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à propos des bouchers de Paris : « Les corporations sont utiles en tant qu'elles offrent des garanties de fortune, de moralité, de probité; toute corporation tend, en général, à mériter, comme à obtenir une réputation recommandable1. »

Les plus modérés voulaient, sinon les maîtrises, au moins le syndicat2, et, si ces idées n'avaient qu'un médiocre succès parmi les manufacturiers, elles réussissaient davantage dans la petite industrie et parmi les ouvriers. Un économiste, qui ne manquait ni de talent ni de dévouement à la science, mais qui déplorait les tendances et exagérait les misères de la société moderne, le comte de Villeneuve - Bargemont terminait son Économie politique chrétienne par cette conclusion, où le désir malheureux d'un retour au passé se mêlait à de judicieuses vues d'avenir: L'institution de corporations d'ouvriers, qui, sans gêner l'industrie et sans avoir les fâcheuses conséquences des anciennes maîtrises et jurandes, favoriserait l'esprit d'association et de secours mutuels, donnerait des garanties d'instruction et de bonne conduite, et remplacerait la déplorable institution du compagnonage". »

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Diverses professions du bâtiment avaient d'elles-mêmes rétabli, avec l'autorisation du préfet de police, des chambres syndicales; plusieurs entrepreneurs demandèrent qu'une loi consacrât ces chambres, leur donnât une juridiction légale et une autorité plus haute. Les ouvriers tonneliers de la Râpée pétitionnèrent aussi pour être organisés en société et pour avoir le monopole du déchargement des vins et liqueurs sur le port de Bercy, comme leurs camarades l'avaient à l'entrepôt. Les deux fois, la Chambre, pour des motifs divers, passa à l'ordre du jour; et, malgré la complaisance avec laquelle le gouvernement faisait parader, dans certaines solennités, les restes des corporations ouvrières, comme les

1. Moniteur de 1826, p. 723.

2. Voir entre autres Benoiston de Châteauneuf, Recherches sur les consommations de la ville de Paris.

3. Tomé III, p. 156.- Le livre ne fut publié qu'après la révolution de Juillet, mais l'auteur avait été préfet pendant toute la Restauration et il appartient à cette période par ses idées.

4. Moniteur de 1829, p. 501.

5. Moniteur de 1823, p. 184.

forts de la halle et les porteurs de charbon 1, la liberté industrielle resta inébranlée. Elle avait jeté de profondes racines, et l'opinion publique ne permit pas plus le rétablissement des corps de métiers que celui des droits féodaux.

L'histoire de la Banque de France est un exemple de la disposition générale du gouvernement à l'égard des institutions impériales. Les régents n'avaient jamais été favorables à la loi de 1806, qui non-seulement leur avait imposé le joug administratif, mais avait diminué de moitié leurs bénéfices. Comme ils avaient traversé, sans l'assistance du gouvernement, la crise dans laquelle le gouvernement lui-même avait deux fois péri, ils croyaient avoir le droit de s'affranchir de sa tutelle. Dès 1814, ils avaient proposé à ce sujet, un projet de loi, que le retour de l'île d'Elbe empêcha seul de discuter. Ils continuèrent à gémir de leur servitude, fermèrent leurs succursales, applaudirent à la création de banques départementales à Rouen, à Nantes, à Bordeaux, et présentèrent, en 1818, un nouveau projet, qui fut discuté à la Chambre des pairs, mais qu'un changement de ministère fit retirer au moment où il allait être soumis à la Chambre des députés. Cependant la Banque, qui ne trouvait pas dans le commerce désorganisé un emploi suffisant de ses capitaux, prêtait au gouvernement 152 millions en deux ans, faisait des avances aux souscripteurs de

