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les châles cachemires, auxquels sa maison a dù sa renommée; après avoir pendant plusieurs années acheté des toisons en Russie, à Kasan, il cherchait à acclimater en France les chèvres du Thibet; il parvenait déjà à faire de grandes palmes, des dessins plus variés et plus riches, et aux châles au lancé, qui restèrent le type du cachemire français, il joignait la fabrication des châles espoulinés, c'est-à-dire brochés à l'instar des véritables châles de l'Inde. Les manufactures travaillaient à l'envi, et, grâce aux machines, les prix s'abaissaient1. Louviers et Sedan se distinguaient toujours par la finesse sans égale de leurs produits; Elbeuf, grâce à la diversité de ses tissus, Reims, grâce à ses étoffes de fantaisie et surtout aux mérinos dont elle eut longtemps le monopole, grandissaient, pendant que de nouvelles fabriques s'élevaient dans l'Oise, dans l'Isère et dans les régions du midi que le travail de la laine avait autrefois rendues prospères 2.

L'industrie du coton n'avait été qu'un moment déconcertée, en 1814, par la levée subite des prohibitions. La facilité de se procurer la matière première fut pour elle le plus puissant des encouragements. Sous l'Empire, elle employait 10 millions de kilogrammes par an; elle employa 30 millions par an sous le règne de Charles X. Sous l'Empire, on ne filait guère au-dessus du numéro 80, c'est-à-dire qu'on obtenait 80 000 mètres de fil au demi-kilogramme; à l'exposition de 1823, on vit des filés du numéro 291, c'està-dire mesurant au demi-kilogramme 291 000 mètres3. Toutefois c'était alors un chef-d'œuvre rare, et la France demandait encore à l'étranger ses fils les plus fins. Des filatures s'établirent de toutes parts, et avec un tel empressement que beaucoup d'entre elles, fondées dans de mauvaises conditions, succombèrent à la crise de 1827.

Le tissage fit les mêmes progrès, et fut secondé, dans la

1. Le mètre de drap qui valait de 32 à 35 francs en 1806, valait de 24 à 27 francs en 1819.

2. Voir les Rapports du Jury central, en 1819 par Costaz, en 1823 par Costaz, et en 1827 par Héricault de Thury.

3. Mesure approximative, la mesure métrique de 1000 mètres à l'écheveau n'ayant été universellement adoptée que par suite de l'ordonnance du 8 avril 1829.

variété et le bon marché de ses produits, par l'impression au cylindre qui s'était, dès l'Empire, substituée à la planche pour les articles courants, par le blanchiment, les apprêts et la teinture qui devinrent alors de grandes industries. Le rapporteur du jury déclarait, avec une confiance quelque peu prématurée, que les cotonnades françaises << ne redoutaient plus la concurrence. » Ce fut le beau temps des indiennes, des piqués, des basins, des jaconas, du casimir de coton, des guingamps, des mousselines, du tulle. Le tulle de coton, importé d'Angleterre vers le milieu de la Restauration, eut un grand succès et occupa tout d'abord de nombreux ouvriers à Rouen et à Douai. Les mousselines continuèrent, comme sous l'Empire, à accroître la fortune de Saint-Quentin et de Tarare. Roubaix commença à devenir une ville par ses fabriques de tissus mélangés de laine et de coton. Rouen produisait toujours ses indiennes communes dont le débit était grand.

L'Alsace avait déjà une renommée sans égale pour les impressions fines; en 1827, il sortait de ses 27 manufactures 527 000 pièces de toiles peintes. Les Koechlin, les Dollfus, les Haussmann, les Roman, les Gros, les Schlumberger, les Heilmann consacraient ou fondaient des réputations acquises par le génie de l'industrie, et qui ont, en Alsace, le privilége de se transmettre de père en fils, avec les traditions du travail.

