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à réduire considérablement la consommation 1. Mais cette réduction atteignait aussi le revenu des droits réunis. Napoléon imagina encore un moyen de sauvegarder les intérêts de son Trésor. Il vendit et vendit fort cher des licences, c'est-à-dire des autorisations officielles de transgresser les lois et de frauder la douane. Les bâtiments munis de licence purent, au taux de 50 pour 100 de la valeur des marchandises, introduire certains produits anglais, et même des produits pris à leur bord dans les ports de l'Angleterre, tels que bois, cotons, tabacs et autres matières premières, à condition d'exporter de France, au départ, une cargaison de produits français. Napoléon croyait protéger l'industrie nationale et lui faire oublier par là le scandale du trafic impérial. Il ne faisait que protéger un nouveau genre de fraude. Ses agents fermèrent les yeux sur la nature de la cargaison et partagèrent les énormes profits de ce commerce d'aventure 2.

Depuis longtemps, la règle générale pour les produits fabriqués de l'Angleterre était l'exclusion et la confiscation, et cette règle n'avait pas subi d'exception à l'égard des cotonnades. On ne la trouva pas assez sévère et on imagina le brûlement un décret fut rendu qui ordonnait d'anéantir par le feu tous les produits des fabriques anglaises importés sur le continent, et qui instituait, «jusqu'à la paix générale, des cours prévôtales des douanes pour juger du crime de contrebande3. » L'intérêt privé est féroce dans ses haines; les fabriques françaises poussèrent des cris de joie, et Napoléon, enivré par les félicitations et les adulations qui de toutes parts se précipitèrent au pied de son trône, put croire qu'il venait de faire réellement une œuvre nationale. « Ce décret, disait la Chambre de commerce de Tournai, est un coup de mort pour le commerce anglais; il répond au vœu de toutes les fabriques nationales". » « Qu'il est heureux pour les Français, s'écriait

1. De 33 millions de kilog. l'importation du sucre tomba, en dix ans, à 7 millions.

2. Mém. d'un ministre du Trésor. t. III, p. 290.

3. Décret du 18 octobre 1810. Voir Moniteur de l'année 1810, p. 1156. 4. Moniteur de l'année 1810, p. 1439.

de son côté Verviers, de vivre sous un gouvernement aussi prévoyant et à la fois aussi paternel que celui de l'immortel Napoléon.» « Votre Majesté a senti, écrivait Elbeuf, qu'en attendant le moment où l'on verra flotter l'aigle impérial sur la tour de Londres, il existait un moyen d'un succès infaillible pour livrer à une crise violente le colosse britannique, celui de l'attaquer dans la source de ses richesses et de l'appauvrir par l'encombrement de ses marchandises. Tout à coup, depuis les confins de la Méditerranée jusqu'au fond de la Baltique, s'élèvent des barrières qui font refluer sur leurs propres côtes les ballots anglais si justement proscrits. De toutes parts s'allument des feux vengeurs qui réduisent en cendres ces étoffes qu'une criminelle avidité avait osé introduire sur un sol qui les repousse; et c'est ainsi que, par un auto-da-fé général, ces fiers Bretons viennent expier sur le continent leurs forfaits mercantiles. Terreur salutaire qui seule pouvait assurer le succès de cette proscription! Mais, Sire, en portant le coup fatal au commerce britannique, il n'a pas échappé à Votre Majesté que ces mesures énergiques tendaient en même temps à ranimer l'industrie nationale et à vivifier les manufactures: résultat inappréciable d'un système qui a triomphé d'obstacles jusque-là regardés comme invincibles 2! »

