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Le gouvernement inclina, selon l'opinion des ministres, vers l'un ou l'autre système.

Dans les premières années de la Restauration, l'Université, constamment menacée, n'avait plus de grand-maître et était administrée par une commission provisoire. Mais RoyerCollard en était président, et sincèrement désireux d'améliorer l'instruction du peuple des villes et des campagnes,» cet homme éminent fit rendre l'ordonnance du 29 février 1816, qui resta jusqu'en 1824 le Code des écoles élémentaires en France. Il exigeait que toute commune pourvût à l'entretien de l'instituteur, que l'instituteur fût muni d'un brevet de capacité, que les garçons et les filles fussent séparés; il créait des comités cantonaux pour encourager les écoles et chargeait les curés de la surveillance. Aux prescriptions de l'ordonnance, le roi avait de sa main ajouté un article portant allocation au budget d'un fonds annuel de 50 000 fr., destinés « soit à faire composer et imprimer des ouvrages propres à l'instruction populaire, soit à établir temporairement des écoles-modèles dans les pays où les bonnes méthodes n'ont point encore pénétré, soit à récompenser les maîtres qui se sont distingués par l'emploi de ces méthodes1. » Quelques mois après, Royer-Collard autorisait l'usage de l'enseignement mutuel dans les écoles 2; puis il établissait lui-même des écoles-modèles dans vingt-quatre départements et créait des examens spéciaux pour constater la capacité des maîtres3.

La nouvelle méthode se propageait. L'école-modèle, fondée à Paris dans le bâtiment de l'ancien collége de Lisieux et dirigée par Martin, formait non-seulement des élèves, mais des maîtres. Les préjugés de quelques instituteurs se dissi

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1. Voir le Moniteur de 1816. C'est Cuvier qui, dans un discours à la Chambre, dit que cet article était de la main du roi. Moniteur de 1821, p. 857.

2. En 1817 et en 1818. Voir le Rappovt au roi sur la situation de l'instruction primaire, au 1er janvier 1843.

3. Voir le Rapport du comte de Laborde, secrétaire-général de la Société pour l'instruction élémentaire. Moniteur de 1816, p. 47.

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paient1. De bons livres élémentaires étaient composés2. Des sociétés se formaient dans les départeinents, à l'image de la Société de Paris et les écoles se multipliaient. On comptait déjà, en 1817, environ 100 écoles mutuelles et 10 à 12 000 élèves".

L'appui du président de la Commission provisoire avait favorisé cet essor. Celui du comte Decazes, devenu le plus influent des ministres, fut plus efficace encore. «< Tous les bons esprits, disait-il à la fin de l'année 1818 dans un rapport au roi, ont été frappés des avantages que présente la nouvelle méthode d'enseignement connue sous le nom d'Enseignement mutuel. Ce qui était en question, il y a deux ans, a aujourd'hui toute la force d'une chose examinée et jugée. »

L'année suivante, il rappelait aux préfets que l'ordonnance du 29 février 1816, s'appliquait aux congréganistes comme aux laïques, et qu'en conséquence, il fallait, des uns comme des autres, exiger le brevet.

Les congréganistes résistaient, et le clergé livrait dans les départements des batailles acharnées aux partisans du système lancastrien. Aux écoles mutuelles, dont le nombre, à la fin de 1820, s'était élevé à 1073, ils opposaient les écoles des Frères", et l'instruction profitait de cette concurrence

1. Les instituteurs craignaient que cette méthode n'eût pour résultat de diminuer leur importance et leur nombre.

2. Entre autres Simon de Nantua par Jussieu. En 1818, l'Académie française proposait comme sujet de poésie les avantages de l'enseignement mutuel.

3. Société de Marseille; Société de la Seine-Inférieure, avec le préfet et le recteur comme membres honoraires, etc. Moniteur de 1818, p. 1247 et 1499. Moniteur de 1819, p. 22, 128, 364.

