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Le carbonarisme, importé d'Italie en France et favorisé par la disposition des esprits, avait fait en quelques années de rapides progrès. Pendant qu'à sa tête se trouvaient de grands personnages, le corps se formait surtout de jeunes gens des écoles et d'ouvriers au milieu desquels se glissaient des agents de police. Paris avait fourni un nombreux contingent. L'association, empruntant aux charbonniers des forêts une partie de ses symboles et de ses dénominations, se divisait en ventes, la vente en sections. La section, afin d'échapper au Code pénal, ne devait comprendre que dix-neuf personnes; elle avait son chef, lequel était souvent un contremaître ou un simple ouvrier. Les carbonari se réunissaient chez lui, un soir de la semaine ou le plus souvent le dimanche; ils y faisaient l'exercice et y recevaient les ordres, toujours prêts à prendre les armes au premier signal. Plus d'une fois, les ateliers furent en émoi, comptant sur une convocation; mais le signal ne venait pas. Lorsqu'échoua une des plus fameuses conspirations de cette époque féconde en souvenirs de ce genre, la conspiration formée à la Rochelle par des sous-officiers du 45° régiment de ligne, et que les quatre sergents, arrêtés et condamnés, furent conduits à l'échafaud1, un nombre considérable d'ouvriers couvraient la place de Grève, la plupart affiliés au carbonarisme, convaincus que leurs chefs ne laisseraient par l'exécution avoir lieu, et que le signal tant attendu serait enfin donné. Il ne le fut pas. Ils se retirèrent cruellement déçus, et le carbonarisme, qui avait trompé leurs espérances, perdit de ce jour à leurs yeux une grande partie de son prestige.

Le carbonarisme était une arme de guerre et non une institution de progrès. Les sociétés de secours mutuels étant peu nombreuses, la classe ouvrière manquait d'associations fondées dans un esprit économique. Elle en était toujours réduite au compagnonage que le temps n'avait pas amélioré. La Restauration le tolérait plus volontiers que l'Empire, parce qu'il lui rappelait les usages anciens et qu'il semblait se lier à la religion par quelques-unes de ses cérémonies.

1. Le 21 septembre 1822.

Les ouvriers de bâtiment s'y enfermaient de plus en plus et y devenaient d'autant plus turbulents que les mœurs militaires prédominaient. En 1816, il y eut, près de Lunel, entre les tailleurs de pierre des deux devoirs rivaux, une véritable bataille dans laquelle quelques hommes furent tués; en 1825, il y en eut une à Nantes entre gavots et forgerons quicoûta la vie à un des combattants; en 1827, à Blois, les drilles assiégèrent les gavots chez leur mère et plusieurs restèrent sur la place. Chacune de ces rixes était la cause de rixes nouvelles, parce que les compagnons en perpétuaient dans leurs chansons le souvenir irritant.

Un exemple suffira pour montrer quelle était encore, à cette époque, la grossièreté de ces chants et la sauvagerie. des mœurs. Un soir, à Bordeaux, un serrurier, compagnon de liberté, fut attaqué et assassiné par les dévorants qui célébrèrent ce fait comme un exploit:

En mil huit cent vingt-cinq,
Un dimanche, à Bordeaux,
Nous fîmes des boudins

Du sang de ces gavots.

Les compagnons comprenaient toujours aussi peu la liberté qui était devenue l'âme de l'industrie; ils se souvenaient (car les traditions sont très-vivaces dans les corporations), que, sous la Régence, en 1720, les tailleurs de pierre avaient joué Lyon pour cent ans. Les compagnons étrangers avaient gagné, et cette fois les vaincus avaient respecté l'arrêt. Cent ans révolus, les compagnons passants revinrent; mais leurs rivaux, qui depuis plusieurs générations s'étaient habitués à être seuls maîtres de la place, ne voulurent pas la céder et expulsèrent par la force les nouveaux venus. Ceux-ci, inférieurs en nombre, allèrent s'établir à Tournus, près des carrières qui approvisionnent la ville, et y taillèrent la pierre. Mais les compagnons étrangers organisèrent une expédition et vinrent de Lyon jusqu'à Tournus livrer bataille à leurs ennemis. Les terribles outils dont ils s'armaient firent de part et d'autre de nombreuses victimes, et la justice eut encore une fois à punir par de sévères condamna

tions ces odieuses violences, qui étaient un double contresens dans une société civilisée et fondée sur la liberté.

Quelques idées plus justes commençaient cependant à pénétrer ces masses. Plusieurs fois des aspirants menuisiers refusèrent de supporter les mauvais traitements des compagnons et formèrent de petites associations, plus modestes et plus sages. A Bordeaux, par exemple, des aspirants serruriers et menuisiers du devoir de liberté se retirèrent et fondèrent, en 1823, la Société des indépendants ou Société de la bienfaisance qui tenait plus de l'association de secours mutuels que du compagnonage. Ce n'étaient toutefois là que de faibles débuts qui ne furent guère remarqués ni par la bourgeoisie ni par les ouvriers.

