendre les intérêts des particuliers de la querelle des rois, et de revenir, après tant d'années de civilisation, aux principes qui caractérisent la barbarie des premiers âges des nations; mais nous avons été contraint, pour le bien de nos peuples et de nos alliés, à opposer à l'ennemi commun les mêmes armes dont il se servait contre nous'.

L'exécution fut rigoureuse. Talleyrand reçut ordre d'expédier le décret aux souverains alliés, et tous se soumirent, ou parurent se soumettre. Lisbonne ouvrait son port aux navires anglais; une armée française marcha aussitôt sur Lisbonne, et Napoléon, maître du Portugal, le raya du nombre des États, pendant que son roi s'enfuyait au Brésil3. Quelques navires siciliens avaient touché à Civita-Vecchia; comme la Sicile était vassale de l'Angleterre, Napoléon les fit mettre sous le séquestre, et bientôt après enleva Rome au pape*. Brême, Hambourg, Lubeck regorgaient de marchandises anglaises; le jour même où il rendait le décret de

1. Message au Sénat, Berlin, 21 nov. 1806; Corresp. de Napoléon, t. XIII, p. 679. Il ajoutait : «<.... Et si l'ensemble de ces dispositions éloigne de quelque temps encore la paix générale, quelque court que soit ce retard, il paraîtra long à notre cœur. Mais nous sommes certain que nos peuples apprécieront la sagesse de nos motifs politiques.... ))- Dans ce message, l'Empereur demandait par anticipation la conscription de 1807, et ne doutait pas de « l'empressement » des conscrits. «< Et dans quel plus beau moment pourrions-nous appeler aux armes les jeunes Français? Ils auront à traverser, pour se rendre à leurs drapeaux, les capitales de nos ennemis. » 2. Voir Corresp. de Napoléon, 21 nov. 1806. Napoléon avait l'habitude de parler à ses alliés le langage du maître. Il voulait que le roi de Danemark diminuât l'effectif de son armée, et il donna ordre à Talleyrand de le lui insinuer : « Contre moi ce serait peu de chose, » écrit-il (21 nov. 1806); il faut lui montrer qu'aujourd'hui il n'a plus rien à craindre de la Prusse et de la Russie; «< mais que ou 5000 hommes sont suffisants, qu'il doit trouver sa garantie dans sa bonne conduite et dans l'amitié de la France. » 3. Traité du 27 oct. 1807 et expédition de Junot.

4. Voir Corresp. de Napoléon, t. XVI, p. 301.

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