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Berlin avait été rendu. Par représailles contre le décret de Berlin, les Anglais à leur tour contraignirent tous les navires de commerce, neutres ou alliés, à toucher en Angleterre et à payer à la douane anglaise un droit sur leur chargement. Napoléon, justement indigné, répondit à cette nouvelle tyrannie par le décret de Milan. « Tout bâtiment, y disait-il, de quelque nation qu'il soit, qui aura souffert la visite d'un vaisseau anglais, ou se sera soumis à un voyage en Angleterre, ou aura payé une imposition quelconque au gouvernement anglais, est, par cela seul, déclaré dénationalisé, a perdu la garantie de son pavillon et est devenu propriété anglaise. » En conséquence, tout bâtiment qui subissait les exigences de l'amirauté anglaise, pouvait être pris par les vaisseaux de guerre ou par les corsaires français1. Et pour assurer l'effet de cette proscription, il encouragea

1. Palais royal de Milan, 17 décembre 1807.

Napoléon, Empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la Confédération du Rhin,

Vu les dispositions arrêtées par le Gouvernement britannique, en date du 11 novembre dernier, qui assujettissent les bâtiments des puissances neutres, amies et même alliées de l'Angleterre, non-seulement à une visite par les croiseurs anglais, mais à une station obligée en Angleterre et à une imposition arbitraire de tant pour 100 sur leur chargement qui doit être réglée par la législation anglaise;

Considérant que par ces actes le gouvernement anglais a dénationalisé les bâtiments de toutes les nations de l'Europe; qu'il n'est au pouvoir d'aucun gouvernement de transiger sur son indépendance et sur ses droits, tous les souverains de l'Europe étant solidaires de la souveraineté et de l'indépendance de leur pavillon; que si, par une faiblesse inexcusable et qui serait une tache ineffaçable aux yeux de la postérité, on laissait passer en principe et consacrer par l'usage une pareille tyrannie, les Anglais prendraient acte pour l'établir en droit, comme ils ont profité de la tolérance des gouvernements pour établir l'infâme principe que le pavillon ne couvre pas la marchandise, et pour donner à leur droit de blocus une extension arbitraire et attentatoire à la souveraineté de tous les Etats;

Nous avons décrété et décrétons ce qui suit:

Art. 1. Tout bâtiment, propriété anglaise;

Art. 2. Soit que lesdits bâtiments, ainsi dénationalisés par les mesures arbitraires du Gouvernement anglais, entrent dans nos ports ou dans ceux de nos alliés, soit qu'ils tombent au pouvoir de nos vaisseaux de guerre ou de nos corsaires, ils sont déclarés de bonne et valable prise;

Art. 3. Les Iles Britanniques sont déclarées en état de blocus sur mer comme sur terre;

Tout bâtiment, de quelque nation qu'il soit, quel que soit son chargement, expédié des ports d'Angleterre ou des colonies anglaises, ou allant en Angleterre ou dans les colonies anglaises, ou dans les pays occupés par les troupes

par de fortes primes la délation des matelots contre leur capitaine 1.

La situation du commerce devenait réellement intolérable. Napoléon s'en félicitait, car il pensait pouvoir anéantir son ennemi par l'anéantissement du commerce maritime. « Depuis Pétersbourg jusqu'à Bayonne, écrivait un ministre de Napoléon, qui voyait avec chagrin ces tristes excès, depuis le port de Cette jusqu'aux bouches du Cattaro, toute communication avec les consommateurs européens semblait interdite aux Anglais. Les côtes françaises étaient gardées par une double et triple ligne de douaniers2. >>

Et cependant il était loin d'atteindre son but. Depuis la reprise des hostilités jusqu'en 1807, le commerce de l'Angleterre, tout en se développant aux colonies, s'était amoindri en Europe. Depuis 1807, grâce à la violence faite au Portugal, grâce surtout à l'Espagne, et bientôt à la Russie, il grandit de nouveau. Dans l'intérieur même des douanes

anglaises, est de bonne prise, comme contrevenant au présent décret ; il sera capturé par nos vaisseaux de guerre ou par nos corsaires, et adjugé au capteur; Art. 6. Ces mesures, qui ne sont qu'une juste réciprocité pour le système barbare adopté par le Gouvernement anglais, qui assimile sa législation à celle d'Alger, cesseront d'avoir leur effet pour toutes les nations qui sauraient obliger le Gouvernement anglais à respecter leur pavillon. Elles continueront d'être en vigueur pendant tout le temps que ce gouvernement ne reviendra pas au principe du droit des gens qui règle les relations des États civilisés dans l'état de guerre. Les dispositions du présent décret seront abrogées et nulles par le fait dès que le Gouvernement anglais sera revenu aux principes du droit des gens, qui sont aussi ceux de la justice et de l'honneur;

Art. 5. Tous les ministres sont chargés de l'exécution du présent décret qui sera imprimé au Bulletin des lois.