1. Le baptême du duc de Bordeaux fut la principale occasion de ces solennités. Il y eut des banquets et des bals pour les charbonniers, pour les forts, pour les dames de la halle, etc. Le préfet de police et le préfet de la Seine parurent au banquet des forts, qui eut lieu au grenier d'abondance. Un maire y parla avec éloge de la « bonne conduite de ce corps. Au banquet des charbonniers furent chantées des chansons qui avaient été composées par un chevalier de Piis, employé de la préfecture et chansonnier fécond; ces chansons prouvent combien peu les fonctionnaires officieux comprenaient l'esprit et même le langage des classes ouvrières. En voici un couplet : Mardi dernier un f'seur d'micmac

D'nous, sans s'vanter, a r'çu son sac,
Y'aisément cela se peut croire;

Tous les malins qu'en f'ront autant,
Auront tout d'même leux comptant,
Et les cocos

Verront za nos tricots

Qu'j'ons un cœur blanc sous not' casaq' noire.

2. 7 mai 1817, 11 mars 1818, 23 nov. 1818.

3. 55 millions en 1815, 97 millions en 1816.

rentes nouvelles, et passait un traité avec l'État, par lequel elle se chargeait du payement des rentes à partir du 22 mars 1818. Aux services qu'il retirait de la Banque, le gouvernement comprit l'importance d'un pareil établissement pour le crédit public, et le danger qu'il y aurait à en laisser la direction suprême à d'autres qu'à lui-même. Il ne songea plus à réformer la loi de 1806; et, le 6 avril 1820, au moment où allaient expirer les cinq années de la régence de M. Laffitte, il nomma, en vertu de cette même loi, le duc de Gaëte gouverneur de la Banque de France.

La Banque sortit de sa situation provisoire, non pas pour entrer dans la voie qu'eussent désirée les actionnaires, mais pour reprendre celle qu'elle avait suivie sous l'Empire. Dès lors, dans les comptes-rendus, on parla moins « de la propriété des actionnaires, » et plus, « de l'intérêt général1. »

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On avait agi de même à l'égard des classes ouvrières. Pendant quelque temps on avait laissé dormir la loi du 22 germinal an XI. Mais la préfecture de police ne tarda pas à remettre en vigueur toutes les dispositions de cette loi', à exiger le livret3, à faire revivre les règlements des marchés, à ériger les facteurs de la halle en percepteurs de l'octroit, à combattre les coalitions, qu'elle qualifiait de « manœuvre coupable, tendant à faire cesser les travaux, dans le but de se procurer une augmentation de salaires, » et à ordonner, à la suite d'une grêve, que tout patron occupant des ouvriers charpentiers fit savoir dans les vingt-quatre heures leurs noms, surnoms et demeures. La police administrative restait fidèle à ses traditions".

Ces traditions, fondées sur quelques textes assez vagues des décrets de la Constituante pour les municipalités, et sur

1. Voir les comptes-rendus annuels de la Banque de France.

2. Ord. de pol. du 25 mars 1818.

4. Ord. de pol. du 18 juin 1823.

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3. Ord. de pol. du 21 déc. 1816. 5. Ord. de pol. du 18 juin 1822. 6. Une modification fut apportée à l'article 17 de la loi du 22 germinal an XI, par la loi du 28 juillet 1824, qui, au lieu de la réclusion (art. 142 du Code pénal), appliqua contre ceux qui mettaient faussement sur une marchandise le nom d'un fabricant, la peine d'un an de prison et d'une amende (art. 423 du Code pénal).