La même ardeur de perfectionnement animait la plupart des autres industries. On était parvenu à égaler la Saxe dans la fabrication du linge de table. Les sucres indigènes avaient, au retour de la paix, traversé la même crise que les cotons et avaient sombré dans le naufrage; une usine cependant, celle de Crespel Dellisle, à Arras, s'était promptement rele vée, et Chaptal en avait, presqu'à la même époque, monté une à Chanteloup. Lorsque les propriétaires fonciers, secondant à la Chambre les efforts des colons, eurent obtenu que les sucres des colonies étrangères fussent frappés d'une surtaxe énorme de 55 fr. par 100 kilogrammes, de nouvelles fabriques se montèrent; en 1828, on en comptait 58 en activité, 31 en construction, et la campagne produisait un total de 6 millions et demi de kilogrammes de sucre indigène.

A la même époque, la bougie de blanc de baleine1, puis la bougie stéarique2 tentaient, timidement encore, de remplacer la bougie de cire dans les salons, pendant que le gaz faisait concurrence à l'huile dans les rues.

La fabrication du papier à la mécanique était revenue d'Angleterre, vulgarisée par Didot de Saint-Léger, bien que l'invention fût d'origine française 3; elle avait été adoptée par la plupart des manufacturiers, ainsi que le séchage à la vapeur. On avait pu dès lors, non-seulement fabriquer plus vite, mais fabriquer sans tenir compte des saisons et sans s'assujettir à des formats déterminés. A la même époque, paraissaient, dans la typographie, les premières presses mécaniques. La lithographie, rivale de la gravure, reproduisait à bon marché les œuvres des artistes, et devait contribuer à populariser le dessin. Un Allemand, Senefelder, avait inventé cet art nouveau. Deux Français avaient été à Munich en étudier les procédés, et les avaient rapportés dans leur patrie, où, en 1819, ils se trouvaient déjà nationalisés : Engelmann, qui peut être regardé comme le second créateur de la lithographie, et le comte de Lasteyrie, qui a été un des plus ardents promoteurs du progrès des classes laborieuses, avaient fondé, à Mulhouse et à Paris, les premières imprimeries lithographiques. La librairie trouvait dans ces inventions le moyen de satisfaire au mouvement intellectuel et au besoin de lire qu'excitait la vie parlementaire. En 1812, il n'était sorti des presses françaises que 44 000 feuilles d'impression, il en sortit 75 000 en 1825; il y avait alors environ 1500 presses en activité et plus de 1100 libraires.

Au premier rang parmi les artisans français se plaçait alors Breguet, qui avait porté dans l'horlogerie le génie de l'invention et la perfection de la main-d'œuvre. On racontait qu'un général anglais, ayant emporté en voyage un de ses chronomètres, n'avait constaté à son retour, après seize mois d'excursions, qu'un retard d'une seconde, et qu'Arnold,

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3. L'inventeur était Robert d'Essonne, et il paraît que quatre fabriques travaillaient en France d'après ce système, quand Didot de Saint-Léger le rapporta de Londres.- Voir Moniteur de 1818, p. 1051, 1088, 1100.

le premier horloger d'Angleterre, avait, à l'examen d'un chronomètre-Breguet, conçu une telle admiration pour l'auteur, qu'il était venu en France afin de l'embrasser et lui avait laissé son fils, désirant qu'il fût formé à une si bonne école. Breguet, modeste artisan, était mort membre de l'Académie des sciences 1.

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Les facteurs de pianos français parvinrent à faire des instruments dignes de rivaliser avec ceux de Londres et de Vienne. La cristallerie, stationnaire pendant quelques années, doubla ses produits, lorsque la méthode de soufflage, inventée par Robinet, eut permis de varier les modèles des cristaux moulés. Ce Robinet était un simple ouvrier de Baccarat les directeurs de la manufacture lui firent une pension, et l'Académie lui décerna le prix Montyon, juste récompense d'une découverte pour laquelle l'auteur n'avait pas même pris de brevet d'invention 2. Saint-Gobain avait eu, sous l'Empire comme sous l'ancien régime, le monopole des glaces coulées. Dès les premières années de la Restauration, une riche compagnie remonta les ateliers de Saint-Quirin et de Cirey, et lui fit concurrence: les produits y gagnèrent.

