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bourg Saint-Antoine, et ils poursuivaient, sous la protection de nombreux arrêts du conseil 1, les délinquants jusque dans ces asiles. Ils portaient même leur surveillance hors de Paris, dans les résidences royales de Versailles et de Saint-Germain en Laye': aucun ouvrage ne devait y être mis en vente qui n'eût été visité et qui ne fût poinçonné de la inarque des gardes en exercice. Malheur à qui contrefaisait cette marque ou se servait seulement d'une marque contrefaite la loi prononçait impitoyablement contre le coupable la peine de mort".

D'une main les gardes travaillaient à étendre leur autorité, de l'autre à repousser toute autorité étrangère qui aurait voulu s'immiscer dans les affaires du corps; accroître et défendre leur privilége et celui de la communauté était leur plus grande affaire. Comme chaque communauté était guidée par un sentiment tout semblable, on comprend facilement les rivalités séculaires et les procès sans fin de ces corporations qui cherchaient toutes, à l'envi, à entamer le domaine du voisin et à ne pas laisser entamer le leur. Il y avait sept ou huit corps avec lesquels les orfévres étaient presque toujours en contestation; c'était principalement les batteurs d'or, les fourbisseurs d'épées, les horlogers, les merciers, les changeurs et les lapidaires. On conservait avec soin dans les archives les arrêts que la communauté avait fait rendre en sa faveur. Mais souvent la corporation rivale pouvait produire d'autres arrêts qui infirmaient les premiers, et la querelle s'éternisait; car le vaincu nourrissait toujours l'espérance de faire prévaloir quelque jour ce qu'il croyait être son droit.

Les rois et les princes avaient des artisans brevetés par eux et dispensés par cette faveur d'obtenir des lettres de maîtrise. Les corporations se soumettaient à cet usage; mais la puissante communauté des orfévres ne s'y était jamais résignée. Comme elle avait obtenu d'être dispensée des créa

1. Arch., T. 14908. - 2. Arrêt du 4 janvier 1724. Arch., T. 1490". 3. Cette marque était une des lettres de l'alphabet et changeait chaque année.

4. Arrêt du 4 janvier 1724. 5. Voir Arch., T. 1490.

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tions de maîtrises royales qui avaient lieu à l'avènement du souverain, et dans certaines circonstances solennelles, elle prétendit être dispensée aussi des artisans suivant la Cour, et depuis le seizième siècle, elle ne cessa pas de faire saisir les marchandises des « prétendus orfévres suivant la Cour et pourvus de lettres du grand prévôt de l'Hôtel 1. » Le prévôt avait en vain obtenu maint arrêt en sa faveur, le dernier notamment en 1726; la communauté s'obstinait. Trente ans après, l'archiviste, enregistrant dans un inventaire la défaite légale de son corps, ajoutait : « Avec un mémoire du sieur Pelet, avocat au conseil, contre le susdit arrêt, lequel est demeuré sans effet; et l'on peut dire que cette affaire a été mal défendue. L'esprit des corporations se retrouve là tout entier. Le grand ennemi de la communauté des orfévres n'était pas d'ailleurs le prévôt de l'Hôtel: c'était la Cour des monnaies, avec laquelle les rapports étaient beaucoup plus fréquents et plus intimes. La Cour des monnaies faisait des visites, exerçait une certaine juridiction sur les orfévres, poinçonnait les objets fabriqués et percevait le marc d'or et d'argent. La communauté rappelait avec amertume que cette prétendue juridiction provenait d'empiétements et d'innovations, car, disait-elle, c'était seulement à partir de l'an 1378 que la Cour avait commencé à avoir autorité sur l'orfévrerie, soumise jusque-là à la seule juridiction du prévôt de Paris. L'orfévrerie avait résisté pendant des siècles à ses visites, surtout depuis le milieu du dix-septième siècle époque à laquelle l'établissement du marc d'or avait fourni à la Cour un nouveau prétexte d'intervenir. Le Parlement, le conseil d'État avaient prononcé plus de vingt fois et presque toujours en faveur des gardes 3. Mais le différend dura aussi longtemps que les deux parties.

