Page images
PDF
EPUB

D

«

d'eux; ils gardaient pour eux l'ouvrage le meilleur, le travail de ville, envoyaient « les renards aux broussailles, c'est-à-dire dans les faubourgs et dans les campagnes voisines. Chez la mère, ils ne permettaient aux aspirants, ni de coucher dans la même chambre qu'eux, ni de s'asseoir à la même table, ni de danser à côté d'eux au bal. Ils exigeaient d'eux des services souvent humiliants. « Renard, cire mes bottes; renard, remplis mon verre, et il fallait que le renard obéit. Si un aspirant essayait de pénétrer dans l'assemblée des compagnons et de surprendre le secret de l'initiation, il était roué de coups et exclu à jamais. La vanité des distinctions et l'orgueil aristocratique n'étaient pas moins fortement empreints dans l'esprit des classes ouvrières que dans celui des classes nobles. La nature en a déposé dans toute âme humaine les germes qui portent leurs tristes fruits partout où la loi n'est pas assez forte ou assez vigilante pour défendre la liberté contre l'oppression. C'étaient là quelques-uns des mauvais côtés du compagnonage, et ce n'étaient pas ceux qui plaisaient le moins aux ouvriers.

Il y avait plusieurs associations de compagnonage, associations distinctes et rivales. Les Enfants de Salomon prétendaient être les plus anciens. Le fondateur de leur société, disaient-ils, était Hiram, architecte de Salomon, qui avait été assassiné dans le Temple par trois traîtres auxquels il refusait de livrer le secret du compagnonage. Ils ne comprenaient d'abord que des tailleurs de pierre, désignés plus particulièrement sous les noms de compagnons étrangers ou loups, et des-menusiers et serruriers, dits gavots ou compagnons du devoir de liberté. Dans la suite, des charpentiers, aspirants du père Soubise, mécontents des mauvais traitements qu'on leur faisait endurer, viorent s'affilier à leur société et formèrent un troisième corps, celui des Renards de liberté, nom qui rappelait leur origine. Les Enfants de Salomon avaient l'orgueil de leur prétendue ancienneté. Ils n'admettaient pas d'autres métiers à la participation de leurs mystères et ne comptaient par conséquent qu'un nombre restreint d'adhérents; mais, comme ils accueillaient indistinctement les ouvriers de toute religion, ils trouvaient à

se recruter en grande partie parmi les protestants du Midi.

Les Enfants de maître Jacques, au contraire, ne recevaient que des catholiques. Maître Jacques, suivant la tradition, était un collègue d'Hiram qui, après l'achèvement du Temple, était revenu dans la Provence, sa patrie. Maître Soubise, jaloux de son talent, voulut le faire tuer. Maître Jacques avait échappé une première fois aux assassins en se réfugiant dans un marais où des joncs l'avaient soutenu : c'est en mémoire de cet événement que les compagnons portent la canne de jonc. Il fut moins heureux la seconde fois. Surpris pendant qu'il faisait sa prière à Sainte-Baume, il périt. Ses compagnons recueillirent ses dernières paroles, l'enterrèrent avec le cérémonial qui s'observe depuis aux funérailles et mirent précieusement dans un coffre ses habits qu'ils se partagèrent, quand, après la destruction du Temple, il fallut se séparer aux tailleurs de pierre sa tunique, aux chapeliers son chapeau, etc. Quant au traître Soubise, il avait été se précipiter dans un puits. Les disciples de maître Jacques, qui se composaient d'abord de tailleurs de pierre, de menuisiers et de serruriers, restèrent fidèles au devoir que leur avait tracé le maître mourant et prirent le nom de compagnons du devoir, ou dévoirants1. Ils se montrèrent plus hospitaliers que les enfants de Salomon et ce sont eux qui, en 1789, comptaient 24 ou 25 métiers dans leur affiliation. Ils accueillirent même dans leur association des charpentiers, enfants du père Soubise, qui se disent dévoirants ou bons drilles.

La concorde était loin de régner dans le compagnonage. Les deux grandes associations étaient en guerre permanente; et, comme elles existaient dans les mêmes métiers, les occasions de lutte étaient fréquentes entre tailleurs de pierre, charpentiers, menuisiers et serruriers. Ils ne se toléraient réciproquement ni dans le même atelier ni dans la même ville, et la place restait aux plus forts. Ils se querel

1. Les menuisiers portent particulièrement ce nom; les gavots, leurs ennemis, les appellent dévorants.

2. Excepté à Paris, où tous les tailleurs de pierre travaillaient dans les

laient sur le mérite relatif des fondateurs imaginaires de leur société, se traitaient réciproquement d'ouvriers incapables, et le temps, accumulant les griefs, ne faisait qu'aviver des haines que fomentait encore une apparence d'intérêt personnel.

Il y avait dans le sein même du devoir de maître Jacques des querelles souvent sanglantes, et qui toutes naissaient des causes les plus futiles. Les charpentiers faisaient la guerre aux tanneurs parce que ceux-ci, plus jeunes qu'eux, il paraît, dans le devoir, portaient les rubans comme eux. Au dix-huitième siècle, un menuisier félon avait vendu aux toiliers le secret du devoir; plusieurs métiers et, entre autres, les menuisiers refusèrent constamment d'admettre ces derniers à cause de leur origine impure: de là des rixes. Ces rivalités, qui étaient le plus mauvais côté du compagnonage, entretenaient parmi des hommes sans éducation des habitudes sauvages.