En 1822, l'activité régnait dans les chantiers de Paris. Les compagnons charpentiers, mécontents de leurs salaires, demandèrent une augmentation, et, ne l'ayant pas obtenue, se mirent en grève 1. Il y eut, comme d'ordinaire, des meneurs et des récalcitrants, des menaces et des violences. La police s'alarma, procéda à plusieurs arrestations, rappela les règlements relatifs au visa du livret, et fit afficher sur les murs de Paris les articles 415 et 416 du Code pénal sur le délit de coalition 2. Sur ce point encore, la loi et la tradition administrative n'étaient pas changées.

1. C'est à cette grève que les charpentiers attribuent leur salaire à 35 c. l'heure. - Voir les Ouvriers des deux Mondes, t. I, p. 64.

2. Ordonnance du préfet de police du 18 juin 1822. « Considérant que l'ordre public a été troublé dans plusieurs ateliers par une coalition d'ouvriers tendant à faire cesser tous les travaux de charpente, dans le but de se procurer, par cette manœuvre coupable, une augmentation de salaire.... » Voir Monit. de 1822, p. 870.

CHAPITRE VII.

SAINT-SIMON ET FOURIER.

Révolution occasionnée par le développement de l'industrie. - Les écono

mistes. J. B. Say. Simon. Sa vie.

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Les systèmes utopiques. La parabole de SaintSes principaux écrits. Son but. Son projet de souscription sur la tombe de Newton. Rôle des industriels dans la politique. Le système religieux de Saint-Simon. Vice de son système.Propagande des disciples de Saint-Simon. Devise de la doctrine saintsimonienne. Critique de la société moderne. L'association universelle. La Banque centrale.

l'héritage.

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Plan de la foi nouvelle. Le Dieu et le clergé des saint-simoniens. Le dogme de l'autorité. - Erreur relative à

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Erreur relative à la répartition des instruments de travail. Salariat universel. Le despotisme théocratique. Fourier. La théorie des douze passions L'harmonie et le travail attrayant. Le phalanstère. L'organisation sériaire. L'éducation et l'amour.

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L'association. Répartition des produits.
bition et au désintéressement. L'unité.
Fourier. Résultat de la vie phalanstérienne.
cosmogonie de Fourier. Écrits de Fourier.
vième siècle. Leur raison d'être.

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La liberté du travail devait donner au travail l'empire du monde, comme le besoin de la force avait, au moyen âge, donné la souveraineté à l'homme de guerre. Cette révolution commençait déjà à se manifester dans les faits. Le vulgaire la pressentait vaguement. Des esprits éclairés comprenaient que le pivot de la politique se déplaçait peu à peu, que des intérêts, considérés jusque-là comme secondaires, allaient former la principale préoccupation de l'homme d'État, et les plus curieux d'entre eux s'appliquaient à scruter les lois na

turelles qui régissent ces intérêts ou à pénétrer dans les secrets de l'avenir qu'ils préparaient à l'humanité.

C'était encore de la Grande-Bretagne que venait la lumière. Ayant vécu la première de la vie industrielle, elle avait été la première à en pénétrer le mécanisme, et un de ses philosophes, Adam Smith, avait mérité le titre de père de l'économie politique. La lecture d'Adam Smith renouvela, en France, l'étude de la science ébauchée par Quesnay et par ses disciples. Elle révéla à J. B. Say sa vocation; elle forma Sismondi. Say1, Sismondi2, et avec eux, Garnier3, Dutens avaient publié leurs premiers travaux dès le Consulat, au début même de la transformation sociale. Mais le régime impérial, peu favorable aux discussions spéculatives, contrariait les tendances libérales de l'économie politique: elle se tut.

Quand la Restauration eut rouvert nos ports, rétabli la tribune et ranimé les débats politiques, les économistes reprirent leurs travaux et propagèrent leur science. JeanBaptiste Say fit ses premiers cours à l'Athénée en 1815, puis au Conservatoire des arts et métiers, dans la chaire qu'il occupa depuis 1819. Son enseignement, grave et méthodique, donna aux déductions de Smith une forme claire et précise qui est le cachet de l'esprit français, y ajouta d’ingénieuses théories et en forma un corps de doctrine dont l'enchaînement constituait véritablement une science morale. L'analyse des phénomènes naturels de la production, de l'échange et de la consommation des richesses était son point de départ; les merveilles accomplies par l'activité humaine, quand son essor n'est pas comprimé par les entraves des mauvaises institutions, lui démontraient la supériorité des lois naturelles sur les combinaisons factices, et la liberté était sa conclusion. D'Hauterive", Laborde, Destutt de Tracy",

1. Traité d'économie politique, 1re édit. 1803.

2. De la Richesse commerciale, 1803.

3. Abrégé des principes de l'économie politique, 1796.

4. Analyse raisonnée des principes fondamentaux de l'économie polit., 1804. 5. Éléments d'économie politique, 1817.

6. De l'Esprit d'association, 1818.

7. Traité d'économie politique, 1823.

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