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moyen temporaire, mais indispensable, offert à la production française, de se mettre autant que la nature des choses le permet, en équilibre avec la production étrangère. » Mais ces prohibitions temporaires, loin de tendre à disparaître, devaient fatalement se multiplier, s'aggraver, se consolider. Le gouvernement était plus sage que les partis. Toutefois, s'il avait sur ces questions plus de lumières que la Chambre, parce qu'il était moins aveuglé par des intérêts particuliers, il n'avait ni des convictions assez fortes ni une puissance assez indépendante pour résister victorieusement: peu de ministres auraient consenti à jouer leur portefeuille sur une question de douanes, surtout avec tant de chances de perte. Le gouvernement se contentait donc de modérer les ardeurs inconsidérées des protectionnistes, tout en se proclamant ouvertement le défenseur du système. De temps à autre, il faisait entendre à la tribune quelque avertissement, comme le baron Louis en 1814. Le baron de Saint-Cricq lui-même, dans l'exposé des motifs de la loi du 28 avril 1816, s'était exprimé avec beaucoup de mesure : « Nous aurions moins de progrès à faire, disait-il, si une trop longue interruption dans nos relations commerciales n'eût constitué une prohibition à l'abri de laquelle on a pu négliger, sans danger, des moyens de perfectionnement qu'une heureuse rivalité n'aurait pas manqué de développer.... » Pour admettre cette rivalité, « nous avons dû, ajoutait-il, attendre que le temps et les progrès d'une opinion qui s'éclaire tous les jours davantage aient résolu cette grande question. » Malheureusement, c'était hors du palais Bourbon que les lumières se faisaient peu à peu; dans l'Assemblée, l'événement prouva que d'ordinaire les intérêts s'obstinent et ne s'éclairent pas. Ainsi le veut la nature humaine. Ouvrez la porte du privilége, la foule s'y précipitera, et on s'y étouffera bien longtemps avant de comprendre que l'on eût été plus à l'aise en plein air que dans une enceinte réservée, mais où tout le monde a voulu entrer.

Cet encombrement finissait par devenir gênant pour les protectionnistes eux-mêmes, qui étaient obligés de rudoyer les trop nombreux prétendants, et d'invoquer contre eux la

théorie du salut public. « Ne sait-on pas, disaient-ils, que les sociétés ne subsistent et ne prospèrent que par les sacrifices individuels1? » Ils vantaient, et avec raison, la prospérité industrielle de la France sous le gouvernement des Bourbons 2; mais c'était à tort qu'ils en rapportaient l'honneur aux taxes prohibitives. Ils ne comprenaient pas que, sous de bonnes comme sous de mauvaises lois, une société peut se développer, quand elle a en elle de puissantes causes de vitalité, et qu'en pareil cas, les détails de l'administration qu'il ne faut pourtant jamais dédaigner, facilitent ou retardent le progrès, mais sans l'étouffer. Or la France du dixneuvième siècle était animée par deux principes supérieurs qui la faisaient alors grandir, malgré les obstacles: la science et la liberté.

A l'extérieur, le système prohibitif devait nécessairement amener, comme à l'époque de la lutte de Colbert contre les Hollandais, des mécontentements, et par suite des représailles et des capitulations. La Restauration céda d'abord devant les menaces des États-Unis, et signa la convention de 1822, qui établissait entre les deux marines le principe de la réciprocité; puis elle céda devant l'Angleterre, et bientôt elle traita sur pied d'égalité avec les États-Unis 5.

Le spectacle de la richesse croissante, non-seulement en France, mais dans la plupart des États de l'Europe, où la

1. Rapport de M. Fouquier-Long, Moniteur de 1826, p. 406.

2. Sous ses rois légitimes, ce beau royaume jouit de tous les bienfaits de la paix; chaque jour ses richesses s'accroissent, la grande masse de la population les partage, le cercle des jouissances individuelles s'étend. >> Ibidem.

3. Art. 1. Les produits naturels ou manufacturés des Etats-Unis importés en France sur batiments des Etats-Unis, payeront un droit additionnel qui n'excédera pas 20 fr. par tonneau de marchandises, en sus des droits payés sur les mêmes produits naturels ou manufacturés des Etats-Unis, quand ils sont importés par navires français. - Art. 2. Les produits naturels ou manufacturés de France, importés aux États-Unis sur bâtiments français, payeront un droit additionnel qui n'excédera pas 3 dollars 75 cents par tonneau de marchandise, en sus des droits payés sur les mêmes produits naturels ou manufacturés de France, quand ils sont importés par navires des Etats-Unis. Convention de navigation et de commerce conclue entre la France et les États-Unis, le 24 juin 1822.

4. Traité de navig. avec l'Angleterre, du 8 février 1826. 5. Traité de comm. et de navig. du 7 juin 1826.

paix favorisait l'essor des entreprises, avait pourtant stimulé les études d'économie politique. L'Angleterre commençait à fixer son attention sur le sort des classes laborieuses, et Huskisson venait de la faire résolument entrer dans les voies de la liberté commerciale. L'Allemagne écoutait la voix de List proclamant les bienfaits d'une union douanière, et organisait le Zollverein.

La France, qui avait eu, au dix-huitième siècle, le mérite de poser avec Quesnay les premiers fondements de la science économique, la retrouvait transformée par Adam Smith, et en rassemblait, avec J. B. Say, les éléments en un corps de doctrine méthodique. Le Traité d'économie politique, publié pour la première fois sous le Consulat, remanié et amélioré dans chacune des éditions successives 1, répandait de justes idées sur les lois de la production et de la distribution des richesses, et l'auteur les avait lui-même, depuis 1819, propagées au Conservatoire des arts et métiers dans l'enseignement dont l'avait chargé le comte Decazes 2.

