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miliarité avait ses avantages; mais elle n'était pas sans inconvénient, parce que le patron manquait d'autorité morale, qu'il se laissait entraîner au plaisir par l'ouvrier, quand lui-même n'entraînait pas l'ouvrier, et que la dissipation avait ainsi plus d'un moyen de dérober des heures et même des journées entières au travail.

D'ailleurs le salaire continua à s'élever, et démentit ainsi les prédictions sinistres de ceux qui voyaient dans les machines la ruine de l'ouvrier. Le pain, quoiqu'il fût un peu plus cher sous la Restauration que sous l'Empire, se maintint, à Paris, durant la période de prospérité, de 1818 à 1828, entre 3 et 4 sous la livre. L'abondance du travail rendait ces prix légers à la classe ouvrière, pendant que la diminution de valeur de certains produits lui permettait de se procurer des jouissances jusqu'alors inconnues pour elle. Le paysan connaissait peu l'usage de la viande; à la ville, le travailleur en mangeait presque tous les jours; et comme l'industrie attirait la population des campagnes vers les manufactures urbaines, la consommation de la viande de boucherie augmentait.

La population s'accroissait ; les mariages étaient plus fréquents, et à aucune époque l'excédant annuel des naissances sur les décès n'a été aussi grand 3. La situation ma

1. La moyenne annuelle varia entre 25 centimes 38/100 le kilogramme, en 1821, et 28 cent. 48/100, en 1824; en 1820, la moyenne fut de 41 cent. 87/100 c'est-à-dire un peu au-dessus de 4 sous la livre.

2. Elle était en moyenne de 8 kilogrammes 85/100 par tête et par an en 1812; et on calculait qu'en 1834 elle s'était élevée à 12 kilogrammes 37/100. 3. La population était à peine de 30 millions en 1814; le recensement de 1831 donna 32 569 223 habitants.

4. L'année 1814 compta peu de mariages (193 000), parce que l'année 1813 avait eu beaucoup de mariages prématurés; par contre, les mariages furent nombreux en 1815 et 1816 (246 000 et 249 000); l'équilibre se rétablit à peu près en 1818, après la disette; depuis cette année, les mariages, sauf quelques crises, ont suivi sous la Restauration une progression à peu près constante; il y en avait eu 213 000 en 1818; il y en eut 250 000 en 1829; il y en avait eu jusqu'à 261 000 en 1823, à l'époque de la pleine prospérité. 5. La moyenne de l'excédant des naissances sur les décès a été dans les périodes suivantes :

De 1800 à 1815, de 124 000
De 1816 à 1830, de 170 000
De 1831 à 1850, de 142 000

térielle de la classe ouvrière, envisagée dans son ensemble, était donc supérieure à la situation morale, et suivait le progrès de la richesse.

Il y a une illusion à laquelle les gouvernements cèdent aisément. Elle consiste à croire qu'ils sont les uniques auteurs de la prospérité de leur pays, et que le pays, pensant comme eux, leur en rapporte tout le mérite. La Restauration, qui eut cette illusion, se trompait. Peu de gouvernements obtinrent moins de reconnaissance et de sympathie dans la petite bourgeoisie et dans la classe ouvrière.

En voici un exemple. A la rentrée des Bourbons, on s'était appliqué, comme le pratiquent trop souvent les partis victorieux, à effacer de nos rues et de nos monuments les souvenirs du gouvernement déchu. Pour enlever la statue de Napoléon, placée sur la colonne Vendôme, on y avait attaché des cordes, et une foule d'hommes, ennemis de l'Empire ou flatteurs empressés du nouveau pouvoir, s'étaient attelés, tirant avec effort, sous les yeux d'une population à la fois curieuse et hostile. Mais le bronze, profondément fiché dans le fût, avait résisté. Il avait fallu renoncer à ce coup de théâtre, dresser un échafaudage et descendre la statue par les moyens ordinaires. Un des ouvriers qui travaillait à la charpente, s'était mis à cheval sur les épaules de la statue et l'avait souffletée aux applaudissements d'une partie du public. Un épicier, établi dans une des rues populeuses du quatrième arrondissement, avait été du nombre de ceux qui s'étaient attelés aux cordes; il lui fut impossible de rester dans son quartier, et il dut vendre sa maison que la clientèle avait entièrement abandonnée. Quant à l'ouvrier charpentier, il ne pouvait paraître dans un chantier sans y causer des querelles et sans que les autres compagnons abandonnassent la place; malgré les efforts de la police, aucun patron ne put l'employer et il dut quitter Paris. Tels étaient les sentiments des masses à l'égard des Bourbons.

Il était difficile qu'il en fût autrement. La première raison de cette hostilité, c'est que la classe ouvrière avait, comme l'armée, plus peut-être que l'armée elle-même, des rancu nes et des souvenirs. Quand la paix avait ramené dans leurs

foyers les prisonniers français, quand, en 1814 et en 1815, les cadres avaient été réduits et l'armée de la Loire licenciée, les soldats de l'Empire avaient dû retourner les uns à la charrue, les autres à l'atelier. Ils étaient mécontents et ils propageaient leur mécontentement. Le récit de leurs campagnes qu'ils amplifiaient, les blessures que beaucoup d'entre eux pouvaient montrer, quelque connaissance des pays étrangers qu'ils avaient traversés ou occupés et surtout les anecdotes de leur séjour, leur donnaient une sorte de supériorité morale qui re tournait jamais au profit du gouvernement. Les vieux grognards avaient la parole haute. A mesure qu'on s'éloignait des événements, ceux qui n'avaient servi que dans les dernières années (c'était le plus grand nombre) prenaient des airs de grognard et ceux qui n'avaient jamais servi croyaient et répétaient comme eux, à propos de chacun des actes du pouvoir, que les choses ne se passaient pas ainsi au temps du « petit Caporal. »

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Le petit peuple n'avait aucune part, ni directe, ni indirecte, dans les affaires du pays. L'Empire, sans doute, Jui en avait pas fait une plus large; mais il lui avait donné la gloire, à l'attrait de laquelle le peuple se laisse toujours séduire; il l'avait convoqué à la conquête de l'Europe et, en l'appelant dans ses armées, il lui avait ouvert la porte des honneurs. La Restauration n'eut rien à lui offrir.

