Page images
PDF
EPUB
[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]

1

Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, l'agriculture était en progrès. On était déjà loin du temps où la Bruyère traçait en quelques lignes ce sombre portrait du paysan qu'on a peut-être tort de citer comme la représentation tout à fait exacte de la réalité, mais qui était certainement, au dix-septième siècle, l'expression fidèle du dédain de la société polie pour le peuple des campagnes. Quesnay avait proclamé, exagéré même l'importance de la terre dont il faisait la source unique de toute richesse, et des disciples dociles propageaient, par leurs livres, par leurs journaux 1, par la conversation, la doctrine du maître qui, dans l'entresol de Versailles, n'avait rendu ses oracles que pour un petit groupe d'initiés. Rousseau avait exalté le sentiment de la nature et puissamment contribué à réveiller le goût des plaisirs rustiques. Les champs étaient à la mode dans les salons; Florian écrivait ses pastorales et la reine pressait le laitage dans sa bergerie de Trianon. Toute frivole qu'est par ellemême la mode, elle a l'avantage, quand elle s'applique à une idée juste, de la populariser rapidement, et il est rare alors qu'elle ne produise pas quelques bons effets. Le marquis de Turbilly cultivait et expérimentait; le duc de Choiseul, relégué dans sa terre de Chanteloup, s'appliquait à avoir une belle vacherie et de beaux moutons; la Rochefoucauld, dont la vie entière devait être un tissu de bienfaits, répandait autour de lui, sur ses fermiers et sur les villageois de Liancourt,

1. Le Journal d'Agriculture, commerce et finances, commença à paraît re en 1765, sous la direction de Dupont (de Nemours).

l'instruction, le travail et l'aisance. Bremontier commençait à fixer les dunes de Gascogne par des semis de pins; Parmentier s'appliquait à vaincre le préjugé des Français contre la pomme de terre.

Enfin les guerres avaient été plus rares, moins coûteuses, moins sanglantes sous le règne de Louis XV que sous celui du grand roi, et, malgré les humiliantes défaites qui avaient terni notre réputation militaire et détruit notre empire colonial, la France n'avait pas été épuisée d'hommes comme au temps où nous luttions contre toute l'Europe pour placer un prince français sur le trône d'Espagne. Depuis le premier traité de Paris, la paix régnait sur le continent, sans que l'intervention de Louis XVI dans la lutte des colonies américaines contre l'Angleterre l'eût altérée; cette intervention au contraire, bien que lourde à nos finances, avait relevé l'honneur de notre marine et stimulé l'activité de notre commerce. Aussi l'agriculture avait-elle profité du long repos que lui laissait la politique, et du caprice de la mode qui la favorisait; la production avait augmenté, le prix des denrées et le taux des salaires s'étaient élevés 1.

Un écrivain de la seconde moitié du dix-huitième siècle parlait de son temps où le goût de l'agriculture semble être à sa dernière période, » et, tout en applaudissant à ce changement des esprits, il craignait déjà l'excès: « Peut-être, disait-il, a-t-on pendant un temps poussé trop loin les choses à cet égard par la préférence marquée qu'on semblait donner aux manufactures. Cet abus ne subsiste heureusement plus. Puisse-t-il, par une suite du génie de la nation, ne pas s'établir trop exclusivement en faveur de l'agriculture 2 ! »

Il ne faut pas toutefois se faire une idée exagérée de notre prospérité agricole à la fin du dix-huitième siècle. Il y avait progrès, mais on était parti de si bas et on avançait si lentement, qu'il restait encore un nombre pour ainsi dire infini

1. Young conjecture que cette élévation pouvait être de 20 p. 100 depuis 25 ans. Voyages en France, t. II, p. 263.

2. Tableau de la province de Touraine depuis 1762 jusques et y compris 1766. Publié dans les Annales de la soc. d'agr., des sc., arts, etc., du dép. d'Indre-et-Loire, année 1862, p. 234.

de misères à alléger et d'améliorations à introduire. Un Français, soit indifférence ou routine, pouvait ne pas apercevoir la profondeur du mal. Mais l'œil exercé d'un étranger intelligent ne s'y trompait pas, et, en présence du témoignage d'Arthur Young, l'homme qui a le mieux vu et le plus sérieusement étudié la France agricole au siècle dernier, il ne faudrait pas vanter outre mesure la richesse de nos cultures. Sans doute, on rencontrait, comme aujourd'hui, quelques provinces privilégiées, celles du Nord par exemple, qu'un fermier anglais, au dire d'Young lui-même, aurait visitées avec profit; mais la plupart du temps, les terres étaient mal tenues, même dans les régions naturellement fertiles comme le pays de Caux et la Beauce; les jachères laissaient stérile le tiers du sol labourable; un assolement grossier qui consistait à faire pousser sur le terrain reposé du froment la première année, de l'orge ou de l'avoine la seconde, pour le laisser ensuite se reposer de nouveau, ne permettait d'obtenir qu'un produit faible et peu varié. Les propriétaires et surtout les grands propriétaires à qui il appartient de donner l'exemple et de perfectionner les méthodes par leur science et par leurs capitaux, ne résidaient guère dans leurs domaines; ils étaient prodigues à la cour, trop économes dans leurs châteaux, et s'occupaient, il paraît, beaucoup plus de lièvres et de sangliers que de moissons et d'assolements. Les fermiers étaient pour la plupart pauvres; simples métayers dans les trois quarts de la France, ils étaient obligés, ici d'emprunter du grain pour subsister jusqu'à la moisson, là de vivre de châtaignes, et ils habitaient de misérables chaumières dont les fenêtres n'avaient pas toujours de vitres. Arthur Young que ce dénûment choque à chaque pas, fait observer avec justesse que « cette pauvreté frappe à sa racine la prospérité nationale, la consommation du pauvre étant d'une bien autre importance que celle du riche. Y a-t-il apparence, ajoute-t-il, qu'un pays soit florissant quand la préoccupation principale est d'éviter la consommation des objets manufacturés 1? »

1. Arthur Young, Voyages en France, t. I, p. 31,

32.

