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peuple. Le Consulat, préoccupé de fonder l'ordre dans la société, n'oublia pas les classes inférieures, foyer permanent d'agitation ; mais, plus modeste dans ses vues, il songea surtout à prévenir les désordres extérieurs, à subordonner les salariés, à organiser la distribution des secours, sans porter résolument le remède aux sources mêmes du mal. Ce n'est pas que Napoléon fût indifférent au sentiment des masses. Il tenait au contraire à se montrer soucieux de leur bonheur, et quand il rédigeait, du fond de la Pologne, l'exposé de la situation de l'Empire en 1806, il avait soin d'y insérer quelques mots à leur adresse: «Sa pensée a tout animé, écrivait-il; pendant qu'il visitait la tente du soldat dressée sur les neiges de la Lithuanie, son regard veillait en France sur la chaumière du pauvre, sur l'atelier du fabricant1. Mais, au commencement du dix-neuvième siècle, les esprits étaient fatigués de théories aventureuses et les idées, comme les intérêts, étaient tournées vers le repos: châtiment que l'enchaînement des faits se charge presque toujours d'infliger aux mouvements désordonnés ou prématurés de la politique. Les ouvriers n'étaient pas encore assez instruits pour discuter sérieusement leurs intérêts et les classes éclairées portaient ailleurs leur attention et leurs études. Napoléon obéit aux tendances de son temps.

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Pendant la période révolutionnaire, le mont-de-pieté de Paris, créé par Necker en 1777, avait cessé ses opérations2; puis les avait reprises afin de lutter contre les abus des prêteurs privés, « abus d'autant plus révoltants, disait un document contemporain, qu'ils naissent de la cupidité, de la mauvaise foi de la plupart de ceux qui s'y livrent, et dont le trésor public et les citoyens malaisés sont souvent la victime. Les abus avaient persisté; le défaut d'une bonne police, la ruine du crédit, la fièvre d'immoralité et de jouissances qui avait saisi la société sous le Directoire, devaient le faire prévoir.

A peine le Consulat fut-il établi, que le bureau des amé

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2. En l'an IV.

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3. En l'an v.

1. Voir Corresp. de Nap., t. XV. 4. Voir M. Blaize, des Monts-de-Piété et des Banques de prêt sur gage,

t. I, p. 183, édit. de 1856.

liorations dénonça dans un style emphatique les prêteurs sur gages. « Un abus existe au sein de ce département. La morale publique l'a attaqué, les négociants en ont sollicité la suppression, les pauvres l'ont dénoncé, l'autorité a essayé de le frapper; de toutes parts encore l'opinion le poursuit; il a étouffé la voix de la morale, du commerce et de l'indigence; il a bravé l'autorité, il a méprisé l'opinion publique. Tant d'audace vous annonce assez quel est cet ennemi public. Il n'est autre que les maisons de prêt, c'est-à-dire les maisons d'usure.... Des usuriers sont ceux qui, après avoir exigé pour sûreté de leur prêt une valeur supérieure au prêt même, se font payer et perçoivent, sans avoir couru, ni pouvoir courir jamais aucune espèce de risque, 50, 60, 72 et même 96 pour 1001. »

...

La question fut mise à l'étude. Un gouvernement, tel que celui du premier Consul, eût put prendre des mesures de police qu'il eût su faire exécuter. Il aima mieux supprimer les prêteurs que les surveiller et, sur le rapport de Regnault de Saint-Jean-d'Angely, fut rendue une loi' qui déclarait <qu'aucune maison de prêt sur nantissement ne pourrait être établie qu'au profit des pauvres et avec l'autorisation du gouvernement. » Ce ne fut assurément pas la plus regrettable des pertes qu'ait faites la liberté de l'industrie, mais elle constituait au moins une singulière anomalie. Car la loi du 16 pluviôse an XII subordonnait au bon plaisir de l'administration l'exercice habituel du prêt sur gage que le Code civil mettait au nombre des contrats licites3.