4. Moniteur de 1817, page 490. C'est à ce propos que le rapporteur répétait ces sages paroles de La Rochefoucauld : « C'est peu sans doute en proportion de ce qui reste à faire; mais une sage lenteur est nécessaire à un succès solide, qui ne doit être, comme l'a fort bien dit M. le duc de la Rochefoucauld, que le fruit de la conviction. >>

5. Moniteur de 1818, p. 1499.

6. « J'ai la certitude que les Frères... se présenteront au recteur de l'Académie pour recevoir de lui, sur le vu de leur lettre d'obédience, le brevet et l'autorisation.... » Circul. de mars 1819, Moniteur de 1819, p. 321.

7. D'après Cuvier, les écoles de Frères se seraient élevées dans la même période de 60 à 187. Moniteur de 1821, p. 857.

qui avait attiré, en quatre ans, 257 000 enfants de plus dans les classes 1.

«

Lorsque le comte Decazes fut tombé, la droite, sentant sa force, porta le débat au sein de la Chambre des députés. En 1821, à propos de la discussion du budget, elle demanda la suppression des 50 000 fr., qui, d'après elle, n'étaient guère employés qu'à soutenir l'enseignement mutuel. << Presque tous les hommes religieux et monarchiques, disait Cornet d'Incourt, sont effrayés de la direction donnée au nouveau mode d'instruction 3. » L'avocat Piet fut le plus violent. « Qu'a-t-on fait, s'écriait-il, depuis l'ordonnance de 1816? Les Frères des écoles chrétiennes ont été assujettis à prendre un diplôme de l'Université, malgré leurs statuts, et ils ont été inquiétés sous la loi du recrutement*.... Les faits en ont été au point que, dans notre cabinet de jurisconsulte, nous avons été obligé de dire au directeur-général : « Vous n'avez qu'un moyen à prendre : c'est de vous aller jeter aux pieds du roi ou de sortir de France !... Les Frères n'apprennent pas seulement aux enfants à lire, à écrire, à calculer; ils leur apprennent leurs devoirs de chrétien; ils leur donnent la leçon si utile au pauvre qu'ils seront récompensés dans une autre vie de leurs souffrances dans cette vie terrestre; ils leur apprennent qu'ils ont une ressource immuable dans la Providence et que dans le ciel il est un père qui veille constamment sur eux. »

La droite et le centre accueillirent ce discours par de vifs applaudissements. Le ministère, plus sage, cherchait en vain à montrer qu'il s'agissait, non pas de favoriser une méthode au détriment de l'autre, mais de propager par tous les moyens l'instruction dans un pays dont, au dix-neuvième siècle, 25000 communes, sur un total de 37 000, étaient encore

1. Moniteur de 1821, p. 857.

2. Delalot prétendit que 40000 francs étaient donnés aux écoles mutuelles, et le reste aux autres écoles, congréganistes ou non; il ne fut pas contredit. Moniteur de 1821, p. 857.

3. Moniteur de 1821, p. 856.

4. Ce qui n'avait pas lieu sous l'administration du comte de Fontanes. 5. Moniteur de 1821, p. 858.

dépourvues d'écoles 1. « Quand on compare, disait le vicomte Lainé, la somme de plus de 2 millions dans un chapitre, de plus de 1 700 000 fr. dans un autre, affectée aux colléges royaux, à la haute éducation, à l'Institut, aux beaux-arts, il est naturel de s'affliger d'entendre proposer la suppression de la somme de 50 000 fr. pour le soutien de l'instruction primaire'. »