Non, sans doute; mais, au commencement du siècle, la consommation et la richesse avaient été moindres encore dans les campagnes, moindres dans les villes; et quelque loin qu'on fût de la diffusion générale du bien-être en 1786, il serait injuste de méconnaître le mouvement qui commençait à pousser dans des voies meilleures l'agriculture et le commerce.

La construction des grandes routes n'était pas étrangère 'à ce changement. Le moyen âge en avait été réduit aux anciennes voies romaines que Beaumanoir appelait encore pompeusement les chemins de Jules César, mais que le temps avait effondrées et dont l'incurie des hommes n'avait pas toujours permis de réparer les ruines: c'était une conséquence nécessaire du morcellement féodal. La royauté avait été elle-même trop longtemps distraite par les luttes politiques pour s'occuper des intérêts d'un autre ordre; et, malgré quelques tentatives de Sully, Louis XIV, dans une ordonnance de 1664, pouvait se plaindre encore de son temps que « le mauvais état des chemins empêchât notablement le transport des marchandises. » Il essaya d'y pourvoir et fit construire des routes somptueuses qui excitaient l'admiration de Mme de Sévigné, mais qui étaient encore en fort petit nombre. C'est seulement au dix-huitième siècle, lorsque le contrôleur général Orry se fut sérieusement appliqué à cette tâche, surtout lorsque Trudaine et Perronet furent chargés de ce service et eurent organisé le corps des ponts et chaussées, que les diverses provinces du royaume se couvrirent d'un vaste réseau de grandes routes.

Le travail ne fut achevé qu'au dix-neuvième siècle, mais il était déjà assez avancé sous le règne de Louis XVI pour que le commerce en ressentît l'influence salutaire. Le roulage avait été rendu plus prompt et plus facile; les messageries avaient pris sur presque tous les points la place des anciens coches, et Turgot, dont le court ministère a laissé dans presque toutes les branches de notre organisation économique le souvenir d'une bonne pensée ou d'une entreprise généreuse, avait contribué à accélérer leur service. Sans doute, on n'en était encore ni aux chemins de fer ni même

aux malles-postes. La rapidité des Turgotines qui, ne respectant pas le repos du dimanche, scandalisaient alors les dévots, ferait sourire les hommes de nos jours: on allait de Paris à Bordeaux en cinq jours, à Lille en deux jours huit heures, à Lyon, partie par terre, partie par eau, en six jours; et de grandes villes, comme Toulouse, n'avaient qu'un service par semaine. Mais, en pareille matière, le progrès est tout relatif, et certes ce progrès paraît incontestable quand on se reporte par la pensée à ces coches d'eau dont VertVert nous montre la peinture grotesque, mais fidèle.

Il est impossible de marquer en chiffres précis le mouvement général du commerce d'une nation, surtout à une époque où la statistique ne fournit à nos appréciations aucun élément certain de calcul; mais on peut affirmer que là où la richesse s'accroît et où les routes s'améliorent, les échanges doivent se multiplier. Le commerce extérieur qui n'est que la moindre partie de cette activité en peut donner une idée, mais une idée incomplète. Arthur Young, comparant la France au commencement et à la fin du siècle, évaluait notre commerce à 171 millions de livres environ pour l'année, 1720, et, vers 1786, à 655 millions, chiffre probablement inférieur à la réalité 1, et il ajoutait que le commerce français avait presque doublé depuis la paix de 1763. Il est loin de porter un témoignage aussi satisfaisant sur notre agriculture.

Ce savant agronome, dont on doit toujours suivre de près les ingénieuses observations sans être tenu d'adopter les jugements parfois empreints de partialité, pensait qu'en France on avait, depuis le temps de Colbert, sacrifié les solides ri

1. Arthur Young, Voyages en France, t. II, p. 373. Le commerce extérieur lui-même est très-diversement évalué par les auteurs contemporains. Arnould, dans la Balance du commerce (t. III, tableau 1), évalue le commerce de la France à 176 millions en 1716, et à 804 millions en 1787. Necker, en 1784, donnait seulement 530 millions, mais il calculait une moyenne des dernières années qui avaient précédé la guerre d'Amérique, et il n'y comprenait que les provinces soumises aux douanes. (Administ. des fin., t. II, p. 115 et suiv.) Chaptal donne, pour 1787, 1075 millions, en comptant pour 304 millions le commerce des colonies. (De l'Ind. française, t. I, p. 134.) En prenant les chiffres d'Arthur Young pour cette même année 1787, on arrive, avec les colonies, à un total de 928 millions.

« PreviousContinue »