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un projet qui, comme le disait le baron de Saint-Cricq, dans l'exposé des motifs, avait pour but de protéger et pour cela d'encourager par de forts droits sur les produits du dehors, de défendre même par des prohibitions toutes les exploitations du sol, tous les efforts de l'industrie. >> Vouloir protéger tout, c'eût été ne rien protéger.

Néanmoins, la Chambre, trouvant le projet insuffisant, le refondit. Le rapporteur de la commission était Bourienne. Celui-ci professait comme principe économique que le peuple le plus riche était toujours celui qui exportait le plus et qui importait le moins. » Il en développait les conséquences par des arguments que l'Assemblée eùt sans doute moins approuvés, si eile eût été plus désintéressée. « Les lois de douanes, disait-il, en favorisant et en satisfaisant un grand nombre d'intérêts généraux, blessent quelques intérêts particuliers; mais c'est un mal inévitable, et lorsqu'il est bien démontré qu'une mesure est utile au grand nombre, il faut la prendre. Dans les sociétés humaines, tout se résout par des majorités. Le marchand en général repousse les droits qui diminuent ses profits. Forcé de s'adresser à l'industrie intérieure, il gagnera peut-être moins, mais le pays y gagnera plus. Tout ce qu'un peuple consomme est un élément d'aisance et de prospérité nationales; tout ce qu'il consomme par échange est encore favorable; tout ce qu'il achète avec de l'argent pour sa consommation, l'appauvrit. »

Les vieilles erreurs de la balance du commerce étaient encore vivaces. Mais il était au moins singulier d'invoquer l'intérêt général, quand les objets frappés de droits étaient de ceux que tout le monde consomme, quand on faisait enchérir le sucre, la viande et le fer au profit de trois catégories de producteurs. Le comte de Laborde ne craignit pas de le leur reprocher. « La loi que vous allez rendre, dit-il, est essentiellement privilégiaire; c'est une prime que toute la France va payer aux colons, aux maîtres de forges, aux nourrisseurs de bestiaux de la Normandie. » En effet, la loi du 27 juillet 1822 portait principalement sur ces trois points.

La loi du 28 avril 1816 avait mis sur les sucres étrangers

une taxe supérieure de 33 pour 100 à celle des sucres de nos colonies grande faveur, qui en peu d'années doubla le chiffre des importations coloniales et permit, en 1821, à nos planteurs de placer en France 50 millions de kilogrammes de sucre, tandis que les étrangers n'en vendaient que 2 600 000 kilogrammes. Cependant, les planteurs se trouvaient gênés par cette concurrence; ils obtinrent que la surtaxe fût élevée à 50 pour 100. Les intéressés auraient voulu plus encore. Ils tombèrent de Charybde en Scylla; car, si les sucres étrangers ne vinrent plus, le sucre de betterave, sollicité par les hauts prix, les remplaça et disputa bientôt le marché aux produits des Antilles.

Les bœufs entraient en franchise sous l'Empire; ils avaient été soumis au droit modéré de 3 francs à partir de 1816, et ils continuaient à entrer. Les éleveurs réclamèrent et le ministre dut proposer, dans son projet, de décupler la taxe sur les bœufs gras. C'était énorme, surtout dans un pays où « la viande est un objet de luxe pour les classes inférieures,» comme disait un député. La Chambre ne le jugeait pas ainsi; elle demanda beaucoup plus et finit par obtenir 50 francs. En même temps, malgré le ministère, elle augmenta les taxes d'entrée sur les laines, sur les suifs, sur les viandes fraîches et salées.

Les maîtres de forges déclaraient le droit de 165 fr. tout à fait insuffisant, et le directeur général, soutenant leurs prétentions, annonçait avec effroi que l'importation des fontes s'était élevée, en six ans, de 800 000 kilogrammes à 7 000 000. « C'était, ajoutait-il, un avertissement pour l'administration1. » Le droit sur les fers à la houille fut porté à 275 fr., représentant 120 pour 100 de la valeur des marchandises anglaises qu'on voulait écarter. On réussit; car la production du gros fer doubla, et l'importation anglaise devint presque nulle. Mais le fer qui, sous Louis XVI, valait 350 fr. monta à 650 fr. la tonne. C'était un triste progrès. Encore les forges ne recueillirent-elles pas le profit de ce lourd impôt prélevé sur l'industrie nationale. « Nous faisions quelques bénéfices, di

1. Voir le Moniteur de 1822, p. 940.

sait en 1828 un propriétaire d'usine, quand nous vendions à 450 fr., et nous perdons aujourd'hui en vendant à 500 fr.; la cause en est qu'en 1819 la banne de charbon revenait à 18 fr. 05 c., tandis qu'elle revient à 37 fr. 50 c. » L'avantage restait aux propriétaires fonciers.

Les plus clairvoyants ou les moins engagés dans les intérêts prohibitionnistes commençaient à entrevoir le danger du système. Ternaux le signalait : « L'Espagne, disait-il, a répondu par une prohibition de nos produits manufacturés à l'impôt mis sur les laines, et le ralentissement de la draperie a fait baisser les laines françaises 1. » Plusieurs s'étonnaient qu'une matière première, telle que la fonte, fût pour ainsi dire proscrite, et le comte de Laborde s'indignait, aunom du progrès industriel, qu'il eût fallu payer 7000 fr. de droit pour introduire à Saint-Etienne une machine à vapeur3. Mais les prohibitionnistes montraient en perspective, au moindre relâchement des rigueurs, le marché français envahi, nos ateliers fermés, nos ouvriers sans travail, et obtenaient sans peine un vote favorable, en évoquant le fantôme de la ruine et de la misère universelles pour rétorquer l'argument de leurs adversaires en faveur des consommateurs".