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2. Arch., T. 149011, fol. 217.

3. La Cour des monnaies devait avoir autorité sur les matières relatives au titre des métaux précieux et à l'emploi des pierres fausses, et elle portait de temps à autre des condamnations à ce sujet, bien que les gardes essayassent le plus souvent de prévenir toute action en justice, en punissant euxmêmes afin d'éviter le scandale et de garder intacte leur propre juridiction; mais elle devait, en matière de maîtrise, se borner au simple enregistrement des brevets, et il fut décidé que les procès des orfévres seraient non de son

Depuis le seizième siècle, et peut-être avant, le nombre des maîtres de la communauté était fixé à 300, nombre immuable que les orfévres se seraient bien gardés d'accroître, dans la crainte de multiplier les concurrents. Les gardes devaient veiller à ce que nul autre ne pût ouvrer d'orfévrerie, et je laisse à penser si la communauté soutenait les chefs dans cette surveillance. Apprenait-on qu'un compagnon ou un individu quelconque travaillait chez lui sans titre ou dans quelque lieu privilégié, les aides à gardes se transportaient à son domicile avec un huissier; saisie était faite des outils, des matières d'or ou d'argent, et procès-verbal était dressé. La peine était de trois ans de galères1; quand elle n'était pas rigoureusement appliquée, il y avait au moins confiscation, amende de 500 livres, prison, exclusion à tout jamais de la maîtrise pour le compagnon délinquant, et, pour le propriétaire qui avait loué le logement, souvent sans savoir quel usage on en voulait faire, perte du loyer 2.

On n'arrivait à occuper une des 300 places de maîtres que par une série d'épreuves pénibles: le coûteux enregistrement du brevet d'apprentissage, puis l'apprentissage de huit années, puis le compagnonage, puis le chef-d'œuvre, plus coûteux encore; c'était, sans compter les faux frais et le temps, une dépense de deux mille livres au moins. La route qui conduisait à un établissement était longue et étroite, et d'autant plus encombrée, que les simples apprentis y rencontraient la concurrence des fils de maîtres, dispensés, selon les statuts, de l'apprentissage. La Cour des monnaies avait inutilement voulu supprimer ce privilége: un arrêt du Conseil lui avait donné tort. Aussi chaque maître ne pouvait-il former qu'un seul apprenti à la fois, et comme le temps réglementaire était fort long, un fabricant, pendant toute la durée de sa carrière, ne préparait qu'un très-petit

ressort, mais du ressort du Châtelet et du Parlement. Arch., T. 149012, fol. 769. Voir aussi T. 149018 et T. 14908.

1. Décl. du 23 novembre 1721, T. 1490". Layette, X, fol. 219. 2. Divers arrêts du conseil d'Etat. Arch., T. 14908.

vier 1734, T. 149011.

3. Arrêt du 24 août 1728. Arch., T. 1490".

Arrêt du 8 jan

nombre d'aspirants. Ces précautions, disait-on, étaient prises pour assurer l'instruction complète des apprentis; mais quand même l'apprenti ne terminait pas son temps, le maître était tenu de n'en pas prendre un autre avant la huitième année révolue. Ici le motif d'intérêt public tombait, et il ne restait que le motif intéressé de la limitation des concurrents.

C'était encore un motif de même nature, mal déguisé sous un prétexte de surveillance, qui défendait à l'orfévre de se servir, sans permission des gardes, de procédés de fabrication non autorisés par les statuts, et de s'associer, pour l'exercice de son industrie, à un étranger ou même à un autre orfévre de la communauté 1. On craignait, soit d'admettre ainsi indirectement un intrus au partage des bénéfices du métier, soit de laisser à un membre du corps, par la supériorité d'une invention dont il garderait le secret ou par la puissance d'une association commerciale, les moyens de nuire au privilége du corps tout entier.

