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Sismondi, malgré ses plaintes contre les machines, Droz 2 puisaient leurs inspirations aux mêmes sources.

Mais le spectacle de cette réhabilitation du travail, surtout celui des merveilleux résultats obtenus par la science et par la grande industrie dans l'appropriation de la nature aux jouissances de l'homme, commencait à enivrer certains esprits et les jetait, hors de la recherche scientifique des lois naturelles, dans des systèmes aventureux ou chimériques dont les faits présents leur semblaient être les signes précurseurs et par lesquels ils s'imaginaient fonder de toutes pièces le bonheur parfait sur la terre.

En 1819, le comte de Saint-Simon était traduit devant les tribunaux pour une brochure, publiée sous le titre de la Parabole, qui avait causé un grand scandale dans le monde officiel. L'auteur se demandait ce qui arriverait si, tout à coup, la France venait à perdre ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers banquiers, ses six cents premiers cultivateurs, etc., en tout ses trois mille premiers savants, artistes et artisans, et si d'autre part, elle perdait également par une mort subite Mgr le duc d'Angoulême, Mgr le duc de Berry, les grands officiers de la maison royale, les cardinaux, les archevêques, les dix mille plus riches propriétaires du royaume « parmi ceux qui vivent noblement », en tout trente mille individus qui passaient pour les personnages les plus importants de l'État. Cet accident, répondait-il en parlant du second cas, affligerait certainement les Français parce qu'ils sont bons,... mais il n'en résulterait aucun mal politique pour l'État »; dans le premier cas, au contraire, la France se trouverait veuve de talents en tout genre que nul ne remplacerait du jour au lendemain, et «< la nation deviendrait un corps sans âme. Il concluait que « la société actuelle était véritablement le monde renversé, puisque ceux qui sont d'une utilité positive étaient subalternisés par des princes. » La

1. Nouveaux principes d'économie politique, 1819. 2. Economie politique, 1829. · Dans un autre sens, on peut consulter du Système d'impôt, par Saint-Chamons, 1820, et du Gouvernement considéré dans ses rapports avec l'économie politique, par Ferrier, 1821.

comparaison n'était sans doute pas flatteuse; cependant le jury, qui pensait sur cette matière autrement que le ministère public, acquitta le prévenu.

Ce pamphlet contenait l'idée fondamentale du système saint-simonien, celle de la supériorité du talent et du travail sur la fortune dans l'œuvre sociale.

Le comte de Saint-Simon, grand seigneur, avait, dès l'âge de seize ans, servi sous Washington en Amérique et était colonel à vingt-deux ans. Mais la guerre n'était pas son fait il faisait déjà des plans pour le percement de l'isthme de Panama. Pendant la Révolution, il spécula sur les assignats, gagna une certaine fortune, et renonça à ses opérations financières pour se consacrer tout entier à l'étude des sciences et des hommes. Il élut domicile successivement près de l'École polytechnique et près de l'École de médecine, afin de se mettre en relation avec les professeurs; puis il voyagea à travers l'Europe et prit un certain goût pour la philosophie allemande. A son retour, il se maria, voulant, disait-il, « user du mariage comme d'un moyen pour étudier les savants. En effet, il leur ouvrit ses salons, donna des dîners, des fêtes, écouta beaucoup et chercha l'instruction non-seulement dans la fréquentation des hommes distingués, mais dans la pratique de tous les plaisirs et jusque dans la débauche.

Ce train de vie le ruina en un an; mais, le but une fois atteint, il ne faisait pas le moindre cas de la fortune. Il fit l'expérience de la misère comme il avait fait celle de l'opulence, vécut du métier de copiste au Mont de Piété, ne ne demanda rien à la Restauration, qui se serait empressée de faire une grande position à un si grand nom, et ne dut quelques années d'un bien-être passager qu'à la reconnaissance d'un de ses anciens employés.

Cependant il cherchait à répandre sa doctrine par des brochures et par la conversation. Longtemps le réformateur précha dans le désert. Ses premiers écrits, la Lettre d'un habitant de Genève à ses contemporains, publiée en 1802, et l'Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle, publiée en 1807, n'émurent pas le public. Mais sa parole chaleureuse et

convaincue valait mieux que son style, et il finit par trouver un disciple selon son cœur dans un jeune homme de vingt ans qui sortait de l'École normale et qui devait être un des grands historiens de la France: Augustin Thierry, qualifié par Saint-Simon du titre de fils adoptif, prêta sa plume à son maître.

Tous deux, à la rentrée des Bourbons, au moment où siégeait le Congrès de Vienne, publièrent une brochure intitulée Réorganisation de la Société européenne, ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l'Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun sa nationalité1. Le moyen consistait surtout à réunir un grand parlement européen qui serait chargé de rédiger un code de morale universelle. Le Congrès ne parut pas le goûter, et SaintSimon se décida à promulguer lui-même ce code dont les circonstances lui semblaient favoriser le succès. Il fit, avec l'aide de Camille Saint-Aubin et d'Augustin Thierry, une suite de publications dans lesquelles il s'appliquait à prouver que la direction des intérêts généraux devait être abandonnée aux capacités industrielles".