Pasquier, qui tenait encore le portefeuille des affaires étrangères, et qui était constamment sur la brèche pour soutenir les assauts incessamment livrés au Cabinet, parla avec le même bon sens et fit voir l'impérieuse nécessité de l'enseignement populaire dans la France moderne. Considérez l'état de la société, voyez les changements qui se sont opérés dans vos mœurs, dans vos habitudes. L'homme pour lequel, il y a un siècle ou deux, il était presque indifférent de ne savoir ni lire ni écrire, est aujourd'hui, s'il manque de cette faculté, dans la situation la plus pénible. Il se trouve dès lors repoussé, par la force des choses, de presque tout ce qui peut contribuer à son bien-être, à son bonheur; je dirai plus, il manque souvent, par cela seul, des moyens de pourvoir à sa subsistance. Jugez-en, Messieurs, par ce qui se passe journellement chez vous-mêmes, dans vos propres maisons. Par une conséquence nécessaire de nos habitudes, ou, si vous l'aimez mieux, de notre luxe, nous exigeons de tous les hommes qui nous approchent, pour première condition, de savoir lire et écrire. Pardonnez-moi cet exemple, il se prend dans une classe fort nombreuse, dans celle de la domesticité. Je vous le demande, il y a cent ans, s'informait-on si un domestique savait lire et écrire ? Voudrait-on maintenant un domestique qui ne sût ni lire ni écrire? Eh bien! ce que nous demandons dans l'intérieur de nos maisons, il n'y a pas de chef d'atelier public, pas de cultivateur intelligent qui ne le demande à l'homme qu'il doit employer; il n'y en a pas un

1. Ce sont au moins les chiffres donnés par Cornet d'Incourt, qui d'ailleurs blåmait l'enseignement mutuel et disait que la France comptait 44 000 com

munes.

2. Moniteur de 1821, p. 854.

qui ne préfère l'homme qui sait lire et écrire à celui qui ne sait ni lire ni écrire. (Voix à droite: Non! non!... Voix à gauche et au centre: Oui! oui!) Dès lors, je ne dis pas seulement que c'est un devoir de procurer aux hommes cette faculté, je dis qu'il y aurait barbarie à la refuser, quand on a des moyens de la procurer 1. »

Le crédit fut voté; mais les ministres, désagréables à la droite, durent bientôt céder la place à l'influence exclusive des comtes de Villèle et de Corbière. La lutte continua au sein des conseils généraux; les uns soutenant les Frères, réclamant contre la rétribution universitaire et demandant que l'enseignement de tous les degrés fût confié à des congrégations religieuses; les autres défendant l'enseignement mutuel, votant même des fonds et déplorant les atteintes portées par le Gouvernement lui-même à l'instruction populaire'.

En effet, l'instruction avait été intimement liée, en 1824, aux affaires ecclésiastiques par la création d'un nouveau ministère, et l'ordonnance du 8 avril 1824, en supprimant l'autorité des préfets et des comités cantonaux, avait directement mis les instituteurs dans la main des évêques. L'enseignement mutuel fut suspecté, inquiété; et, quelque

1. Moniteur de 1821, p. 855.

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2. En 1821, les Frères sont demandés ou encouragés par les départements suivants: Allier, Basses-Alpes, Hautes-Alpes, Aude, Bouches-du-Rhône, Charente, Eure, Landes, Maine-et-Loire, Nièvre, Oise, Orne, PyrénéesOrientales, Sarthe, Deux-Sèvres, Tarn, Var, Vendée, Vienne. La plupart demandent en même temps la suppression de la rétribution universitaire. Plusieurs désirent, comme les Deux-Sèvres, qu'on encourage à la fois les deux méthodes. En 1822, 24 départements demandent qu'on confie l'instruction publique à des congrégations. En 1824, 9 départements demandent des écoles de Frères. En 1826, 22 départements demandent des Frères. A cette époque, la direction avait été confiée aux évêques; la Haute-Marne, la Seine-Inférieure, la Seine-et-Oise, l'Yonne, l'Aisne, l'Eureet-Loir, le Gers demandent le rétablissement des comités cantonaux ou de l'autorité rectorale.-- En 1828, sous le ministère Martignac, les corporations enseignantes ne sont plus réclamées que par départements; l'Ardèche insiste pour une « éducation religieuse et monarchique, seule garantie de la tranquillité et de la durée de la société. » Parmi les 7 départements, le procès-verbal des Bouches-du-Rhône constate que les corporations y sont demandées par 10 voix contre 9. Quelques départements repoussent les écoles normales; d'autres en demandent.

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