Il y avait pourtant deux circonstances dans lesquelles on franchissait la limite des 300 maîtrises : c'était en faveur des veuves et dans les pressants besoins d'argent.

La veuve pouvait tenir boutique, avoir des ouvriers à ses gages et continuer à exercer comme son mari, bien qu'un autre maître eût été appelé à prendre un des 300 titres qu'occupait le défunt. C'était à cette époque une faveur que l'on présente souvent comme une marque de l'esprit de charité dans l'ancienne corporation, et comme un de ses avantages; c'est aujourd'hui le droit commun. Encore cette faveur n'était-elle pas accordée sans condition. On craignait que les veuves n'abusassent de leur privilége pour prêter leur nom et leur poinçon à des compagnons travaillant pour leur compte particulier, et on le craignait avec raison. Car ce genre de fraude était pratiqué, mais très-sévèrement réprimé. On avait même fini, pour le rendre plus difficile, par retirer

1. Arrêt rendu en 176., par le Parlement en faveur du corps de l'orfévrerie au sujet d'une saisie faite sur la vente des sieurs Germain, orfévres des galeries, avec les sieurs Boze et du Bourlieu; « leur fait deffense de tenir aucunes sociétés dans le fait de l'orfévrerie, les condamne à 1000 livres d'amende et tous les dépens. D

aux veuves leur poinçon, tout en leur laissant le droit de faire marquer leurs ouvrages du poinçon d'un autre maître1. De temps à autre, la communauté avait besoin d'argent, moins pour satisfaire à ses dépenses particulières que pour répondre aux exigences du fisc. Louis XIV avait imaginé mille moyens bizarres de pressurer les corps de métiers: lettres de maîtrises, levées de recrues, créations d'offices de toute espèce; et son successeur l'avait imité. Les communautés rachetaient le tout pour ne pas laisser introduire dans leur sein des maîtres et des surveillants étrangers. Elles empruntaient, et, pour payer leurs emprunts, elles vendaient, avec autorisation du Conseil d'État, le droit d'ouvrir boutique 2; c'est ce qu'on appelait créer des maîtres sans qualité, ou maîtres surnuméraires. Or, ces maîtres, comme leur nom l'indiquait, ne comptaient pas dans le nombre réglementaire. Ils jouissaient, pour eux et pour leurs enfants, des mêmes droits que les autres, et pouvaient former des apprentis; mais, à leur mort, leur boutique était fermée et leur maîtrise s'éteignait. C'est grâce à ces circonstances que le nombre des orfévres qui, en 1701, était de 295 maîtres et 61 veuves, s'était élevé, dès 1707, à 382 maîtres et à 91 veuves. Singulier régime qui, subordonnant les admissions dans l'industrie aux besoins du Trésor, augmentait le nombre des producteurs juste au moment où les sources de la production étaient taries par la détresse publique !

La communauté ne se résignait pas à cette augmentation. Elle sollicitait bientôt et obtenait la faveur d'obliger les pa

1. Vers 1680. Arch., T. 1490".

2. C'est ainsi que Louis XIV avait créé en 1691 les offices de maîtres et de gardes qui furent rachetés par la communauté 60 000 livres. Pour les payer, on créa douze maîtres sans qualité. Dans la suite furent créés les auditeurs examinateurs, les trésoriers-receveurs et payeurs, les contrôleurs-visiteurs de poids, les essayeurs, les contrôleurs des registres, les gardes des archives, les trésoriers-receveurs des offices réunis. Certaines de ces charges avaient coûté plus de 100 000 livres de rachat. Arch., T. 1490'2, fol. 861 et suiv. Voir aussi T. 149010 d'autres créations de maîtres sans qualité sous Louis XV.

3. A cette époque on était resté deux ans sans présenter personne à la maîtrise, à cause des querelles avec la Cour des monnaies. Arch., T. 149016, fol. 52.

4. Arch., T. 149016, fol. 65, 392 et suiv.

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