7. Décret du 14 déc. 1789, loi du 16-24 août 1790, titre XI, loi du 19-22 juillet 1791, titre I.

la loi plus précise du 28 pluviôse an VIII pour le département de la Seine, étaient, nous le savons, celles d'une tutelle vigilante qui, limitant l'activité individuelle jusque dans les moindres détails de la vie, risquait souvent de violer le principe de la liberté du travail au profit du bon ordre. Ainsi, la police municipale prit le droit de régler l'heure à laquelle les cafés devaient être ouverts et fermés, de déterminer les jeux qu'elle jugeait sans inconvénient d'y laisser jouer, d'accorder des autorisations aux voitures publiques, et de restreindre le nombre de ces autorisations, d'interdire à toute voiture non munie de permission spéciale de séjourner pour prendre ou déposer des voyageurs, d'arrêter qu'il ne serait vendu de viande que dans la halle à la boucherie, de décider que les blés et farines, arrivant dans la ville ou dans les faubourgs, ne pourraient être mis en vente qu'aux greniers publics, de défendre la vente des toiles dans les auberges et autres lieux étrangers à ce commerce, ou simplement le dépôt de marchandises destinées au marché, de punir toute personne qui irait sur la route au-devant des marchandises et qui les achèterait. Les municipalités purent même obliger les ouvriers du port à se faire nommer et commissionner par elle1, et, par suite, imposer aux étrangers et aux habitants la loi de n'employer, à défaut de leur domestique ou de leurs ouvriers, que des personnes commissionnées. Elles purent, le jour de la fête communale, défendre aux habitants de faire danser dans leur maison2. Elles interposèrent ainsi leur autorité, pour un motif ou un autre, dans une foule de cas.

Il est nécessaire que les communes aient une police, et que le maire soit armé d'une grande autorité pour protéger l'ordre public et la sûreté des personnes : une bonne police est un des bienfaits de la civilisation. Mais, dans un État constitué, comme la France depuis 1789, sur le principe de la liberté individuelle, la police municipale doit avoir pour règle l'intérêt de tous, limité par le droit de chacun. Elle

1. Ord. de pol. du 21 déc. 1816.

2. Voir arrêt de la Cour de cassation du 1er août 1823.

doit renfermer rigoureusement son action dans un cercle tracé par la loi, et ne jamais porter atteinte à la propriété ou au travail, sans y être chaque fois autorisée d'une manière toute spéciale et par une nécessité évidente. Qui l'autorisait à exclure des industries de voiturier, de portefaix, tous ceux auxquels il ne lui plaisait pas d'accorder sa faveur, de rendre obligatoire le lieu, le mode, l'heure des ventes au marché, et de transformer une commodité du commerce en une servitude? Le désir de mettre de l'ordre apparent, sans s'inquiéter des activités qu'on détourne ainsi de leur voie, et des services dont on prive la société, en un mot, le désir de faire, comme aurait dit Bastiat, un peu de bien qu'on voit, sans souci pour tout le mal qu'on ne voit pas.

Les administrateurs, manquant d'une ligne de démarcation précise, empiétaient quelquefois, par zèle, sur le domaine de la liberté individuelle. La Cour de cassation consacrait ces usurpations par sa jurisprudence', et établissait même en principe que les règlements antérieurs à 1789, tant qu'ils n'étaient pas en opposition directe avec les lois nouvelles, obligeaient encore les habitants 2. Quelquefois cependant elle se perdait elle-même dans les obscurités où elle s'était engagée, et se retractait : c'est ainsi qu'après avoir longtemps soutenu que les communes avaient le droit d'accorder à certains individus le monopole de la vidange des fosses, elle a reconnu enfin que cette industrie était libre et ne pouvait former l'objet d'un privilége exclusif3.

Nous avons déjà dit comment devaient se produire naturellement ces fâcheuses conséquences du système de réglémentation rétabli par le Consulat. Par esprit de domination ou par désir de faire eux-mêmes le bien tel qu'ils le comprennent, les administrateurs sont portés à réglementer, et les administrés eux-mêmes sont disposés à invoquer la

1. Voir, entre autres, les arrêts du 11 juin 1818, 10 av. 1819, 12 av. 1822, 1er août 1823.

2. Voir, entre autres, les arrêts du 29 avril 1831, 19 janvier 1837.

3. Voir les arrêts du 20 pluviôse an XII, du 24 août 1815, du 27 décembre 1832, qui donnent raison aux communes, suivis des arrêts du 18 janvier 1838 et du 28 juin 1839, qui leur donnent tort.

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