La coutellerie s'était améliorée; les couteaux de table, objet d'un luxe assez rare avant 1789, étaient devenus d'un usage commun dans les villes; les couteaux de poche avaient été variés à l'école de l'Angleterre on reŝtait encore loin de la perfection. La quincaillerie, qui avait beaucoup à apprendre, s'améliora aussi quelque peu, principalement dans la fabrique de Saint-Étienne et de Charleville. La France commençait à faire ses limes et ses faux; déjà on n'importait plus qu'une faible portion de la tôle et du fer-blanc nécessaires à notre consommation; et, dès 1819, on manifestait l'espérance de voir les fabriques françaises suffire bientôt

1. Exp. de 1834, I, p. 12.

2. Les principales cristalleries étaient alors Baccarat, Saint-Louis et Montcenis (le Creuzot). Le Jury de 1819 déclarait que les cristaux français « ne redoutaient plus la concurrence. »

3. Saint-Quirin, profitant de la suppression des priviléges, avait fait, dès 1804, des glaces coulées.

4. Voir la Man. des glaces de Saint-Gobain, par M. A. Cochin. Cependant, en 1830, les deux Compagnies rivales convinrent de vendre leurs glaces à Paris, dans un entrepôt commun; elles ont fusionné en 1857.

à nos besoins1. » L'espérance était prématurée : il fallait encore de longues années pour que nos fabricants pussent lutter avec avantage contre le bon marché des Allemands et la bonne qualité des Anglais.

La matière première était cependant mieux préparée qu'elle ne l'avait été aux époques antérieures. Depuis 1810, on faisait en France du laiton; la fabrication de l'acier était assez répandue pour que vingt et un départements en eussent envoyé à l'exposition de 1819. On avait emprunté à l'Angleterre ses procédés, et quatre ans après l'introduction du traitement du minerai par la houille et le coke, on comptait vingt établissements montés pour ce genre de travail. La France, qui, au commencement du siècle, n'employait pas 100 000 tonnes de fonte, avait plus que doublé sa consommation en 1830.

Nous avons déjà pris le fer et la houille comme mesure de l'activité du travail en France. Plus la grande industrie se naturalisait sur notre sol, plus ce mode d'évaluation se rapprochait de l'exactitude. Or, pendant que la production du fer doublait, celle de la houille s'élevait de 600 000 tonnes à 1 700 000, sans pouvoir suffire aux besoins 2, puisque l'importation, restreinte par les tarifs, doublait dans le même temps. Les canaux, dont le gouvernement avait poussé la construction avec vigueur dans l'intérêt de l'agriculture, facilitaient le transport de ces lourdes matières.

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On ne doit pourtant pas se faire une idée exagérée du progrès accompli. Depuis le commencement du siècle, l'industrie marchait en avant d'un pas accéléré, mais elle avait eu à remonter toute la pente qu'elle avait descendue pendant la Révolution. Il avait fallu des années pour revenir au point de départ, c'est-à-dire pour rouvrir les ateliers fermés ou détruits, ramener au travail toute une génération d'hommes,

1. Rapport du Jury central, p. 157 et suiv.

2. La consommation, en 1829, était de 2 300 000. Dictionnaire du Commerce, t. II, p. 103.

3. Lois du 5 août 1821 et du 14 août 1822. C'est en vertu de ces lois que furent construits les canaux du Rhône au Rhin, de la Somme et de Manicamp, des Ardennes, latéral à l'Oise, de Bourgogne, d'Arles à Bouc, de Bretagne, du Nivernais, du Berry, latéral à la Loire, en tout 2835 kilom.

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