1. « Vu nos décrets des 12 novembre et 17 décembre 1807,

« Art. 1er. Lorsqu'un bâtiment entrera dans un port de France ou des pays occupés par nos armées, tout homme de l'équipage ou passager qui déclarera au chef de la douane que ledit bâtiment vient d'Angleterre ou des colonies anglaises, ou des pays occupés par des troupes anglaises, ou qu'il a été visité par des vaisseaux anglais, recevra le tiers du produit net de la vente du navire et de sa cargaison, s'il est reconnu que sa déclaration est exacte. » (Décret du 11 janv. 1808.- Moniteur de 1808, p. 64.)

2. Mém. d'un ministre du Trésor, t. III, p. 114.

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3. L'Angleterre vendait à l'Espagne, en 1807, 2 millions de livres sterling, en 1809 9 millions, en 1811 11 millions. Le commerce total de l'Angleterre qui était de 47 millions en 1807, s'éleva à 56 en 1810. La guerre d'Amérique le réduisit fortement dans les années suivantes. Voir Force prod. des nations, par M. Ch. Dupin, t. I, 1re partie, p. 158 (Expos. univ. de 1851).

françaises, les mesures qui enchérissaient la marchandise, surexcitaient le désir du gain, et les ruses de l'intérêt privé se jouaient encore souvent des menaces de la puissance. Les Anglais avaient enveloppé l'Empire français de leurs entrepôts, à Héligoland, à Jersey, en Espagne, en Sardaigne, en Sicile, à Malte. Il est vrai que leurs magasins se trouvant encombrés, ils étaient obligés de vendre à bas prix, parfois même à perte; mais ils vendaient au comptant. Des contrebandiers se chargeaient, moyennant une prime de 40 à 50 pour 100, de tromper la vigilance des douanes, et, quand il y avait saisie, le dommage était pour eux ou pour le négociant français. C'était surtout par la basse Allemagne et par la Hollande que ces marchandises pénétraient; là, les contrebandiers trouvaient bon accueil dans la population et jusque dans les employés de la douane.

Napoléon s'en irritait; il insistait auprès de son frère Louis, roi de Hollande, afin qu'il exécutât plus strictement le décret de Berlin 2. Louis, épousant les intérêts de son peuple, se montrait mal disposé; il parut même songer un moment au projet impossible de se jeter dans les bras de l'Angleterre. Napoléon, dont la colère croissait avec la résistance, exigea la cession des provinces hollandaises jusqu'au Wahal, l'occupation des côtes de la Hollande par l'armée française; et presque aussitôt il envoya Oudinot avec des troupes. Louis abdiqua, en faveur de son fils. Napoléon déclara la Hollande réunie à la France (9 juillet 1810), et les lignes de douanes entre les deux pays supprimées à partir du 1er janvier 1811. Quelque temps après (3 décembre 1810), les villes hanséatiques, opposant une même résistance, devinrent à leur tour départements français, comme les États pontificaux l'étaient déjà devenus (occupés depuis 1809). L'Empire, démesurément grossi, s'étendit alors de la Baltique à Terracine; et formant, au lieu d'une nation compacte, un assemblage incohérent de peuples divers, porta

1. Mém. d'un ministre du Trésor, t. III, p. 289.

2. ((

Il faut que le décret sur le blocus soit exécuté en Hollande, s'ils ne veulent point s'attirer des marques de mon mécontentement.» (Paris, 24 août 1807, à M. de Champagny. - Corresp. de Napoléon, t. XV.)

ses ennemis dans ses flancs: c'était une des plus regrettables conséquences du blocus continental.