Le Directoire avait créé les bureaux de bienfaisance, et leur avait procuré quelques revenus. Le Consulat adopta cette utile institution, ne modifia que les détails incompatibles avec la nouvelle administration, et s'appliqua à augmenter leur budget en leur rendant les biens qui, avant 1789, avaient appartenu à des établissements de charité". Il

1. M. Blaize, des Monts-de-Piété, t. 1, p. 187.

2. Loi du 16-26 pluv. an xi1 (6 fév. 1804).-3. Code civil, art. 2071-2083. 4. Déc. du 12 juillet 1807. Bonaparte donnait lui-même, sur les fonds du budget; dans les moments critiques, il employait même pour secourir l'indigence des moyens qui ne sont plus de notre temps. « Il serait nécessaire

agit de même à l'égard des hôpitaux et des hospices 1, il facilita les donations 2; il appela à son aide les sœurs de charité. Il leur permit d'abord de réformer leurs congrégations avec l'assentiment du gouvernement; puis il les autorisa lui-même en termes plus explicites, leur permettant de contracter des vœux, de faire des novices, d'acquérir des biens et de recevoir des legs et des donations avec les mêmes priviléges d'enregistrement dont jouissaient les hôpitaux, à condition toutefois de faire approuver leurs statuts par décret impérial. La Révolution les avait dispersées en supprimant les congrégations religieuses; l'Empire eut la sagesse de comprendre que personne ne pouvait remplacer au chevet du pauvre malade le zèle de ces femmes dont la religion inspire le dévouement et pour lesquelles le sacrifice est un mobile non moins puissant que l'intérêt pour le commun des hommes. Il brava quelques préjugés, et rétablit des communautés qui ne sont pas une contradiction avec une société fondée sur le travail et la liberté, puisqu'elles exercent les travaux les plus méritoires de la charité et que, ne devant exiger que des voeux temporaires, de courte durée, quelquefois même n'en exigeant pas, elles n'enchaînent pas plus la liberté de l'individu devant la loi humaine que les contrats ordinaires de la vie civile.

En cherchant à soulager la misère, l'Empire se montra sévère contre la mendicité vagabonde qui couvre souvent le crime ou qui y conduit. L'Assemblée nationale et la Convention l'avaient également condamnée, et avaient ordonné qu'on enfermât les mendiants dans des maisons de répression ou même qu'on les transportât hors du royaume en cas

que vous ordonnassiez qu'indépendamment des 100 000 fr. que le ministre de l'intérieur donne par mois aux comités de bienfaisance, on y joignît 25 000 fr. d'extraordinaire pour distribuer du bois; et si le froid revenait, il faudrait, comme en 89, faire allumer du feu dans les églises et autres établissements pour chauffer beaucoup de monde. » Lettre de Bonaparte, écrite de Lyon le 20 janvier 1802.

1. En 1806, il leur donna 15 600 000 fr. de biens pour remplacer leurs domaines aliénés.

2. En 1806, 500 donations, autorisées par décrets, avaient atteint le chiffre de 2 300 000 fr.

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3 Déc. du 3 messidor an XII (22 juin 1804). - 4. Déc. du 18 fév. 1809.