Les ouvriers qui comprenaient mal les grands principes de la Révolution et qui voyaient le nouveau régime proscrire comme l'ancien leurs associations, sans chercher à les guider et à les éclairer, conservaient le compagnonage avec tous ses défauts, tel que le dix-huitième siècle le leur transmettait. Leurs réunions parurent déconcertées par le décret de la Constituante. Cependant il en subsistait encore des débris dans l'ombre; car c'est pendant la période révolutionnaire que paraissent avoir été initiés les maréchaux ferrants et les plâtriers1. Quand le travail reprit son activité, et que la société se reconstitua en faisant de larges emprunts aux institutions du passé, les ouvriers dont on ne s'occupait que dans un intérêt de simple police, n'hésitèrent pas à reformer de toutes pièces une institution du passé qui leur était chère, et le compagnonage refleurit.

Il continua à porter tous ses fruits, les mauvais comme les bons. Les distinctions aristocratiques restèrent aussi mar

mêmes chantiers, et où les enfants du père Soubise occupaient la rive droite, les compagnons de liberté la rive gauche.

1. En 1795 et en 1797. Voir M. Ag. Perdiguier, le Livre du Compagnonage.

quées que par le passé. Dans quelques métiers même elles devinrent plus profondes; ainsi les gavots, non contents d'avoir des aspirants et des compagnons, établirent encore, en 1804, une hiérarchie parmi les compagnons qu'ils classèrent en reçus, finis et initiés, les initiés seuls pouvant obtenir le titre de dignitaires. Les luttes ne furent ni moins fréquentes ni moins acharnées. En 1801, une rixe eut lieu à Nantes à propos de la fête patronale dans laquelle les tanneurs avaient déployé leurs couleurs; et malgré les mesures du préfet qui s'arma de la loi de 1791, les troubles recommencèrent l'année suivante. En 1804 et en 1806, la même ville était le théâtre de luttes sanglantes, la première fois entre les maréchaux ferrants et les forgerons qui ne voulaient pas les reconnaître pour leurs enfants, la seconde fois entre les menuisiers et les couvreurs qui entretenaient aussi une haine héréditaire 1.

Les cordonniers avaient autrefois fait partie du compagnonage; ils s'en étaient retirés au dix-septième siècle et ils désiraient y rentrer. Un dimanche de l'année 1808, un tanneur qui était attablé dans un cabaret avec trois cordonniers, se trouvant échauffé par le vin, leur révéla le secret du devoir. C'était un jour d'assemblée. Un des cordonniers se hasarde, pendant que ses camarades gardent le tanneur comme otage, se présente à l'assemblée, donne éxactement tous les signes de reconnaissance, est accueilli comme un frère; puis certain de posséder véritablement le secret, il initié à son tour les cordonniers, et bientôt le mystère est répandu dans toute la France. Les tanneurs l'apprennent. Indignés de cette trahison, ils se donnent de toutes parts rendez-vous à Angoulême où les cordonniers étaient en assez grand nombre et recevaient chaque jour des renforts. Là, s'engagea une bataille qui dura huit jours; il y eut des blessés et des morts. La troupe dut intervenir, et la justice, qui fut saisie de l'affaire, dut prononcer de nombreuses condamnations, quelques-unes à vingt ans de galères.

Ily eut des luttes plus pacifiques, mais non moins contraires

1. Voir M. Simon, le Compagnonage.

à l'esprit de liberté. En 1804, les gavots et les dévoirants étaient en lutte à Montpellier. Ils résolurent de jouer la ville, c'est-à-dire d'ouvrir un concours et d'abandonner le monopole de la place à celle des deux sociétés qui aurait remporté le prix. Les concurrents devaient en un temps fixé faire une chaire. Chaque parti appela ses meilleurs artistes. Le délai expiré, les dévoirants présentèrent une chaire faite sans colle ni chevilles; les gavots n'avaient pas terminé, mais leur travail inachevé était une œuvre d'art1. Chacun prétendit au prix et chanta sa victoire :

Compagnons, unissons nos voix;
Chantons, que l'écho retentisse;
Nous sommes encore une fois
Les vainqueurs, malgré l'injustice.
De maître Jacques les suppôts,
Ils ont tout fait, vous pouvez croire,
Pour arracher à nos gavots

Les palmes sacrées de la gloire".

Quelquefois le vaincu avouait sa défaite. En 1808, les serruriers jouèrent Marseille et proposèrent comme sujet de chef-d'œuvre une serrure. On tint enfermés les deux concurrents plusieurs mois. Les délais expirés, le dévoirant présenta une magnifique serrure; le gavot avait employé tout son temps à faire une collection d'outils parfaits, šans avoir même commencé la serrure. Les gavots quittèrent la place; mais ils soupçonnaient leur champion de s'être vendu à leurs ennemis et ils le poursuivirent de leur haine3.

Ces faits semblent appartenir à l'histoire d'un autre âge et montrent quels progrès avaient encore à faire les mœurs de la classe ouvrière pour se mettre en harmonie avec les nécessités de la société moderne.

La Révolution avait tracé, sans les exécuter, de pompeux et même d'imprudents programines pour l'amélioration du

1. Les ouvriers qui faisaient ces chefs-d'œuvre étaient plus que des ouvriers ordinaire. M. A. Perdiguier nous app. end que parmi les cinq qui ont travaillé à ces chaires, deux at devenus architectes, un médecin, un auteur, un s'est établi menuisier.

2. M. A. Perdiguier, Question vitale sur le Compagnonage, p. 11. 3. M. Simon, le Compagnonage.

« PreviousContinue »