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Berlin, Napoléon chargeait Mortier de s'emparer des villes hanséatiques, d'arrêter les Anglais, de faire transporter dans des magasins spéciaux les marchandises saisies, et il envoyait un officier d'état-major pour s'assurer de la prompte et stricte exécution de ses ordres'. Les Anglais subirent des pertes énormes, et le trésor de Napoléon s'enrichit de leurs dépouilles3.

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L'Empereur triomphait. « .... La guerre actuelle, disait-il aux représentants de la France, n'est que la guerre de l'indépendance du commerce; l'Europe le sait;» et il ajoutait : L'Angleterre, punie par la cause même qui a inspiré sa cruelle politique, voit ses marchandises repoussées par l'Europe entière, et ses vaisseaux, chargés d'immenses richesses, errants sur ces vastes mers où ils affectaient de régner par le monopole, cherchent en vain, depuis le détroit du Sund jusqu'à l'Hellespont, un port qui s'ouvre pour les recevoir 3.

Il jouissait du dommage causé à son ennemie et ne voyait pas encore les inextricables difficultés dans lesquelles il engageait sa propre politique. Jamais en effet il n'avait paru aussi puissant qu'après la signature du traité de Tilsitt. Toutes les grandes puissances de l'Europe avaient successivement senti le poids de ses armes. Qui voudrait désormais se mesurer sur terre avec le vainqueur d'Austerlitz, d'Iéna et de Friedland? La Russie lui donnait fraternellement la main; la Suède pliait; la Turquie elle-même entrait dans le concert continental*, et, sur mer, on pouvait déjà prévoir la possibilité d'une rupture entre l'Angleterre et les États-Unis. C'était le temps où lui échappait ce cri d'orgueil :

1. Corresp. de Napoléon, 21 nov. 1806.

2. « Je n'entends pas parler des marchandises anglaises qui ont été confisquées dans les villes hanséatiques; il est cependant temps d'en finir. Vous sentez que je ne veux rien perdre, je veux en tirer au moins 18 à 20 millions. » (Saint-Cloud.-—A M. Daru, 12 août 1807. Corresp. de Napoléon, t. XV, page 619.) 3. Exposé de la situation de l'Empire en 1807. · Corresp. de Napoléon, t. XV, p. 659 et 660.

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Il faut prévenir

4. Napoléon annonce au comte de Champagny que le sultan a prohibé les marchandises anglaises et demandé des draps chalons. les fabricants de Carcassonne et faire expédier par Trieste.» (Corresp. de Napoléon, t. XV, p. 85. année 1807.)

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Le moment de la prospérité est venu. Qui oserait en fixer les limites? >>

Si le décret de Berlin s'était appliqué à un petit Etat, il l'aurait infailliblement étouffé. Mais l'Empire français était alors un géant dont les bras s'étendaient de Dantzig à Bayonne, de Hambourg à Reggio, et qui, en élevant autour de ses frontières et de celles de ses vassaux une barrière qu'il réputait infranchissable, laissait encore pour débouché à ses fabriques un immense marché de plus de quatrevingt millions de consommateurs. Néanmoins les mauvaises lois produisent toujours de mauvais effets. Le système continental inauguré par le décret de Berlin fut préjudiciable à l'industrie française, qu'il jeta, hors de ses voies naturelles, dans des tentatives de production impossibles ou déraisonnables; il fut mortel au commerce, et doit être considéré en politique comme la plus grande faute de Napoléon.