Cependant Napoléon avait en vain multiplié les précautions': la contrebande florissait toujours. Ne pouvant l'anéantir, il conçut la pensée de lui faire lui-même concurrence, et de payer les frais de la guerre contre l'Angleterre avec les profits du commerce anglais. C'était une pensée bizarre, immorale, contradictoire à ses propres principes. Mais qui aurait alors osé opposer les objections du bon sens aux bizarreries de cet esprit absolu et tout puissant? Les souverains eux-mêmes s'étudiaient à le flatter 2.

Il autorisa, par une loi (12 janvier 1810), l'entrée des marchandises prohibées, à l'exception de la bonneterie et des tissus de coton, qui proviendraient de prises faites par les corsaires. Jusque-là, les corsaires étaient tenus de laisser ces marchandises dans les entrepôts et de les réexporter à vil prix; il pouvait donc d'une manière spécieuse prendre pour prétexte l'intérêt de la course, « l'un des moyens les plus puissants de nuire à l'Angleterre. » Mais il demandait un droit de douane de 40 pour 100, c'est-à-dire un droit à peu près égal à celui de la contrebande; et comme on supposait avec raison que la plupart des corsaires n'avaient pas assez d'argent pour payer une si forte taxe, il leur permit de s'acquitter en nature. Il prenait encore pour prétexte un intérêt national, celui des manufactures qu'il ne fallait pas décourager par une introduction trop facile. Mais en réa

1. Loi du 7 sept. 1807 et déc. du 20 sept. 1809.

2. « Les commerçants de tous les pays se plaignaient sans doute de ce état de choses; mais, malgré la perturbation qu'il apportait en Europe dans le système général des échanges, Napoléon, du haut de sa dictature politique, semblait avoir confédéré l'orgueil de tous les cabinets et de toutes les industries locales contre la dictature commerciale du seul peuple qui lui résistât. A la vérité il dissimulait encore une intention que sa politique tenait en réserve, celle de s'approprier indirectement, aux dépens du continent, par ses licences, une part dans le monopole de l'Angleterre. » (Mém. d'un ministre du Trésor, t. III, p. 115.)

3. Loi du 12 janvier 1810, insérée au Bulletin des lois, 4e série, t. XII, page 5. Cette loi avait été présentée au Corps législatif dans la séance du 2 janv. Voir Moniteur de 1810, p. 9.

4. « Il était nécessaire d'imposer sur les marchandises admises dans la consommation un droit assez fort pour que la modicité de leur prix ne nuisît

lité les plus grands profits devaient être et furent pour le Trésor, qui se trouva possesseur d'une quantité considérable de marchandises et qui les vendit pour son compte particulier. Les corsaires n'auraient fourni qu'un revenu insuffisant. Aussi se montra-t-on très-facile sur la validité des certificats de provenance, chacun y trouvant son compte et les expéditeurs qui faisaient entrer ainsi avec bien moins de risques les produits anglais, et les employés dont plusieurs s'enrichirent en partageant les bénéfices de la fraude, et le gouvernement qui, satisfait de voir grossir la recette, fermait volontiers les yeux.

Il était logique de redoubler en même temps de rigueur contre la contrebande: il fallait que le commerce anglais passât par les mains du fisc ou ne passât pas du tout. Les marchandises introduites ainsi par la voie de la douane portèrent un plomb avec cette insertion: marchandises de prises. On rechercha tout ce qui circulait sans être revêtu du cachet officiel. Des visites furent faites partout chez les négociants et chez les marchands de détail, non-seulement dans l'Empire français, mais hors des limites de l'Empire. On prétendit que tous les dépôts placés à quatre journées de marche de la frontière française, avaient dû être faits en vue d'une introduction frauduleuse, et, contrairement à toutes les règles du droit public, on les confisqua sur le territoire de nos voisins et alliés. On fit des saisies très - importantes en Espagne, en Suisse, à Francfort, à Brême, à Lubeck, à Hambourg, à Stettin, à Dantzig, dans toute la Prusse : ce fut encore une abondante source de profits pour le Trésor 1.

La même année, les droits furent portés à 400 fr. sur le café et le sucre, à 1000 francs sur le cacao, à 2000 francs sur la muscade et la cannelle, à 800 francs sur les cotons d'Amérique, tandis que ceux du Levant importés par terre ne payaient que 200 francs, et l'on parvint ainsi

pas à nos manufactures. » Rapport de Collin de Sussy.— Moniteur de 1810, page 9.

1. M. Thiers, Hist. du Cons. et de l'Emp., 1. XXXVIII.

2. Déc. du 5 août 1810.

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