1. Moniteur de l'année 1810, p. 1447.

2. Voici le texte complet de cette adresse :

« Depuis plus d'un siècle, l'Angleterre, cette implacable ennemie des peuples qui voulaient secouer le joug de son insatiable cupidité, ne cessait d'entretenir parmi les puissances du continent une division dont elle savait recueillir tout le fruit. La France seule pouvait mettre un frein à la politique astucieuse de ces insulaires et renverser leurs perfides machinations. Mais chaque fois qu'elle se montrait en état d'y parvenir, l'intrigue et la corruption la mettaient aux prises avec ses voisins, et ces guerres, toujours ruineuses pour les deux partis, ne devenaient profitables qu'au gouvernement machiavélique qui les avait provoquées. Pour détruire un ordre de choses aussi funeste qu'avilissant pour l'Europe entière, il ne fallait que lui faire ouvrir les yeux sur ses propres intérêts, la réunir dans une même pensée et la diriger contre l'ennemi commun. C'est dire ce qu'a fait Votre Majesté. Elle a senti qu'en attendant le moment où l'on verra.... .... jusque-là regardés comme invincibles. Nous aperçûmes ces grandes et bienfaisantes dispositions lorsqu'elle daigna nous honorer de sa présence; et en les voyant se réaliser d'une manière aussi complète, notre reconnaissance égale notre amour pour un souverain dont la prévoyante sollicitude ordonne et fait exécuter tout

En effet, les cours prévôtales fonctionnaient'. Dans toute l'Europe, les bûchers s'allumaient; on brûlait à Bayonne, à Nantes, à Anvers, à Perpignan; on brûlait à Civita Vecchia; on brûlait à Ratisbonne, à Leipsig, à Dantzig, à Koenigsberg, à Memel, et Napoléon se plaignait quand il apprenait que les Danois et les Russes se contentaient de la confiscation *.

Les manufacturiers se réjouissaient au moment où ce monstrueux échafaudage de proscriptions allait crouler sous son propre poids. Eux-mêmes ne tardèrent pas à se tourner du côté des mécontents quand ils virent Napoléon surcharger de droits ou proscrire les matières premières de leurs fabriques, comme le coton et l'indigo', et leur mécontentement s'accrut, quand la crise, s'étendant jusqu'à eux, arrêta la vente de leurs produits.

Cette crise avait eu son origine dans les spéculations hasardeuses auxquelles les licences, les saisies, les ventes pour le

ce qui peut concourir à l'avantage de ses peuples. » (Moniteur de l'année 1811, p. 5.)

Des adresses du même genre furent envoyées par Saint-Quentin, Strasbourg, Mons, Reims, Cologne, Courtrai, Ypres, le Havre, Yvetot, Gand, Carcassonne, Sainte-Marie-aux-Mines, Bolbec, Troyes, Liége, etc. (Voir Moniteur de déc. 1810 et de janv. 1811, passim). Le Conseil général des fabriques et manufactures avait donné l'exemple en envoyant au ministre de l'intérieur une adresse qui commençait en ces termes : « Le Conseil des fabriques et manufactures a l'honneur de vous exprimer la reconnaissance que leur inspirent les mesures prises par Sa Majesté pour l'annihilation des marchandises anglaises, mesures que tous les gouvernements de l'Europe se sont empressés d'adopter. Le Conseil croit être l'interprète des sentiments qui animent généralement tous les manufacturiers de la France, et il supplie Votre Excellence de mettre au pied du trône l'hommage de leur profond respect et des motifs d'espérance qui naissent du bienfait rendu à l'industrie française par le décret du 18 octobre.» (Moniteur de l'année 1810, p. 148.) Amiens se vante d'avoir, dans une pétition, réclamé le rétablissement de l'ordonnance de 1739 sur le brûlement et ajoute: « Vous avez réalisé nos vœux. » (Moniteur de 1811, p. 7.)

1. Voir le Moniteur de l'année 1811, p. 5, 7, 35, 39, 47, 51, 77, 79, 100, 161, 443, etc.— Le magistrat chargé d'installer les Cours prévotales à Hambourg les appela une « preuve de la sollicitude constante de Sa Majesté pour la prospérité du commerce de l'Empire. » Une pareille flatterie devait rencontrer peu d'écho à Hambourg. (Voir Moniteur de 1812, p. 451.)

2. Moniteur de l'année 1811, p. 35 et 63.

3. α.... Et, par une contradiction inexplicable, rendre aux produits de l'industrie anglaise, par ces taxes mêmes, plus d'avantages que la prohibition ne leur en faisait perdre. Mém. d'un min. du Trésor, t. III, p. 133.

compte du gouvernement avaient donné lieu1. La mauvaise récolte de 1811 diminuant, comme toujours, la somme des capitaux disponibles et resserrant le crédit, la fit éclater. Une importante maison de Lubeck dut se mettre en faillite, et, l'alarme une fois sonnée, banquiers et négociants tombèrent les uns après les autres, à Paris et sur les principales places de commerce, les uns, entraînés par le discrédit général, les autres profitant de la situation du marché pour excuser une déconfiture imminente. A Lyon, la moitié des métiers cessèrent tout à coup de battre; à Rouen, à SaintQuentin, à Lille, à Reims, les trois quarts des ouvriers se trouvèrent sans ouvrage2.