Celui-ci désirait amener l'industrie française à s'alimenter exclusivement avec les produits du sol français et comptait désespérer le commerce anglais en rendant à jamais inutiles les denrées coloniales. Il allait jusqu'à déclarer officiellement par l'organe du Moniteur que le garde-meuble ne pouvait pas acheter d'étoffes dans lesquelles le coton entrait comme matière première. Cependant au même moment, il essayait la culture du cotonnier en Corse 2 et sur les bords du Rhône. C'était le temps des folles espérances. On se proposait de « rendre sous ce rapport la France indépendante de l'étranger3, et l'Empereur qui imposait de si grandes gênes à l'industrie de ses alliés sans se croire tenu à la réciprocité des égards, frappait d'une lourde taxe l'importation des cotons napolitains « pour encourager la culture en France'. » La culture n'était pas avantageuse, malgré le prix exorbitant de la matière. On se rejetait sur l'influence d'une mauvaise

1. Moniteur de l'année 1811, p. 116. 2. Corresp. de Napoléon, t. XVI, p. 256. 3. Moniteur de l'année 1811, p. 111.pour la culture du tabac dans les départements italiens celle-ci réussissait. Voir les déc. du 3 et du 17 oct. 1810.

4. Ibid., p. 125.

On accordait aussi des primes

saison et on attendait mieux de la suivante, tout en cherchant à remplacer le coton par une autre substance. Un inventeur indiquait la filasse du genêt, et on l'écoutait favorablement1. La chambre de commerce de Toulouse, s'associant à la pensée impériale, proposait trois prix pour quiconque pourrait remplacer des produits coloniaux par des produits indigènes, toutefois, ajoutait-elle avec raison, « sans rien ôter à la qualité des produits et sans rien ajouter à leur prix moyen ordinaire en temps de paix2» : les récompenses ne paraissent pas avoir été décernées.

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Il y eut néanmoins des progrès obtenus; ceux de la filature du lin, de la préparation de la garance, du pastel et du bleu de Prusse, sont principalement dus à cette politique3. Mais ce fut surtout vers la fabrication du sucre que se portèrent avec le plus de persévérance les encouragements de l'Empereur et les recherches des inventeurs. Le sucre valait alors 4 et même dans les deux dernières années, 6 francs la livre un prix si élevé était à lui seul un séduisant appåt. On essaya de tout, du miel, des chataignes, des poires, des pommes, du maïs, du mûrier, de l'érable, de la pomme de terre, des cerises, des prunes, des figues, du varech, du raisin, de la betterave". Le sucre de raisin, sirop noirâtre qui ne pouvait cristalliser, avait, à défaut d'autres produits, quelque succès; on stimula le zèle des fabricants en promet- · tant des primes, et plusieurs en obtinrent"; mais cette mélasse désagréable ne pouvait soutenir un seul instant la comparaison, et elle a disparu.

Le sucre de betterave a eu une meilleure fortune. On savait depuis plusieurs années que cette racine contenait du

1. Moniteur de l'année 1812, p. 912.

2. Moniteur de l'année 1808, p. 435.

3. Voir pour la garance, Moniteur de l'an XIII, p. 1317; pour le pastel, Moniteur de l'année 1807, p. 715; année 1811, p. 23, 117, 198, 316; année 1812, p. 183, 349, 599, 922; année 1813, p. 599. Voir aussi le déc. du 14 janv. 1813.

4. Voir Moniteur de 1811, p. 23, 85, 111, 154, 236, 250, 254, 554, année 1812, p. 32, 33, 354, 359, 869.

5. Décret du 22 août 1810; de 1810 à 1811 on fabriqua pour 2 millions de kilogrammes de sucre de raisin, et trois fabricants eurent la prime. Moniteur de 1811, p. 980.

sucre. Un chimiste de Berlin en avait extrait; une manufacture s'était même formée en Silésie. A Paris, le pharmacien de l'Empereur et Delessert, dans sa raffinerie de Passy, avaient fait des essais concluants. Les méthodes furent améliorées par les savants, et, en 1810, une première fabrique française fut installée par le sieur Scié, dans le département du Doubs. On présenta à l'Empereur plusieurs pains, les uns de sucre de canne, les autres de sucre de betterave; ils étaient tellement semblables qu'il ne les distingua pas : le succès était complet1. « Quel coup porté à cette nation si fière de son monopole et à ses colonies!» s'écriait le chimiste Barruel, en pensant à l'éternel ennemi que l'on poursuivait alors sous toutes les formes 2.