Mais les banquiers libéraux qui avaient souscrit à son œuvre, déclarèrent publiquement qu'ils ne partageaient en rien ses idées, et Thierry l'abandonna lorsqu'il le vit s'engager dans les erreurs de son système « physico-politique. » Malgré quelques instants de découragement, Saint-Simon n'en poursuivit pas moins son œuvre, et tenta diverses publications périodiques, le Politique, l'Organisateur, le Système industriel, le Catéchisme des industriels', qui n'eurent qu'une existence éphémère. C'est dans la première livraison de

1. En octobre 1814.

2. L'Industrie littéraire et scientifique liguée avec l'industrie commerciale.... publiée en trois parties dans le cours de l'année 1817, sous les titres de Finances, par M. Saint-Aubin. Politique, par A. Thierry, fils adoptif de Saint-Simon, Finances, par M. Saint-Aubin.

3. Le Politique, par une société de gens de lettres, eut douze numéros, 1819.

4. L'Organisateur, publié en 1819 et 1820.

5. Du Système industriel, composé de diverses brochures, 1821 et 1822. 6. Le Catéchisme des industriels, publié en quatre cahiers, en 1822 et

l'Organisateur que se trouvait la Parabole: elle eut seule l'honneur de trois éditions et attira enfin l'attention publique.

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J'écris, disait-il, pour les industriels contre les courtisans et les nobles, c'est-à-dire j'écris pour les abeilles contre les frelons. » L'homme qui flattait ainsi les goûts de son siècle ne pouvait rester toujours isolé; les disciples vinrent enfin. Ils étaient peu nombreux, mais c'étaient des hommes d'élite, jeunes et enthousiastes, Auguste Comte, Olinde Rodrigues, Duveyrier, Halévy. C'est avec leur concours qu'il publia ses derniers travaux 2, et que, tendant à donner à sa doctrine une forme plus religieuse, il prépara le Nouveau Christianisme3. Il n'eut pas le temps de l'éditer. La mort interrompit sa laborieuse carrière au milieu de l'année 1825. Il expira entouré de ses disciples et tout préoccupé de son système. On s'est trompé, disait-il à son dernier jour, la religion ne peut disparaître du monde; elle ne fait que se transformer.... Rodrigues, ne l'oubliez pas; » et il ajoutait : << Toute ma vie se résume dans une seule pensée; assurer à tous les hommes le plus libre développement de leurs facultés ".>

Sa doctrine répondait très-imparfaitement à cette noble pensée. Saint-Simon croyait, comme Concordet, à la perfectibilité des êtres, et poussait même cette généreuse croyance jusqu'à la transformation des espèces. L'humanité, selon lui, tendait, depuis le commencement des siècles, vers le régime industriel, qu'il nommait aussi régime administratif et pacifique, régime dans lequel l'association universelle supprimerait les guerres, et la direction de la communauté serait confiée aux plus capables de lui faire porter ses meilleurs fruits, c'est-à-dire aux premiers dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les lettres. Chaque nation suivait une route différente pour atteindre ce but commun; mais toutes, au sortir de la barbarie, traversaient le régime gouvernemental, féodal et militaire, dans lequel les plus avancées

1. Épigraphe d'une des brochures du Système industriel.

2. Le Catéchisme des industriels, ses Opinions, etc.

3 Publié après sa mort en 1828.

4. M. Louis Reybaud, Étude sur les Réformateurs contemporains, t. I, p. 66.

étaient encore enfoncées au dix-neuvième siècle. La nation française avait plus de chance qu'aucune autre d'entrer la première dans cet âge d'or et devait promptement entraîner le monde à sa suite. Pour mériter ce fructueux honneur, que fallait-il?

Dans la Lettre d'un habitant de Genève, il proposait d'ouvrir, sur le tombeau de Newton, une souscription annuelle, de constituer avec les fonds recueillis des pensions princières aux vingt et un savants et artistes, qui auraient réuni la majorité des suffrages des souscripteurs, d'admettre les femmes au même titre que les hommes, et de donner à ce conseil, représentant Dieu sur la terre, la direction morale de l'humanité. D'ailleurs, le genre d'autorité qu'exerceraient ce grand conseil et les conseils inférieurs était indiqué vaguement; Saint-Simon, qui attribuait son projet à une révélation divine, se contentait de déclarer que dans la société nouvelle, tous les hommes travailleront,» et que « le conseil dirigera, sous la présidence d'un mathématicien 2.

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Dans le Moyen constitutionnel d'accroître la force politique de l'industrie et d'augmenter la richesse de la France3, comme dans le Catéchisme des industriels", il s'appliquait tout d'abord à démêler sa cause de celle du libéralisme. Il faisait peu de cas de la Charte; il affirmait que la royauté pouvait s'accommoder avec son système, et il engageait les industriels qui forment la grande majorité de la nation à se débarrasser des légistes et des militaires comme des nobles, et à prendre en main la direction des affaires. «Quel rang les industriels (cultivateurs, fabricants et négociants) doivent-ils

1. Trois mathématiciens, trois physiciens, trois chimistes, trois physiologistes, trois littérateurs, trois peintres et trois musiciens.

2. Ed. de 1832, p. 54 à 63. « C'est Dieu qui m'a parlé. Un homme aurait-il pu inventer une religion supérieure à toutes celles qui existent? » .3. Faisait partie du quatrième cahier de l'Industrie, 1817, 1818.

4. En trois cahiers, dont le troisième par Aug. Comte, 1822, 1823. 5. « Nous invitons tous les industriels qui sont zélés pour le bien public, et qui connaissent les rapports existants entre les intérêts généraux de la société et ceux de l'industrie, à ne pas souffrir plus longtemps qu'on les désigne par le nom de libéraux; nous les invitons d'arborer un nouveau drapeau, et d'inscrire sur leur bannière la devise: Industrialisme. »- SaintSimon, édit. de 1832, p. 205.

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