La seconde rentrée des Bourbons avait été le signal d'odieuses violences. Les haines politiques avaient ravivé dans le Midi les haines religieuses; protestants et bonapartistes avaient été poursuivis, maltraités. Des crimes avaient été commis. Le gouvernement n'osa pas les réprimer et sembla autoriser les rumeurs qui en faisaient remonter la responsabilité jusqu'à lui en dressant une liste de proscription1, en établissant des cours prévotales 2, et en faisant voter par la Chambre introuvable les lois sur la suspension de la liberté individuelle, sur la répression des cris, actes et écrits séditieux. Entre le monarque et la masse de la nation il n'y

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1. Ord. du 24 julllet 1815. 2. Loi du 20 déc. 1815.

3. Loi du 9 nov. 1815.

avait aucune sympathie en 1814; en 1815, il y eut un

abîme.

La suite des événements le creusa davantage. Les rigueurs dont la presse était l'objet et qui devaient aboutir au fameux projet de la loi d'amour, l'intention de rétablir en partie le droit d'aînesse, certains actes du pouvoir, tels que l'élection de l'ancien conventionnel Grégoire annulée, le député Manuel expulsé de la Chambre, étaient désignés à l'impopularité par toutes les voix de l'opposition qui trouvaient des échos jusque dans les derniers rangs d'un peuple malveillant.

C'était beaucoup au-dessus de la tête de ce peuple que s'agitait la politique.Peu lui importait que l'éligible à 1000 francs de contributions fût nommé au chef-lieu d'arrondissement ou de département par un électeur à 300 francs. L'ouvrier et l'artisan ne pouvaient jamais être ni l'un ni l'autre. Mais les paysans, devenus propriétaires, s'intéressaient aux biens nationaux; ils savaient qu'une des premières lois de Louis XVIII avait eu pour objet la restitution des biens nationaux non vendus; ils avaient vu retirer aux hospices et aux bureaux de bienfaisance les terres dont ils jouissaient depuis l'Empire, et ils n'étaient pas sans crainte pour euxmêmes. Quand, plus tard, Charles X eut signalé son avénement par la loi du milliard d'indemnité en faveur des émigrés, paysans et ouvriers s'indignèrent qu'on donnât tant d'argent à des gens qui avaient déjà de l'argent et des places.

Dès 1816, des missionnaires avaient été envoyés dans les départements pour ranimer la foi. Les jésuites étaient les plus ardents dans cette œuvre de propagande. Mais les jésuites n'étaient pas aimés; les prédications des missionnaires et l'étalage des processions causèrent plus d'un scandale: des maires prirent des arrêtés enjoignant aux habitants de tapisser leurs maisons; des citoyens refusèrent, et la Cour de cassation cassa les arrêtés1; en 1826, à l'occasion du jubilé, il y eut des émeutes à Rouen, à Brest, à Lyon. La haine des jésuites réunit dans un sentiment commun le petit peu

1. Cassation du 20 nov. 1818 et 26 nov. 1819.

ple et la bourgeoisie, et le comte de Montlosier se rendit populaire en dénonçant à la Cour royale de Paris' l'ordre des jésuites qui, banni par ordonnance de Louis XV sans avoir jamais été rappelé, se permettait néanmoins de prêcher et d'enseigner publiquement en France.

Il est bon de conseiller le repos après le travail. Il est contraire à la liberté du travail même et à la liberté des cultes d'imposer le repos du dimanche, et il peut être dangereux de contraindre toute une population à une oisiveté forcée qui conduit à la débauche plus facilement qu'à la piété. La loi de 1814 avait été fort mal accueillie par la classe ouvrière qui crut comprendre qu'on songeait moins à la soulager de son travail qu'à l'obliger d'aller à la messe. Sous Charles X fut rendue la loi beaucoup plus impopulaire encore du sacrilége qui, assimilant des actes de foi à des actes civils, érigeait en délits des manquements aux pratiques de la religion catholique et chargeait la police de faire respecter Dieu 2. Elle ne fut jamais appliquée; mais elle contribua à mettre en suspicion les prêtres et nuisit à la cause respectable qu'elle prétendait servir.

Un poëte, dont les chansons, répétées dans tous les ateliers, égayèrent pendant quinze ans le peuple par leur verve malicieuse et formèrent le code de sa politique, Béranger dénonçait les nobles, les jésuites, la police, et résumait en lui les instincts de la foule, d'autant plus facilement séduite qu'il ne faisait qu'interpréter ses propres pensées.

Aussi les émotions populaires furent-elles fréquentes durant cette période. La jeunesse des écoles, l'armée, les ouvriers de Paris et des grandes villes y prenaient une part active. Les conspirations secrètes se recrutaient dans leurs rangs. Le libéralisme éclairé, bien que s'inspirant de pensées plus hautes dans un monde plus raffiné, prenait son point d'appui sur ces masses ennemies du pouvoir, et abritait, tant bien que mal, sous son drapeau ceux qui regrettaient Napoléon avec sa gloire et ceux qui aspiraient à la république dans l'espoir de fonder une plus complète égalité.

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