Plusieurs départements demandèrent aussitôt que le sucre de betterave fût admis à jouir des mêmes droits à la prime que le sucre de raisin. Napoléon fit plus. Il rendit un décret, ordonnant que 32 000 hectares, dont la répartition entre les départements devait être faite par le ministre, seraient mis en culture de betteraves pour servir à la fabrication du sucre indigène; que 32 000 autres hectares seraient de même affectés à la culture du pastel, que dix écoles expérimentales, six pour le sucre de betterave, quatre pour l'indigo de pastel, seraient créées, qu'un fonds d'un million serait employé à l'encouragement de ces industries nationales et qu'en conséquence, « à partir du 1er janvier 1813, le sucre et l'indigo des deux Indes, seraient prohibés et considérés comme marchandise de fabrication anglaise. » Moins d'un an après, il rendit un second décret, portant à 100 000 le nombre des hectares à cultiver en betteraves*; il affranchit de tout droit pour quatre ans le sucre indigène, et accorda divers priviléges aux manufacturiers.

1. Moniteur de l'année 1811, p. 32, 306 et 315.

2. Un savant qui ferait aujourd'hui une pareille découverte dirait probablement : « Quelle précieuse ressource pour l'humanité ! » 3. Déc. du 25 mars 1811. 4. Déc. du 15 janvier 1812. jours auparavant, Chaptal avait

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Moniteur de l'année 1811, p. 325. Moniteur de l'année 1812, p. 125. Quelques annoncé à l'Empereur que Delessert obtenait en grand, à Passy, de bon sucre de betterave bien cristallisé. Napoléon était parti aussitôt pour visiter la fabrique, et avait de sa main décoré Delessert.

Des fabriques s'élevèrent en effet sur divers points. Mais les événements de 1813 les surprirent au milieu de leurs premières opérations; fondées toutes sur les prévisions d'une vente à 6 francs la livre, elles succombèrent toutes1, ou pendant la dernière guerre de l'Empire ou au retour de la paix. L'invention subsista cependant. Exploitée plus tard dans des conditions meilleures, eile devait donner naissance à une des plus riches industries agricoles de la France.

Le commerce aussi avait été détourné de son cours naturel. On ne faisait d'expéditions par mer qu'avec les plus grands risques, devant la crainte des douaniers de Napoléon ou des croiseurs de l'Angleterre. Pour adresser les marchandises de Marseille à Constantinople, il fallait les envoyer, par roulage, sur Trieste et sur la Bosnie. La navigation du Rhin avait repris une activité depuis longtemps inusitée et on dut créer un grand port de sûreté à Cologne'; la guerre contraignait les marchands du dix-neuvième siècle à suivre les routes du moyen âge. « A Strasbourg, disait pompeusement le Moniteur, on est obligé de convenir qu'à aucune époque, depuis la Révolution, on n'y a fait autant d'affaires3.» Par les mêmes motifs, les foires de l'intérieur étaient brillantes, celle de Leipsig surtout, qui servait d'intermédiaire entre la France et la Russie. Mais en même temps, Nantes, Bordeaux, Marseille, déploraient la ruine de leur marine; Amsterdam, Hambourg exécraient la domination française. Le commerce était aléatoire; la contrebande y jouait un grand rôle, et souvent un décret venait tout à coup changer les conditions du marché et dérouter les calculs des négociants.

La violence appelle la violence. C'était par représailles contre les odieuses mesures des Anglais que le décret de

1. Crespel-Dellisse, auquel lə Corps legislatif a accordé (mars 1864) une pension viagère de 6000 fr., vi, comme les autres, sa fabrique, établie à Lille, anéantie. Mais peu de temps après (1816) il fut le premier à fonder une nouvelle fabrique, à Arras.

2. Moniteur, année 1811, p. 30.

3. Ib., 25 août 1808.

4. lb., 24 août 1808.

5. Armements de vaisseaux au port de Bordeaux, en 1784, 306; en 1793 50; en 1802, 224; en 1810, 29.

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