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de récidive. L'Empire adopta les mêmes principes, avec quelques adoucissements. Le vagabondage fut puni de trois à six mois d'emprisonnement; la mendicité, dans les lieux où il existai un établissement de secours, encourut la même peine, laquelle, d'une part se réduisait à trois mois au plus dans les lieux où il n'existait pas d'établissement, mais d'autre part pouvait s'étendre jusqu'à deux ans quand le mendiant était arrêté hors de son canton1. Toutefois l'Empire pensa qu'avant de reprimer la mendicité comme un délit, il fallait lui offrir le travail comme un secours; » en décrétant l'interdiction absolue de la mendicité, il décréta aussi la création de dépôts de mendicité, maisons qui tenaient de l'hospice et de la prison, et dans lesquelles tous les mendiants, arrêtés sur la voie publique, seraient conduits et astreints au travail. Il attachait, comme il le disait lui-même, « une grande importance et une grande idée de gloire à détruire la mendicité. « Les fonds ne manquent pas, ajoutait-il en écrivant à son ministre; mais il me semble que tout cela marche lentement, et cependant les années se passent. Il ne faut pas passer sur cette terre, sans y laisser des traces qui recommandent notre mémoire à la postérité3. » Soixante-dix-sept dépôts de ce genre furent successivement établis dans soixante-dix-sept départements sur le modèle de celui de Villers-Cotterets, et pendant cinq années on fit une rude guerre au vagabondage, sans parvenir à le détruire. C'est que la mendicité et le vagabondage ne sont pas, comme on l'a trop souvent répété, des plaies que l'industrie a creusées au flanc de nos sociétés modernes. Ce sont des fléaux qui affligent toutes les sociétés, parce que dans tous les temps et dans tous les lieux il y a des êtres disgraciés de

1. Il eût semblé plus naturel d'assimiler dans ce cas le mendiant au vagabond. Voir Code pénal, livre III, tit. 1, § 2 et 3.

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2. Décret du 5 juillet 1808.

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3. Corresp. de Nap., t. XVI, p. 194. Dès l'année 1804, il s'occupait de cette question, et faisait cette critique qui peut s'adresser à la plupart des institutions de bienfaisance de la période révolutionnaire « On n'a rien fait encore pour le régime des prisons, parce que l'Assemblée constituante a voulu trop bien faire. Opinions de Napoléon au Conseil d'État, par le baron Pelet de la Lozère, p. 190.

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la nature qui ont horreur du travail, et qui, à une existence honorable gagnée par le labeur, préfèrent une vie précaire qu'ils mendient dans l'oisiveté, comme d'autres la dérobent par le vol. Il n'y a pas plus de sociétés parfaites qu'il n'y a d'êtres parfaits sur cette terre.

Une industrie développée ne peut que solliciter un plus grand nombre d'hommes à devenir actifs en leur offrant un emploi lucratif de leurs forces. Si au milieu d'une société qui prospère on remarque les mendiants, c'est principalement parce que la misère contraste davantage avec la richesse. Le moyen âge avait eu ses mendiants; le seizième siècle en avait été infesté, et nous avons vu qu'ils étaient encore un des fléaux de l'ancienne monarchie au dix-huitième siècle. La Révolution n'avait pas dû en amoindrir le nombre. Les vagabonds n'avaient profité ni de l'accession plus facile à la propriété, ni, de la liberté du travail, et la fermeture des ateliers les avaient nécessairement multipliés. Mais ce n'était pas l'industrie, c'était le défaut d'industrie qu'il fallait alors accuser.

La Révolution et l'Empire, qui honoraient le travail, se montrèrent en conséquence ennemis du vagabondage. Prirent-ils contre lui les meilleures mesures? Non; car les dépôts de mendicité servirent à des emprisonnements arbitraires. Ils devinrent des écoles de débauche et de vol, et le peu de travail qu'ils produisirent excita les réclamations de l'industrie libre, à laquelle ils faisaient une concurrence déloyale, l'État supportant tous les frais d'entretien des prisonniers.

Pour réduire le domaine du vagabondage, il fallait chercher à élever le niveau moral des classes inférieures. La réouverture des églises était un bien. Mais dans les villes et même dans un grand nombre de villages, la génération qui avait été élevée sous la République, qui avait acheté les biens nationaux et confondu souvent dans une même haine les prêtres et les émigrés, était peu disposée à écouter les conseils et à accepter la direction du clergé. C'était en l'instruisant qu'il fallait lui apprendre à se diriger elle-même ou à choisir sa direction. L'instruction est la garantie de la liberté; comme telle, l'instruction primaire était le complé

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