Même après la loi de 1822, ils réclamaient encore. La droite trouvait que le ministère n'avait pas assez fait pour l'agriculture et pour le commerce. Elle provoqua, en 1823, la création d'un comité d'enquête qui devait s'attacher surtout à rechercher si les objets étrangers, importés en France, y sont d'une nécessité indispensable comme matière première 5. »

1. Moniteur de 1822, p. 939.

2. Entre autres, Duvergier de Hauranne et Laîné.

3. Moniteur de 1822, p. 939 et 940.

4. Laissez entrer les tissus de coton, les draps, les faïences, les fers, les fontes, les sucres et une foule d'autres articles que vous ne pouvez encore fabriquer ou produire au prix de nos voisins, la conséquence immédiate sera la ruine de vos colonies, de vos manufactures, la misère de deux millions d'ouvriers, l'exportation rapide de votre numéraire et la diminution plus rapide encore de vos contributions. » (Discours de Bourienne, rapporteur, en réponse à Labbey de Pompières. - Moniteur de 1822, p. 902.) 5. Moniteur de 1823, séance du 15 mars, p. 310. Le ministère posa la

Vivement attaqué à ce sujet par le comte de Vaublanc, ancien ministre, le baron de Saint-Cricq, qui, depuis le commencement de la Restauration, occupait le poste de directeur général des douaneş, se défendit par une lettre insérée au Moniteur, professant hautement la doctrine protectionniste2, qu'il avait, disait-il, défendue avant M. de Vaublanc, mais déclarant que pour la rendre pratique il fallait se garder de la pousser à l'extrême, et rappelant les faveurs dont le gouvernement avait comblé les agriculteurs et les manufacturiers, trop oublieux des services passés. Cette lettre peut être regardée comme le manifeste de l'administration douanière durant cette période : « Depuis la Restauration, disait le baron de Saint-Cricq, les lois de douanes se sont appliquées constamment à concilier, dans la vue d'une protection commune, les intérêts souvent opposés, toujours distincts, de l'agriculture, de l'industrie et du commerce.... Je demanderai à l'agriculture si ce n'est pas à ces lois qu'elle doit et les taxes d'importation qui la protégent contre un nombre infini de produits étrangers, tels que les blés, les bestiaux, les laines, les garances, les chanvres, les lins, les houblons, que le système constant des tarifs antérieurs était d'attirer par une entière immunité, et les franchises d'exportation qui ouvrent un facile écoulement à des produits que les lois anciennes ne s'étaient jamais appliquées qu'à retenir? Je demanderai à notre industrie manufacturière si ce n'est pas dans ces mêmes lois qu'elle a trouvé et le maintien des garanties que le travail national avait précédemment obtenues et les garanties nouvelles sans lesquelles nos forges, nos fabriques de faulx, de limes, de céruse, de minium, de zinc et de cuivre laminés, et beaucoup d'autres encore, seraient loin du haut degré de prospérité

question d'Etat, déclarant qu'il serait dangereux que la Chambre empiétât sur les attributions de la puissance exécutive, et la proposition fut rejetée : la droite murmura. C'est à ce propos que furent publiés les premiers tableaux du commerce extérieur; l'attaque eut au moins de ce côté un bon résultat.

1. Du Commerce de la France en 1820 et 1821, brochure.

2. « Il n'est pas de bon tarif pour la France que celui qui réserve aux Français le plus de travail possible. »

auquel elles sont parvenues? Je demanderai enfin au commerce maritime si ce n'est pas grâce à ces lois, et je ne craindrai pas d'ajouter, grâce à leur libérale application, qu'il a pu donner l'essor à ses armements, protégés pour la première fois par des droits différentiels, gradués suivant le pavillon et la longueur de la course, entreprendre avec sécurité des spéculations lointaines, que les taxes postérieures à l'entreprise ont constamment respectées, jouir, quant aux entrepôts, au transit, au cabotage, et même au règlement des droits, de toutes les franchises, de toutes les facilités, de toutes les exceptions rigoureusement compatibles avec l'accomplissement des lois générales et de la sûreté des perceptions1? >>

Les intéressés ne se payèrent pas du souvenir de bienfaits qu'ils avaient pour la plupart escomptés. Ils en voulurent et ils en arrachèrent d'autres, d'abord par des ordonnances; puis, sous Charles X, par la loi du 17 mai 1826 qui diminua les droits d'exportation, et aggrava encore dans une proportion considérable les droits d'entrée sur la plupart des produits agricoles. Les laines brutes étrangères, par exemple, qui payaient 10 fr. au tarif de la loi de 1820, avaient été imposées par ordonnance à 30 fr. en 1823, à 40 en 1824, et la loi de 1826 sanctionna cette dernière taxe : c'était en quelque sorte exclure entièrement les importateurs de nos marchés ruraux. Autre aggravation sur les bœufs qui, maigres ou gras, payèrent 50 fr.; même droit pour les chevaux. Sur les couvertures de laine, l'acier fondu, les cordages, les plumes à écrire et d'autres articles, les taxes furent doublées. Elles furent quadruplées sur la plupart des tissus de fil. Des surtaxes nombreuses furent imposées sur les marchandises importées par navires étrangers; des primes d'exportation accordées aux manufacturiers 2.

La loi de 1826 compléta le système restrictif de la Restauration. Quelques-uns de ses plus habiles défenseurs, le comte de Villèle entre autres, le considéraient « comme un

1. Moniteur de 1823, p. 155.

2. Voir le Moniteur de 1826, p. 177 et 807.

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