Napoléon essaya de tenir tête à l'orage. Il fit secrètement faire des achats de matières premières à Rouen, pour qu'on crût à une reprise des affaires; avancer à des manufacturiers d'Amiens le prix des salaires pour que leurs ouvriers ne restassent pas sur le pavé; commander des soieries à Lyon, des articles d'équipement militaire à Paris remèdes impuissants. Il en tenta un autre; malgré les représentations de Mollien, il fit des prêts aux manufacturiers: un million et demi d'abord, puis, une seconde fois, un million et demi en 1810. Plus on donnait, plus il arrivait de demandes au ministère, quelque secret que l'on apportât dans ces opérations. On repoussa beaucoup de pétitions; et cependant, au commencement de l'année 1812, on avait employé à ces secours une somme de 18 millions pris sur la caisse du domaine extraordinaire; à l'époque de la chute de l'Empire, la moitié de ces créances n'était pas encore recouvrée".

On commençait à raisonner économie politique et l'on murmurait. Napoléon, qui lisait les lettres des négociants", le savait. Avant de s'engager dans la lointaine campagne de Russie, il fit venir les délégués du commerce et leur parla

3. Ibidem.

1. Voir les Mém. d'un min. du Trésor, t. III, p. 291. 2. M. Thiers, Hist. du Cons. et de l'Emp., 1. XLI. 4. Mém. d'un min. du Trésor., VI, p. 309. - 5. Ibid., t. III, p. 297. 6. « Les lettres qui contenaient des offres, des demandes, des traites, etc., s'étaient accumulées dans les bureaux des postes de France, comme les marchandises saisies dans les bureaux des douanes. » (Ibid., III, p. 133.)

avec cette éloquente brusquerie qui déconcertait ses interlocuteurs: « Il ne connaît que son métier de soldat, répétez vous souvent, il n'entend rien au commerce, et il n'a personne autour de lui pour lui apprendre ce qu'il ignore. Ses mesures sont extravagantes et ont causé notre ruine actuelle.» Vous qui dites cela, c'est vous qui n'entendez rien au commerce et à l'industrie. Vous avez cru qu'on pouvait faire sa fortune en un jour comme on la fait quelquefois à la guerre en gagnant une bataille 1. » Il attribuait, avec quelque raison, la crise à la témérité des spéculateurs; mais sans songer que la spéculation elle-même avait trouvé son stimulant et son écueil dans les mesures du blocus continental, il ajoutait : « Je sais vos affaires mieux que vous ne savez les miennes. Quoique bien informé des détails, il se trompait dans son jugement d'ensemble, comme sera toujours exposé à se tromper un homme de génie qui, parlant du haut d'un trône, n'admet pas la réplique et prétend plutôt à convaincre les autres qu'à s'éclairer lui-même. L'expérience des faits seul instruit, mais trop tard, les souverains absolus qui s'obstinent dans un faux système : Napoléon était sur le point d'en recevoir une terrible leçon.

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Ce système continental qui l'avait conduit, pour son malheur et pour celui de la France, en Espagne, et qui y dévorait ses meilleures troupes, le poussait alors à lancer sur la Russie une formidable invasion de 400 000 hommes. Par condescendance pour le grand empereur dont Alexandre avait subi l'ascendant, la Russie s'était associée au plan du blocus, et Napoléon s'était quelque temps félicité de voir les soieries de Lyon approvisionner Saint-Pétersbourg 2. La Russie ne voulait pourtant pas courber la tête sous toutes les exigences de la France. Aussi, quand le czar, ayant recueilli les premiers fruits de la paix de Tilsitt3, comprit que la politique française l'arrêterait sur la route de Constantinople, il se montra moins docile et prit quelques mesures douanières désagréa

1. M. Thiers, Hist. du Cons. et de l'Emp. liv. XLI.

2. Moniteur du 24 août 1808. Voir aussi, même année, p. 901. 3. Conquête de la Finlande et de la Bessarabie.

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