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Non-seulement il montrait, comme Adam Smith, la source des richesses dans le travail; mais le premier, par une théorie neuve3 autant que simple, il faisait apercevoir les liens de solidarité qui unissent les différentes industries et dans une même nation et entre des nations diverses. « De toute manière, disait-il avec la rectitude du bon sens, l'achat d'un produit ne peut être fait qu'avec la valeur d'un autre. La première conséquence qu'on peut tirer de cette importante vérité, c'est que, dans tout État, plus les producteurs sont nombreux et les produits multipliés, et plus les débouchés sont faciles, variés et vastes. Une seconde conséquence du même principe, c'est que chacun est intéressé à la prospérité de tous, et que la prospérité d'un genre d'industrie est favorable à la prospérité de tous les autres. — Une troisième

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1. La première édition est de 1803. Quatre autres éditions ont été publiées, à un grand nombre d'exemplaires, pendant la Restauration, en 1814, 1817, 1819 et 1826.

2. Publié sous le titre de Cours complet d'Économie politique pratique. 3. Autant que peuvent être neuves les observations du bon sens. Un doge de Venise parlait au quinzième siècle comme J. B. Say au dix-neuvième. Voir la leçon d'ouverture de M. Baudrillart au Collége de France, année 1866.

conséquence de ce principe fécond, c'est que l'importation des produits étrangers est favorable à la vente des produits indigènes; car nous ne pouvons acheter les marchandises étrangères qu'avec des produits de notre industrie, de nos terres et de nos capitaux, auxquels ce commerce, par conséquent, procure un débouché1. »

Ces principes étaient bien différents de ceux qu'on professait à la Chambre des députés. Ils constituaient un remarquable progrès dans la manière non-seulement de comprendre les questions commerciales, mais d'envisager la politique tout entière. L'opposition apparente des intérêts avait rendu nationale la haine de l'étranger et placé les peuples vis-à-vis les uns des autres dans un état permanent d'hostilité secrète ou avouée; les sages eux-mêmes le proclamaient. « Telle est la condition humaine, écrivait Voltaire, que souhaiter la grandeur de son pays, c'est souhaiter du mal à ses voisins.... Il est clair qu'un pays ne peut gagner sans qu'un autre perde. » De cette opinion dérivait naturellement la balance du commerce et l'esprit du système prohibitif. La théorie des débouchés de J. B. Say ouvrait un horizon bien autrement large au commerce et à la philosophie politique. Mais, quoique produite à la tribune, avec beaucoup de réserve, par quelques orateurs de la gauche, elle ne pouvait avoir l'agrément de la majorité : les intérêts comprennent difficilement les théories qui les gênent.

Cependant le ministère Villèle, devant l'hostilité manifeste de la bourgeoisie parisienne, avait fait appel à l'opinion de la France; les élections lui avaient été contraires, et il s'était retiré pour faire place au cabinet le plus libéral qui ait dirigé les affaires sous la Restauration. Martignac créa un ministère du commerce et y appela le baron de Saint Cricq. C'était le moment de tenter une réforme; la gauche appuyait le cabinet, et, dans son adresse, la Chambre proclama que le premier besoin de l'industrie et du commerce était la liberté. » Une commission d'enquête

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1. Traité d'Économie politique, édition de 1841, p. 141, 144, 145. 2. Voltaire, Dict. philos., V° Partie.

fut nommée par le gouvernement en 18281. La conclusion, qui était loin de donner pleine satisfaction au vœu de l'adresse, fut que « dans l'état de l'industrie en France, en présence des intérêts qui s'y trouvent engagés, on doit s'en tenir à un système raisonné de protection, c'est-à-dire, d'une part, protéger efficacement le travail du pays, et de l'autre, étudier soigneusement, pour chaque industrie, la quotité de la protection nécessaire en présence des dommages que pouvait créer une protection excessive 2. » Le baron de SaintCricq pouvait, comme toute l'administration, l'accepter sans renoncer à ses propres idées; il déclara à la tribune avoir toujours pensé et professé qu'il ne fallait « ni tout permettre ni tout interdire, » et que, pourvu qu'on admît le principe de la protection, il admettait très-bien, de son côté, la controverse sur la limite à fixer. Or, le projet qu'il présenta, sans changer l'esprit des tarifs, adoucissait les taxes de certains produits exotiques, et annonçait que, cinq ans après la publication de la loi, le droit sur les fers serait diminué d'un cinquième. C'était un commencement de réforme qui, par son extrême modération, avait l'avantage de ne pas froisser trop rudement les intérêts, et la chance d'être adopté. Il ne fut pas même discuté. Le ministère Martignac tomba, et son successeur se garda bien de reprendre un projet désagréable à la droite.

Le système prohibitif qui caractérise la législation douanière de la Restauration demeura intact. Constitué par les lois de 1819 et de 1821 pour les céréales, par les lois de 1816, de 1817, de 1818, de 1820, de 1822 et de 1826 pour les produits de l'agriculture et des grandes fabriques, il s'était proposé comme but de réserver aux seuls producteurs français le marché français. But bien difficile à atteindre dans un état de civilisation où les rapports des peuples sont si fré

1. 11 y eut des commissaires dans la plupart des grandes villes et pour les grandes industries. Voir, passim, le Moniteur de 1828.

2. Moniteur de 1829, p. 10. Exposé des motifs par le baron de SaintCricq. Cependant deux enquêtes seulement furent faites méthodiquement et publiées. L'Enquête sur les fers, 1828, 1 vol. in-4, et l'Enquête sur les sucres, 1828, 1 vol in-4.

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